Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XVIII.

LES COMTÉS DU NORD.

La région du nord, la dernière qui nous reste à parcourir, s'ouvre par le comté de Lancastre et le WestRiding du comté d'York. Tout prend ici des proportions colossales. Le comté de Lancastre n'a qu'une étendue de 450,000 hectares, et il contient une population de plus de 2 millions d'âmes, près de 5 têtes humaines par hectare! Le sud forme la partie la plus industrielle et la plus peuplée; le port de Liverpool et la grande cité manufacturière de Manchester le couvrent tout entier de leurs ramifications.

S'il n'y a pas au monde de contrée plus productive, il n'en est pas non plus de plus triste. Qu'on se figure un immense marais resserré entre la mer et les montagnes, une argile tenace, à sous-sol imperméable, partout revêche à la culture; qu'on y ajoute le climat le plus sombre, une pluie perpétuelle, un vent de mer froid et constant, une épaisse fumée voilant le peu de jour que laisse échapper le brouillard, une couche de poussière noire couvrant partout la terre, les hommes et les habitations, et on aura l'idée de ce pays étrange, où l'air et le sol ne semblent qu'un même mélange de charbon et d'eau. Telle est cependant l'influence d'un débouché inépuisable sur

la production, que ces champs si mornes, si déshérités, donnent en moyenne une rente de 100 francs, et que dans les environs immédiats de Liverpool et de Manchester, la terre cultivée se loue jusqu'à 250. Il n'y a pas beaucoup de sols, parmi les plus favorisés du soleil, qui puissent se vanter de rapporter autant. C'est surtout en présence de ces prodiges qu'on est tenté de s'écrier avec le poëte latin : « Salut, terre de Saturne, mère féconde des moissons et des hommes! >>

Salve, magna parens frugum, saturnia tellus,
Magna virum !.......

C'était autrefois un pays de grande propriété et de grande culture; la grande propriété est restée, mais la culture s'est divisée avec le progrès de la population. Même encore, au milieu de cette foule compacte, il y a place pour de nombreux parcs de grands seigneurs; tels sont Knowsley-Park, appartenant à lord Derby, CroxtethParc, à lord Sefton, Childwall-Abbey, au marquis de Salisbury, etc. Ces parcs enlèvent à la culture proprement dite de grandes étendues et commencent à soulever des murmures parmi les adeptes de l'école de Manchester. Une société s'est formée, sous les auspices du célèbre Cobden, pour acheter de grandes propriétés et les dépecer en petits lots; cette société compte plusieurs milliers d'adhérents et plusieurs millions de souscriptions.

Ce district populeux est le siége de l'esprit démocratique et bourgeois, je dirais presque de l'esprit révolutionnaire, si une telle expression était compatible avec la mesure que les Anglais gardent toujours dans leurs plus violentes agitations. On y parle sans beaucoup de céré

monie d'une transformation nécessaire dans la propriété comme dans l'influence politique, et si un pareil langage. était tenu sur le continent, il annoncerait sans aucun doute des bouleversements prochains. Heureusement les Anglais savent prendre patience et marcher pas à pas. En attendant, la grande propriété reste maîtresse du terrain, et cette activité industrieuse a jusqu'ici merveilleusement tourné à son profit.

Les propriétaires du Lancashire ont eu plus mauvaise grâce que d'autres à se plaindre de l'effet que pouvait avoir sur le taux des rentes la baisse des prix. Le mouvement d'opinion qui a fait triompher le free trade est venu, il est vrai, de Manchester et de Liverpool; mais avant de provoquer une réduction possible dans le revenu des propriétés, le voisinage de ces ateliers infatigables avait commencé par l'augmenter considérablement. Même en supposant une réduction de 10 ou de 20 p. 100, les propriétaires du Lancashire auraient encore beaucoup plus gagné que perdu. Lord Derby, l'ex-premier ministre, celui qui a paru un moment destiné à revenir sur la mesure de 1846 et qui a fini par la consacrer, est précisément le plus grand propriétaire du comté de Lancastre, où vit encore le souvenir de son glorieux ancêtre. Avant de céder comme ministre à la pression de l'opinion, il avait pris son parti comme propriétaire. Il avait réussi à éviter une réduction dans ses rentes en employant le grand moyen, le remède universel, le drainage. Un corps de près de 100 ouvriers a été employé à drainer ses terres, sous la direction d'un agent spécial. L'intervention des fermiers n'a été requise que pour charrier les tuyaux, et quand le travail est fait, ils sont obligés de payer annuel

lement, en sus de leurs rentes, 5 p. 100 de ce qu'il a coûté. Tel est l'effet du drainage sur ces terres argileuses et sous ce climat humide, que tout le monde y trouve son compte, même lord Derby qui a fait malgré lui une bonne affaire.

Dans un rapport sur l'agriculture du Lancashire, on parle d'une ferme de 62 hectares qui achète tous les ans 2,000 tonnes d'engrais supplémentaire. Avec de semblables fumures, on doit avoir de bonnes récoltes. Les racines et les pommes de terre donnent surtout des résultats remarquables; sur certains points, on fait deux récoltes de pommes de terre par an; sur d'autres, les navėts de Suède produisent communément 40 tonnes par acre ou 100,000 kilos à l'hectare. Cet engrais coûte de 6 à 7 fr. la tonne.

Les procédés qu'on emploie pour mettre en valeur les marais méritent d'être décrits. On commence par ouvrir de 10 en 10 mètres de profondes tranchées où les drains. sont déposés; puis, on brûle les plantes de la surface et on rompt le sol par plusieurs labours en croix. Quand le tout est bien divisé, on répand de la marne au moyen d'un rail-way mobile, à raison de 300 à 400 tonnes par hectare. Le sol est si mou au moment de cette opération, qu'il est nécessaire de mettre des pièces de bois sous les pieds des hommes et des chevaux pour les empêcher d'enfoncer. On répand encore des gadoues et des cendres, et on plante des pommes de terre; après ces racines, qui donnent ordinairement une ample récolte, l'assolement de Norfolk suit son cours. Le tout, drainage, marnage, construction de chemins et de bâtiments ruraux, coûte de 6 à 700 fr. par hectare. On a ainsi assaini plusieurs

milliers d'acres, entre autres dans le Chat Moss, entre Liverpool et Manchester.

Le salaire moyen dans le sud du Lancashire est de 13 shillings par semaine ou 2 francs 75 cent. par jour de travail. C'est le plus élevé que nous ayons encore rencontré. Les baux de sept ans sont généralement usités, et les propriétaires qui trouvent des fermiers riches et habiles, accordent volontiers des baux plus longs.

Au delà se trouvent les cinq comtés voisins de l'Écosse, ceux d'York, Durham, Northumberland, Cumberland et Westmoreland. Le plus méridional et le moins montagneux des cinq est celui d'York. C'est le plus grand comté d'Angleterre, et sans aucune proportion avec les autres, puisqu'il n'a pas moins de 1,500,000 hectares. Aussi le divise-t-on en trois parties, chacune plus grande qu'un ́ comté ordinaire, et qu'on désigne sous le nom de ridings; la cité d'York proprement dite forme un district à part au milieu des trois autres.

L'Ouest-Riding est l'annexe du comté de Lancastre et comme lui un des pays les plus manufacturiers du monde ; il renferme les grandes cités industrielles de Leeds et de Sheffield, qu'il suffit de nommer, l'une aussi renommée pour ses manufactures de laine, et l'autre pour ses fabriques de fer et d'acier, que les cités du Lancashire pour les cotonnades. Auprès de ces puissantes métropoles de l'industrie britannique, et des villes moins importantes, mais non moins actives, qui se pressent autour d'elles, l'agriculture ne peut être que florissante. La rente monte aussi haut, et le salaire plus haut encore que dans le Lancashire, il arrive jusqu'à 3 fr. par jour de travail. Les herbages occupent presque tout le sol; comme dans tous les

« PreviousContinue »