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retrouver le monde réel qu'on avait supprimé, et pour y replacer le moi au milieu de tous les êtres de la nature efforts superflus, jeux de l'abstraction!

La vérité est que l'âme ne s'aperçoit jamais dans cet état fantastique d'isolement absolu elle ne vit pas une minute sans recevoir une foule de sensations. Or, chaque sensation l'assure de l'existence de son corps et des corps extérieurs. Analysez, en effet, les données de chacun de nos sens, vous reconnaîtrez que non-seulement le tact et la vue, mais même l'odorat, le goût et l'ouïe ne nous font pas éprouver une seule impression qui ne soit localisée spontanément dans un de nos organes, qui ne soit accompagnée de la notion de l'étendue. Or, si nos organes sont nôtres, ils ne sont pas nous. Si nous percevons notre corps et les corps environnants comme étendus, figurés et divisibles, nous avons conscience de notre. indivisibilité; nous nous distinguons donc à chaque instant de ce monde extérieur qu'à chaque instant nous sentons et percevons. Le dehors nous est donc donné avec le dedans, notre corps avec notre esprit, le nonmoi avec le moi, l'existence de l'univers avec notre propre existence. Il est donc parfaitement inutile de chercher des démonstrations pour établir la réalité des corps, de se perdre dans les spéculations métaphysiques et les subtilités du raisonnement. Au lieu de ces sentiers détournės, la nature nous conduit par une voie droite et simple, l'intuition directe, immédiate, permanente de ce monde de phénomènes, de cette scène mobile, agitée, que nous appelons l'univers visible, dont la

réalité et la vie sont aussi claires, aussi incontestables, pour l'analyse la plus sévère comme pour le sens commun le plus grossier, que notre propre vie et et notre propre réalité. Concluons, contre un dogmatisme indiscret et à la fois contre le scepticisme et l'idéalisme, que les données de nos sens composent un ensemble d'informations aussi riche qu'harmonieux, fournissant une base solide aux sciences physiques et naturelles, nous dévoilant un univers immense, toujours changeant, toujours mobile, mais un univers dont nous pouvons atteindre par la raison les lois immuables, un univers que nous pouvons enchaîner par l'industrie à nos besoins et à nos plaisirs, bien que Dieu se soit réservé l'impénétrable secret de son essence.

DE LA MATIÈRE

PROBLÈME DE L'EXISTENCE ET DE LA CONNAISSANCE
DES CORPS.

Le premier problème que se sont proposé au sujet de la matière les philosophes modernes, problème parfaitement sérieux, dont l'énoncé n'étonnera que les esprits peu exercés aux méditations élevées, est celuici: Peut-on affirmer l'existence des corps? Descartes pensait que nous n'avons point de certitude immédiate de cette existence, et qu'elle resterait douteuse, si la véracité divine n'était là pour nous la garantir. Malebranche suivit son maître dans cette voie, et alla plus loin pour lui, la véracité divine, telle que la raison nous l'atteste, ne suffit pas; il faut une autorité supérieure, il faut le témoignage de la révélation. Sur cette

1 Ce morceau, le précédent et le suivant, ont été primitivement écrits pour le Dictionnaire des Sciences philosophiques, dont ils sont détachés.

VUES THÉORIQUES ET DOGMATIQUES.

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pente idéaliste le cartésianisme continuant de glisser, Berkeley vint enfin dire qu'il n'existe point de corps, et qu'entre notre intelligence et Dieu, il est temps de supprimer cet intermédiaire inutile.

Supposons l'existence de la matière solidement établie, une autre question se présente : Que savons-nous de la matière? Pouvons-nous atteindre ses qualités réelles et absolues? Sur ce point encore les philosophes se divisent. Suivant les cartésiens, il y a deux sortes de qualités dans ce que nous appelons matière : les unes, absolues, inhérentes aux corps, indépendantes de nos sens, par exemple, l'étendue, la figure, la divisibilité, le mouvement; ce sont les qualités premières de la matière. Les autres sont plutôt senties que perçues; elles sont moins des manières d'être des corps eux-mêmes que des modes de notre sensibilité; elles sont variables, relatives, comme la chaleur, les odeurs, les saveurs, et autres semblables.

Cette distinction des qualités premières et secondes, des qualités absolues et relatives, acceptée par Locke, mise en grand honneur par la philosophie écossaise, a été rejetée par Kant. Suivant l'auteur de la Critique de la raison pure, l'étendue n'est point une qualité dé la matière, mais une forme de la sensibilité. Nous ne connaissons point la matière en elle-même, mais seulement les phénomènes matériels, lesquels sont purement subjectifs et dépendants de la nature et des formes de notre sensibilité.

Le système de Kant nous conduit à une dernière question, étroitement liée à la précédente: Connais

sons-nous l'essence de la matière? Pour Descartes, pour Spinoza, cette essence nous est parfaitement connue; elle est tout entière dans l'étendue, comme l'essence de l'esprit est tout entière dans la pensée. Il n'y a rien dans l'univers physique qui ne soit explicable par les modalités de l'étendue; rien dans l'univers moral qui ne se résolve en modalités de la pensée. C'est contre cette théorie que Leibnitz s'inscrivit en faux, admettant, comme les cartésiens, que nous connaissons l'essence de la matière, mais ajoutant à l'étendue, la force, l'antitypie, comme un complément nécessaire. La philosophie critique rejette également ces deux théories; elle établit une distinction profonde entre la matière visible et sensible, ou la matière comme phénomène, et la matière en soi, la matière comme noumène. Notre esprit saisit le phénomène relatif et divers, et, lui imposant les formes absolues de la sensibilité, compléte ainsi la connaissance; quant au noumène, il reste en dehors de nos idées; il échappe à toutes nos prises; il n'est qu'un inconnu, un X algébrique, tout ensemble nécessaire et inaccessible.

Que ferons-nous en présence de ces épineux problèmes, et des solutions si diverses qu'en ont données les plus grands esprits des temps modernes ? Nous ferons une chose très-simple et à la fois trèsnécessaire à notre faiblesse. Nous n'imaginerons pas un nouveau système; nous observerons les faits, nous confronterons tous les systèmes avec la réalité que chacun d'eux prétend expliquer, et peut-être parviendrons— nous, à force d'exactitude et de soins, à quelques in

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