Page images
PDF
EPUB

qu'elle fut dédaignée, mais détruite et épuisée, fracta et exstincta.

Je le demande maintenant. Peut-on supposer que Cicéron se fût exprimé de la sorte, Cicéron qui a fait à tant d'hommes obscurs l'honneur de citer leur nom et de discuter leurs doctrines, si, au moment même où il écrivait, un esprit distingué, un écrivain célèbre eût relevé, non sans éclat, le drapeau abattu du Pyrrhonisme, et fondé à Alexandrie, sur laquelle étaient déjà tournés les regards de tous les amis de la philosophie, une école nombreuse, florissante, une école si peu épuisée que trois siècles après elle durait encore 1?

A cette induction si légitime ajoutez un témoignage qui semble décisif. Nous l'empruntons à Aristoclès, philosophe péripatéticien dn n° siècle, qui fut le maître d'Alexandre d'Aphrodisée. Dans un livre composé contre les Pyrrhoniens, il parle d'Enésidème en ces termes : Μηδενὸς δ ̓ ἐπιστραφέντος αὐτῶν, ὡς εἰ μηδὲ ἐγένοντο τὸ παράπαν, ἐχθὲς καὶ πρώην ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τῇ κατ' Αἴγυπτον Αἰνησίδημος τις ἀναζωπυρεῖν ἤρξατο τὸν ὕθλον TOUTOV. Remarquons d'abord que cette expression Αἰνησίδημος τις dans la bouche d'un homme aussi animé qu'Aristoclès contre le scepticisme ne doit pas être considérée comme un signe du peu de célébrité d'Enésidème à cette époque. Car, au moment même où

1 Sextus est le dernier philosophe célèbre de l'école de Pyrrhon. Sa date a été fixée solidement au commencement du troisième siècle de l'ère chrétienne. Voir Bruck. Hist. crit. t. II, p. 631. — M. Le Clerc. Biog. Univ. Art. Sextus.

Aristocles prend cet air de profond mépris, il cite les écrits d'Ænésidème en homme qui les connaît parfaitement, et qui ne les juge pas si peu considérables, puisqu'il s'emporte si fort en les combattant. Au surplus, ce qui nous intéresse surtout ici, c'est qu'un philosophe du Ie siècle atteste que l'école pyrrhonienne, dont il fait l'histoire, a été relevée par Ænésidème à une époque toute récente, ¿xlès nai пpóny. Supposez maintenant avec Fabricius qu'Enésidème soit contemporain d'Antiochus et de Cicéron, ἐχθὲς καὶ πρώην est inconcevable, appliqué à un philosophe mort depuis deux siècles. Mais placez Enésidème au commencement du er siècle, le passage de Photius s'explique à merveille; les réflexions de Cicéron sur le déclin de l'école pyrrhonienne sont d'un parfait à-propos, et exc xxi pón reçoit un sens raisonnable, dès qu'on le rapporte à un philosophe dont Aristoclès aurait pu dire : il florissait dans le siècle dernier.

On pourrait élever une dernière difficulté à propos du catalogue que Diogène nous a donné des philosophes de l'école de Pyrrhon depuis le fondateur jusqu'à Sextus Empiricus et son disciple Saturninus. D'après Diogène, voici l'ordre où ces personnages se sont succédé 1 ́: Pyrrhon,

Timon de Phlionte,

Euphranor de Séleucie,

Eubulus d'Alexandrie,

Ptolémée,

Héraclide,

1 Laert. liv. IX, 12, p. 265–266. (Éd. de Londres, 1664.)

Enésidème de Gnosse,

Zeuxippe Politės,

Zeuxis,

Antiochus de Laodicée,

Ménodote de Nicomedie,

Hérodote de Tarse,

Sextus Empiricus,

Saturninus de Cythénée.

D'après ce catalogue, entre Ænésidème et Pyrrhon, il s'est écoulé cinq générations de philosophes; et il se trouve justement qu'entre Ænésidème et Sextus pareil nombre de générations se sont succédé. Or, la date de Pyrrhon a été fixée avec sûreté de 380 à 288 av. J.-C.; et celle de Sextus, quoique un peu incertaine, a pu l'être également par la sagacité des critiques au commencement du me siècle de l'ère chrétienne. Il pourrait donc sembler raisonnable de placer Enésidème dans l'ordre chronologique à une distance égale de Sextus et de Pyrrhon, c'est-à-dire au temps d'Antiochus et de Cicéron, ce qui s'accorderait avec l'opinion de Fabricius. Mais il faut observer que cette façon mathématique de traiter de semblables questions est la chose du monde la plus chanceuse. De plus, il n'est pas sûr que la liste de Diogène soit complète. Agrippa n'y est pas nommé, ce qui est une grave lacune; et en outre Diogène lui-même rapporte que, suivant le pyrrhonien Ménodote, fort compétent sur ce point, l'école de Pyrrhon fut quelque temps interrompue après Ti

1 Laert. liv. IX, p. 265.

1

mon, jusqu'au moment où Ptolémée de Cyrène la reprit.

Nous persistons donc, sans nous arrêter à cette objection, à rejeter avec Ritter l'opinion de Fabricius, qui n'oppose à un passage décisif d'Aristoclès et aux inductions légitimes tirées du témoignage de Cicéron, que la conséquence arbitraire d'un texte de Photius mal interprété. Au contraire, en fixant l'époque d'Ænésidème au commencement du 1er siècle de l'ère chrétienne, on a l'avantage de s'appuyer de tous les témoignages en les conciliant tous.

Les historiens de la philosophie ne sont guères plus d'accord sur la patrie d'Enésidème que sur l'époque où il florissait. Les uns le font naitre à Alexandrie 2, les autres à Ægé en Achaïe 3, les autres à Gnosse dans l'île de Crète".

Ceux qui soutiennent la première opinion se fondent sur le passage d'Aristoclès déjà cité 5: èxôès nai πρώην ἐν Αλεξανδρείᾳ τῇ κατ' Αἴγυπτον Αἰνησίδημος. Mais d'abord Aristoclès ne dit pas qu'Ænésidème soit né à Alexandrie, et de plus Diogène Laërce dit positivement le contraire, Αινησίδημος Κνώσσιος, ὃς καὶ Πυῤῥωνείων λόγων ὀκτὼ συνέγραψε.

Il n'est pas difficile de concilier ces deux témoigna

[blocks in formation]

2 Voy. Bruck. Hist. crit. I, 1328.

3 Phot. Myriob. 1. I.

Laert. IX, 12, p. 265.

5 Arist. ap. Euseb. Præp. Evang. XIV, 18.

ges'. Ænésidème était de Gnosse en Crète comme l'assure Diogène Laërce, mais il enseigna à Alexandrie, comme le rappelle Aristoclès. Et en effet, ce n'est pas dans son obscure patrie qu'Enésidème pouvait songer à relever une école déchue et à créer un mouvement philosophique de quelque portée. Il dut se sentir entraîné vers la cité philosophique par excellence. Or Athènes qui longtemps avait été cette cité, venait de perdre avec les restes de sa liberté cette haute suprẻmatie intellectuelle qui ne survit pas à une grandeur politique éclipsée. Déjà le fondateur de la dernière Académie désertait la patrie de Platon 2 pour Alexandrie, devenue la nouvelle Athènes. Ænésidème l'y suivit bientôt après pour porter les derniers coups au dogmatisme qui déclinait et féconder à son propre insu les germes d'un dogmatisme nouveau.

Nous ne dirons qu'un mot du passage de Photius qui a induit à supposer qu'Ægé fut la patrie d'Enésidème Aivnoíònuos ó ¿§ Aiyov, dit Photius. Ménage propose de lire ἐξ Αἰγύπτου, au lieu de ἐξ Αἰγῶν. Mais cette altération d'un texte bien établi est arbitraire, et il nous paraît plus sage de penser que Photius s'est trompé sur ce point comme sur tant d'autres.

Proposons-nous maintenant de retrouver et de réunir ce qui nous reste des ouvrages d'Ænésidème. Aucun des nombreux écrits qu'il a composés n'est

1 Vid. Is. Casaub. ad Laert. IX, 12. Menag. ibid. 2 Cic. Acad. Qu. II, 4.

« PreviousContinue »