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ne pas détruire ce qui fait notre gloire. Ainsi abandonnons tous ces systèmes de prosodie nouvelle, et les vers métriques de BAÏF, JODELLE, DESPORTES, TURGOT, qui, certes, ne seroient pas la perfection, mais la décadence de la poésie française.

Médire de notre poésie n'est pas d'un heureux augure pour celui qui se le permet. Voyons :

A quel dieu dois-je donc le bonheur de mon âme?
A Vénus, à l'Amour, à Phaon qui m'enflâme.
Oui, depuis que Phaon partage mon ardeur,
Tout pour moi s'embellit de l'attrait du bonheur.
Mon âme sur mes traits épanche le sourire;
Pour la première fois je sens que je respire;
Une crainte pourtant agite mes esprits :
(La crainte suit les cœurs trop vivement épris!)
Quand je brûle pour toi de l'ardeur la plus vive,
Si la tienne, ô Phaon, n'étoit que fugitive!
Si l'éclat de mon nom, dans la Grèce vanté,
Intéressoit ton cœur moins que ta vanité ?.......

Intéresser la vanité !

Mais non, tu ne pourrois être un amant perfide;
Le miel ne cache pas un poison homicide,
Le cygne, au con d'albâtre, est exempt de fureurs,
Et l'arbre aux pommes d'or n'a pas de sucs trompeurs.
Dans le doute importun dont tu me vois atteinte,
Laisse-moi cependant interroger ma crainte ;
Pour les accroître encor, retardons nos plaisirs,
Ne suis-je pas à toi, Phaon, par mes désirs?

Que l'avant-dernier vers est dur, et de combien

d'adjectifs les autres sont chargés et embarrassés ! Ceux qu'on va lire le sont bien davantage.

Blanche Cydno, délicate Amynthone,

Douce Pyrine, intéressante Athis,
Brune Andromède, agréable Gellone,
Blonde Gorgo, séduisante Mnaïs !

Vous dont Euterpe anime les accens,
Belle Mégare, adorable Cyrinne,
Docte Gongile, ingénieuse Erinne,

Pour le charmer, adressez-lui (*) vos chants.
Vous qui brillez dans l'art de Terpsicore,
Aimable Eunyque, élégante Anagore,
Devant ses yeux, avec agilité,

Formez les pas qu'aime la volupté.

Avant de finir cette pièce, on trouve encore un mot à Damophyle, ornement de la Grèce, et à la sensible TÉLÉSILE. Multiplier si fort les épithètes, ce n'est pas faire de la poésie ; c'est rendre son style diffus et traînant ; car rarement, quand on recherche tous les synonymes compilés par l'abbé GIRARD et BEAUZEE, trouve-t-on l'expres. sion caractéristique. Combien de femmes sont agréables comme GELLONE, que l'auteur eut pu, sans nous indisposer, trouver aimable, charmante, adorable, etc.

Ce n'est pas ainsi que doit peindre un poète. Voyez dans M. DELILLE le sage emploi de pa

(*) A Phaon.

reilles expressions, comme elles fixent l'attention, parce qu'elles ne sont que trop multipliées:

Là, sont la jeune Apis aux yeux pleins de douceur,
Et Clio toujours fière, et Boroë sa sœur

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Toutes deux se vantant d'une illustre origine,
Étalant toutes deux l'or, la pourpre et l'hermine;
Et la brune Nésée, et la blonde Phylis,
Thalie au teint de rose, Ephyre au sein de lys,
Près d'elle Cimodoce à la taille légère,
Cydippe vierge encor, Lycoris déjà mère.

Dans la cinquième élégie du deuxième chant, SAPHO s'engage à céder aux désirs de PHAON. II nous semble qu'une femme ne promet pas d'une manière aussi formelle des faveurs, que la plus sensible et la plus aimante, dit madame de WARENS, peut laisser dérober, mais ne donne jamais; des faveurs qu'HÉLOÏSE et SAPHO accordèrent, mais qu'elles n'offrirent pas. Cette dernière, pour faire sentir à son amant le prix de son sacrifice, lui rappelle sa conduite dans les principales époques de sa vie.

Oui, je t'aime Phaon, et mon amour extrême
Ne peut se comparer à d'autres qu'à lui-même.
Mais toi, le seul mortel digne de me charmer,
Vois et connois l'objet que tu sus enflåmer.
Au lit de CARCOLA, dès ma seizième année
Par d'avides parens victime condamnée,
Sans qu'amour sur mon front eut posé son bandeau,
Je portai de l'hymen le pénible fardeau.
Qu'il m'en coûta de pleurs, quand un époux farouche
Malgré mes cris perçans m'entraîna vers sa couche :
Ni les pleurs, ni les cris, rien ne put le fléchir ;

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Ce dernier vers est excellent ; mais celui-ci :

Impitoyable hymen ! il fallut te subir!

Quelle image! Ne valloit-il pas mieux mettre il fallut obéir. Cette résignation eut été plus décente. BERTIN a décrit la même situation avec plus de chaleur et plus de réserve ; cependant c'est un homme qui parle!

Le reproche de trop de nudité paroîtra bien plus à sa place dans le passage suivant, où sont retracés les plaisirs d'une aimable nuit,

A l'œil perçant des femmes de Lesbos,
Lit fortuné! tu rendrois témoignage

Que notre encens plait au Dieu de Paphos.
Tu leur dirois notre amoureux langage.

Voilà un lit bien disert.

Et nos désirs, et nos jeux pleins d'appas,
Et la rougeur qui couvroit mon visage.

Il est bien temps.

Tu leur peindrois nos langueurs, nos ébats,
Et nos baisers plus doux que l'ambroisie,
Mélés au choc des plus tendres combats.

Fi! quelle peinture! et qu'elle dure et rauque contexture de versification. LEMIERRE n'eut pas mieux réussi à blesser nos oreilles. C'est généralement le défaut de la muse de M. GORSE. Ne songeoit-il donc pas qu'il étoit l'interprète de cette femme sensible, qui sut peindre avec les couleurs les mieux assorties ce que la nature offre de plus

riant; dont le goût étoit si pur, qu'à force de soin elle faisoit disparoître le cachet du travail; point de heurtemens pénibles, dit BARTHELEMI, point de chocs violens entre les élémens du langage; et l'oreille la plus délicate trouveroit à peine, dans une pièce entière, quelques sons qu'elle voulut supprimer. D'après ce tableau fidèle du génie de SAPHO, qui pourra la reconnoître dans les vers suivans?

Dans un objet aimé tout plaît et nous enchaîne
Ma taille pour Phaon est celle d'une reine;
Mes yeux n'ont pas des siens l'azur et la douceur,
De la plus noire ébène ils offrent la couleur ;
Mais s'ils lui rendent bien mon amoureuse fláme,
Dans quel plus beau cristal peut se peindre mon âme !

La question renfermée dans ce vers un peu dur, me rappelle une anecdote que je consigne ici, parce que tout le monde aime les anecdotes. La nourrice d'une de mes sœurs vint la voir; elle la trouva embellie. Qu'elle est grande! dit-elle, quels beaux yeux! ils seront bientôt le miroir de tous les jeunes-gens. Et elle disoit cela en patois, ce qui rendoit son exclamation plus expressive. A quélis yels saran lé mirail, dé toutis les goujats. Mais revenons au crystal de M. GORSE ou de SAPHO.

Eh! s'il falloit pour plaire à ce héros charmant,
Posséder de ses traits la fraîcheur, l'agrément,
Quelle femme oseroit à cet honneur prétendre?
Et pourtant de l'aimer qui pourroit se défendre!

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