Page images
PDF
EPUB

cement du xixe siècle que le romantisme s'affirmant en doctrine française fera bon marché de ces scrupules. En attendant, la belle morale du vieux Poète n'ayant plus cours (89), c'est la question des règles qui fait l'objet principal des multiples parallèles de Corneille et Racine, et le pédantisme que de tels soucis provoquent, donne à ces sortes d'ouvrages, couleur d'insipides devoirs scolaires.

Aussi, quelqu'un ayant lu à Rivarol (1) un parallèle des deux grands auteurs, long et ennuyeux à l'excès; << Votre parallèle est fort bien, dit le célèbre railleur, mais il est un peu long. Je le réduirais à ceci : L'un s'appelait Pierre Corneille et l'autre Jean Racine ». Mais Rivarol devait lui-même écrire son parallèle. Il a du moins le mérite d'être bref: « Racine a des couleurs, Corneille a des ressorts ». Enfin, à l'approche de la Révolution, Palissot (2) défendra encore la mémoire de Corneille contre les littérateurs de l'époque, car il juge que le Tragique est «< trop négligé pour ce siècle de disette ». En Grimod de la Reynière (3) s'affirme, dans le même temps, un panégyriste résolu de Corneille. Enfin, plus tard, en 1791, le philosophe Bonnin (4), alors adolescent, donnera à « l'Excellence de Corneille » la mesure d'estime que les siècles ont accordé au vieil Homère.

Quant au public, tandis que les intellectuels préparent l'explosion révolutionnaire, il a cessé, tout à fait, de se passionner pour les vers de Corneille. Maintenant dans l'insouciance de ce qui se prépare, cette partie du public qui, à Paris, fait la vogue, c'est au spectacle

(1) ANTOINE RIVAROL, littérateur (1753-1801).

(2) CHARLES PALISSOT DE MONTENOY, littérateur, membre de l'Institut (1730-1814).

(3) GRIMOD DE LA Reynière (1758-1838).

(4) C. J. B. BONNIN (né en 1772).

baroque, mais chatoyant d'Horace en ballet d'opéra (90) qu'il se délecte. Et quand la Révolution aura institué la Terreur, vainement, certains littérateurs comme François de Neufchâteau (1) suggérant aux comédiens du théâtre français (2) la création d'une série de spectacles sur l'histoire romaine, et dont Corneille fournirait le principal contingent, le projet n'aboutira pas et le poète de la Volonté, qui a trop bien excusé les excès des tyrans, et flatté leurs caprices, sera tenu à l'écart. Pourtant, son action, à cet instant tragique, est plus vivante que jamais. C'est elle qui, par les rappels d'un sang commun, arme le bras de Charlotte Corday, sa descendante, contre le plebeïen Marat personnifiant les principes philosophiques du xvIIIe siècle transfusés en l'âme populaire.

Mais le gouvernement républicain qui eut souci de la vertu civique, au moins pour le principe, n'avait pas laissé sans secours la petite fille de Corneille, jadis recueillie par Voltaire et qu'avait ruinée la Révolution. Une brochure, parue en 1796 en Hommage aux mânes de Corneille et de Voltaire et signée : Marie-Victoire Frescarode, en témoigne, qui supplie l'Institut national de continuer à cette intéressante victime, petite fille et filleule de deux grands Tragiques, les libéralités du gouvernement disparu (91).

Mais enfin ce ne sera qu'avec l'Empire que l'œuvre de Corneille reprendra sa place au répertoire de la scène française, et que, grâce au verbe d'illustres acteurs tels que Talma et Mlle George, grâce surtout à l'impériale faveur, le laurier reverdira sur le front

(1) FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, écrivain et homme d'Etat (1750-1828).

(2) Discours lu à l'Assemblée générale de la Comédie française (15 juillet 1793).

endormi du vieux Tragique, comme au temps triomphal d'Horace et de Cinna.

CORNEILLE ET LE XIX SIÈCLE

Le duc de Gramont qui donnait Corneille pour bréviaire aux rois, avait prononcé des paroles que Napoléon devait mettre en action. L'empereur aimait la tragédie qui « échauffe l'âme, élève le cœur », et il était naturel qu'à défaut d'un poète vivant qui renouvelait, sous son règne, Horace ou Cinna, il s'adressât, pour redonner du lustre à un genre qu'avait supplanté, dans le théâtre, les idylles selon Jean-Jeacques et les allégories sentimentales de la Révolution, à celui auquel, selon Napoléon lui-même, « la France doit ses plus belles actions >>... « Aussi, messieurs, aimait-il à dire à ceux de son entourage, s'il vivait je le ferais prince ». Et se sentant des affinités avec les héros de Corneille, Pompée ou Cinna, il pensait, au regret d'être mal servi en l'occurence: «Comme il m'eut compris ! »

Son enthousiasme pour Corneille devait fatalement être partagé par le public que galvanisait alors le spectacle de l'épopée impériale.

Nous en trouvons un témoignage dans le Journal de l'Empire, sous la signature de Geoffroy. Le célèbre critique, au jugement solide et nettement expressif, et qui s'est fait, bien que préférant Racine, le justicier de Corneille contre les sentences partiales de Voltaire et de La Harpe, Geoffroy, enthousiasmé lui-même, a écrit en 1807: << Corneille est toujours à la mode, malgré la rudesse de son style et la naïveté de sa manière, ou plutôt c'est

pour cela qu'il est piquant et neuf, il ressemble si peu à nos tragiques actuels, tous élèves d'une école bien différente de la sienne, tous idolâtres d'un Maître [Voltaire] bien inférieur à Corneille. La plupart des gens de lettres encore imbus du goût et des préjugés qui ont infecté la littérature vers la fin du siècle dernier, ne conçoivent pas ce succès, cette vogue du vieux Corneille... Ils ne peuvent comprendre l'empire qu'une noble simplicité, une véritable chaleur, une raison saine et vigoureuse, exercent naturellement sur la multitude, qui juge par sentiment ».

Et, plus tard il affirme encore les durables succès de Corneille auprès des sujets de Napoléon : « La foule est toujours avide de ces histoires du grand Corneille; elle les écoute avec transport, tandis qu'elle est de glace aux fables de certain auteur [Voltaire] qui avait la prétention d'être plus théâtral que lui... »

Polyeucte et Cinna, de toute l'œuvre cornélienne, ont la préférence de Geoffroy. Pourtant, s'il trouve que Corneille émeut plus puissamment par des vertus que les autres par des passions, cela ne veut point dire que, pour Geoffroy, après La Bruyère, les héros de Corneille représentent des hommes « tels qu'ils devraient être ». En effet, peut-on proposer pour modèles au commun des hommes les farouches vertus des Horace ou d'Emilie, par exemple? Il y a là, certainement, une expression défectueuse trop longtemps accréditée, et qu'il conviendrait de mettre au point. Mais à cette même époque où régnait Geoffroy, Népomucène Lemercier, le poète de souffle à qui il n'a manqué que de bien manier sa langue pour être un grand poète, Lemercier, l'adversaire de l'Empire, et qui admirait en Corneille, surtout l'écrivain politique, semble avoir compris la fausseté de cet axiome

tant vanté, disant, plus justement, de Racine, qu'il a peint les cœurs, et de Corneille qu'il a peint les grands

cœurs.

L'idéalisme chrétien tel qu'il était sorti de la tourmente révolutionnaire épuré des disputes mesquines ou pédantes qui depuis le moyen âge l'étouffait, se devait de consacrer à Corneille, père de Polyeucte, un témoignage d'admiration.

Châteaubriant écrivant le Génie du Christianisme exalte, dans le Tragique, le peintre de « la querelle immense entre les amours de la terre et les amours du ciel », et, plus tard, un autre grand écrivain idéaliste, Lamennais, souscrit d'enthousiasme au dialogue rapide, énergique et, cependant, de « tendresse touchante, de simplicité et de grâce naïve » qui, chez Corneille, « évoque tout le passé... dans la beauté, dans la vérité de son type idéal. »

De son côté, l'Académie, bien qu'hostile à l'Empire, suit le mouvement général et décide de consacrer dignement, le culte renaissant de Corneille.

[ocr errors]

En 1808, la classe de la langue et de la littérature françaises de l'Institut, met au concours à l'imitation de l'Académie de Rouen en 1768 l'Eloge de Corneille. Le sujet en parut suranné aux rédacteurs du Journal de l'Empire qui entreprirent une campagne de presse contre le concours académique. A les entendre, on avait trop écrit sur le vieux Poète pour qu'il y eut à dire qui ne fut déjà cent fois dit. Aussi, grands furent l'étonnement et l'enthousiasme, lorsque, quelque temps après, l'on donna lecture en séance publique de l'Eloge qui venait d'obtenir le premier prix. Si cet écrit n'apportait pas des idées absolument neuves, du moins était-il rédigé dans un style « noble, varié, souvent sublime,

« PreviousContinue »