Page images
PDF
EPUB

que son théâtre avait de noble et de sublime (70). Pourtant il est bien découragé. Et comme il avait pressenti de l'avenir qu'il serait « un jour habillé à la vieille mode » il dit à Chevreau : « Ma poésie s'en est allé avec mes dents ». Mais encore ne faut-il pas s'exagérer son délaissement. Ses dernières années (il vivra encore dix ans après Suréna) sont celles d'un génie vieilli, mais honoré universellement (71). Et, bien qu'il soit joué assez irrégulièrement depuis la mort (1673) de son ami Molière, Corneille fait encore les délices de la Cour de Versailles, et ce lui est une joie qui réveille sa Muse à nouveau frémissante et qui s'exalte dans un Poème au Roi, pour lui demander pareille réhabilitation de ses dernières œuvres qu'il ne juge pas inférieures à ses tragédies les mieux accueillies.

Encore qu'on en ait dit, il n'est nullement misérable (72), car les éditions complètes de ses œuvres, à défaut de nouveaux succès sur la scène, lui font d'appréciables revenus. Mais ayant eu, et ayant encore à soutenir le rang des Corneille à l'armée (il a un fils officier et l'aîné est mort à la guerre), très mauvais économe de ses biens, par surcroît, il a des besoins d'argent (73) que l'Etat, plus généreux envers les courtisans, consent mal à satisfaire (74). Mais du moins, le grand homme a-t-il en dehors de celles des négligeables ennemis de Racine, les plus hautes sympathies du temps: Segrais, Saint-Evremond, en mémoire de l'enthousiasme de leur propre jeunesse, lui conservent une admiration sans bornes. Et Mme de Sévigné dont le cri de « Vive notre vieil ami Corneille » est un défi de femme intelligente et virile à Racine et aux précieuses, lui demeure fidèle et exclusive (75). L'exemple, d'ailleurs, vient d'en haut: le roi donne encore la préférence aux œuvres de Corneille dont il enchanta sa jeunesse. Et si, pour beaucoup

de gens, avides de nouveau, l'auteur du Cid a cessé d'être le grand pour devenir le bonhomme Corneille (76) le chef de la nouvelle école, Racine lui-même, qui a cessé de voir en lui un rival présent, l'admire et le cite en exemple à ses fils (77). Et lorsque Corneille viendra à décéder, n'ayant pu représenter l'Académie aux obsèques (encore qu'il fût, selon le mot de Benserade, tout désigné pour l'enterrer) (79) Racine prendra la parole, à l'entrée de Thomas Corneille sous la coupole, pour prophétiser du grand disparu la perennité glorieuse à travers les siècles (80).

CORNEILLE ET LE XVIIIE SIÈCLE

La rivalité de Corneille et de Racine se réflétant dans les milieux intellectuels du temps, établit une controverse littéraire où venaient s'affirmer, avec partialité, les tendances des écoles ennemies et, aussi, les tempéraments individuels. Ceux qui, parmi les lettrés d'alors, ont vibré dans leur jeunesse aux accents élevés de la tragédie cornélienne, (tels Saint-Evremond, Mme de Sévigné, Segrais, etc.), constituent un groupe chaque jour plus restreint, et que va submerger, au xviiie siècle, le clan grossissant des « jeunes » que Racine enchante par la peinture des passions tendres et la langue harmonieuse de son art parfait. A la mort de Corneille (1er octobre 1684), le parti du grand défunt lança ses derniers défis: c'est Bayle (1) même, cet éternel douteur, sceptique indécis, qui dans son éloge funèbre charge à fond Racine qu'il rend responsable, à cause de sa courtisanerie et de

(1) BAYLE, célèbre critique (1647-1706).

ses prétendues menées galantes, des insuccès subis par le tragique vieillissant ; c'est aussi Fontenelle, dont le parallèle des deux poètes, plus par esprit de famille que par goût esthétique, fait le procès littéraire de Racine, dans une continuelle opposition, brutalement partiale (81). Ce parallèle que, d'ailleurs, le neveu de Corneille va bientôt regretter d'avoir écrit, et qu'il excluera de ses propres œuvres, répondait à Longepierre (1), lequel avec plus d'apparence d'impartialité avait néanmoins donné à Racine, plus égal, plus harmonieux et plus naturel, la préférence de son intime sentiment.

Mais bientôt les rancunes se taisent: peu à peu les esprits se calment, les passions, diminuées par la mort de Corneille, s'atténuent. Boileau (2) qui toujours eut un penchant pour Racine, bien qu'on en ait dit (82), et qui, selon son commentateur et ami intime Brossette (3), confiait à la postérité le soin de donner à Racine la première place, car il craignait d'être accusé de parti pris et, pour cette raison, atténuait ses censures publiques contre Corneille, Boileau, profitant de la querelle des Anciens et des Modernes, les sacrifiera tous les deux à son culte sincère pour les anciens. Perrault (4), l'adversaire de Boileau et l'initiateur de la « Querelle », après avoir exclusivement admiré Corneille, finira par laisser entendre que Racine n'est pas sans lui être comparable. Les grands esprits de l'époque, naguère hostiles à Racine, atténuent dans un parallèle impartial, leurs pre

(1) LONGEPIERRE, de l'Académie française (1659-1721). Son ParalTele fut publié par le Jugement des Savants, de Baillet (1686). (2) Réflexions critiques sur Longin.

(3) CLAUDE BROSSETTE, érudit, avocat, (1676-1743).

(4) CHARLES PERRAULT, littérateur, avocat, de l'Académie française. Auteur des Contes de ma mère l'Oye (1628-1703).

mières vivacités de jugement. C'est ainsi que SaintEvremond qui, pour certaines de ses pièces, a mis Corneille au-dessus des anciens, parce qu'il en a « ôté tout ce qu'il y avait de barbare », Saint-Evremond compare les deux tragiques français avec sérénité: << Dans la Tragédie, écrit-il à la duchesse de Mazarin, Corneille ne souffre point d'égal, Racine de supérieur, la diversité de caractères permettant la concurrence... Le premier enlève l'âme, l'autre gagne l'esprit ; celui-ci ne donne rien à censurer au lecteur, celui-là ne laisse pas le spectateur en état d'examiner. » Et, dès cette époque, on se répète volontiers, comme définitif, cet axiome de La Bruyère : « Celui-là [Corneille] peint les hommes comme ils devraient être ; celui-ci [Racine] tels qu'ils sont ». Mais ce jugement, même en sa pleine vogue, aura ses censeurs: Tafignon (1), un obscur président de Cour, prétendra le détruire en cherchant à démontrer, aux dépens de la psychologie racinienne à laquelle il reproche les artifices d'une époque décadente qu'elle s'applique à dépeindre, la foncière réalité des caractères cornéliens. Et Duroisoi (2) corrigera La Bruyère en écrivant : « Racine a peint les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui et Corneille tels qu'ils étaient au temps des Romains ». Mais, en somme, La Bruyère, Tafignon et Duroisoi, bien que s'entre-disputant sur l'expression, aboutissent à une affirmation unique et qui équivaut à dire que la supériorité de Corneille est, surtout, dans l'interprétation d'un état de moralité supérieur à celui dont Racine, à l'image de son temps, avait reproduit surtout les faiblesses et les complications.

(1) Dissertation sur les caractères de Corneille et de Racine contre le sentiment de La Bruyère.

(2) Baron FORMIAN DE ROSAY dit DUROISOI: Epitre sur Corneille et Racine (1773).

Dès le début du xvIIe siècle, la Défense du grand Corneille du père Tournemine était venue faire la critique des Critiques, dévoilant les antipathies personnelles de d'Aubignac et surtout de Boileau contre le Tragique d'Horace et d'Attila, et c'était un éloquent plaidoyer pour l'homme autant que pour l'écrivain. Mais aux parallèles de Corneille et de Racine, succédant à la mort de ce dernier (1699), désormais plus de réflexion va présider.

S'il y a encore quelque passion au début, c'est, hors du jeu des intérêts personnels, seulement le goût intellectuel qui l'agite. Pourtant c'est encore à Corneille que vont les suffrages, sinon du public, du moins de nombreux esprits réputés : c'est Houdart de la Motte, dit Lamotte-Houdart, censeur très écouté de ses contemporains, et qui affirme que, sans Corneille, Racine n'eût pas été Racine, en quoi il sera contesté par l'abbé Granet qui se refuse à voir dans le cas de postériorité des deux personnalités en cause, aucun effet sensible de l'une à l'autre. C'est aussi le père Porée (1) s'efforçant de montrer poétiquement Racine rivalisant de gloire avec Corneille. Enfin, confirmé plus tard par l'abbé Sabathier de Castres (2), lequel, partisan déclaré de Corneille, affirmera qu'il « ne cessera jamais d'être le GRAND CORNEILLE, malgré les efforts de ceux qui n'ayant pu l'imiter, cherchent à ruiner le colosse de sa réputation», c'est aussi l'abbé d'Olivet, ce froid et méticuleux grammairien élpuchant la langue de Racine, et qui trouve, après le duc de Bourgogne, que

(1) Le père CHARLES PORÉE, jésuite (1675-1741): Discours sur les spectacles (traduit du latin par le père BRUMOY, jésuite, 1733).

(2) L'abbé ANTOINE SABATHIER, dit SABATHIER DE Castres (17411817): Trois siècles de littérature (1772).

« PreviousContinue »