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que M. Jules Levallois n'ait pas pu l'essuyer... Ainsi quand la vieillesse est venue, quand le cœur, selon la loi vulgaire applicable aux créatures humaines, devrait être refroidi et se sent jeune encore, par le fait d'exception qui s'applique aux créatures supérieures, c'est à coup sûr le malheur suprême, et Corneille le sévère, le majestueux, le Romain Corneille, l'a connu! (1)

Attendrissement inattendu qui vous prend en regardant cette figure d'une si mâle expression de génie, qu'il semble qu'on ne l'a jamais vue jeune, quoiqu'elle l'ait été... et quand le grand Corneille est toujours, plus ou moins, le bonhomme Corneille !...

Corneille réfugié et monté dans la gloire et qui semblait inaccessible et invulnérable reçut en plein cœur ce coup d'une pâle amour dédaignée et il n'en put guérir... Il avait cependant en lui de vigoureux dictames. Lui, l'homme des héros, et d'un Idéal trop haut pour n'être pas étroit, l'homme à qui on a reproché de pousser la nature humaine jusqu'à l'abstraction, à la plus impossible des abstractions, sentit sur le tard de sa vie combien cette malheureuse nature humaine est concrète. Il souffrit... Et quoique l'amour des vieillards soit comique dans les comédies et dans la vie, dont elles sont

(1) Allusion à la passion sénile de Corneille pour la comédienne Marquise.

l'image, le sien se marqua du tragique de son génie et de sa fierté. Il le prouva à vingt places de ses œuvres... Il le prouva jusque dans Sertorius. Que dis-je ! Sertorius c'est Corneille lui-même, Corneille amoureux ! Je sais bien qu'il reprit son cœur aux pieds sous lesquels il l'avait mis, mais en le reprenant, il emporta sa blessure, la blessure dernière qui ne se ferme plus que quand le cercueil se ferme sur nous.

On n'ose pas dire : « Pauvre Corneille ! » du grand Corneille. La pitié prend peur. Mais rien de plus navrant que cet amour insensé d'une âme sublime. Et rien n'y fit. Ni son génie romain, ni son génie gaulois: car il avait les deux génies. Il était héroïque et stoïque, cet étonnant Corneille, et il était narquois et rieur. Père de la tragédie et père aussi de la comédie, il a fait Racine et il a fait Molière, Molière que la terrible observation de son esprit et la profondeur de sa plaisanterie ne garantirent pas non plus des égarements de son cœur. Les Œuvres et les Hommes: Les Poètes, Corneille.

VICTOR COUSIN (1810-1867)

Osons dire ce que nous en pensons : à nos yeux, Eschyle, Sophocle et Euripide ensemble ne

balancent point le seul Corneille, car aucun d'eux n'a connu et exprimé comme lui, ce qu'il y a au monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux prises avec elle-même, entre une passion généreuse et le devoir. Corneille est le créateur d'un pathétique nouveau, inconnu à l'antiquité et à tous les modernes avant lui : il dédaigne de parler aux passions naturelles et subalternes ; il ne cherche pas à exciter la terreur et la pitié, comme le demande Aristote, qui se borne à ériger, en maximes, la pratique des grecs. Il semble que Corneille ait lu Platon et voulu suivre ses préceptes : il s'adresse à une partie tout autrement élevée de la nature humaine, à la passion la plus noble, la plus voisine de la vertu, l'admiration ; et de l'admiration portée à son comble il tire les effets les plus puissants. Shakespeare, nous en convenons est supérieur à Corneille par l'étendue et la richesse du génie dramatique.

La nature humaine tout entière semble à sa disposition, et il reproduit les scènes les plus diverses de la vie dans leur beauté et dans leur difformité, dans leur grandeur et dans leur bassesse. Il excelle dans la peinture des passions terribles ou gracieuses.

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Mais si Corneille a moins d'imagination, il a plus d'âme. Moins varié il est plus profond. S'il ne met pas sur la scène autant de caractères

différents, ceux qu'il y met sont les plus grands qui puissent être offerts à l'humanité. Les spectacles qu'il donne sont moins déchirants, mais à la fois plus délicats et plus sublimes... Corneille se tient toujours dans les régions les plus hautes. Il est tour à tour Romain ou chrétien. Il est l'interprète des héros, le chantre de la vertu, le poète des guerriers et des politiques. Et il ne faut pas oublier que Shakespeare est à peu près seul de son temps, tandis qu'après Corneille vient Racine qui pourrait suffire à la gloire poétique d'une

nation.

Racine assurément ne peut être comparé à Corneille pour le génie dramatique; il est plus homme de lettres, il n'a pas l'âme tragique... Du Vrai, du Beau, du Bien: De l'Art français au XVIIe siècle.

VICTOR DE LAPRADE

De l'Académie française (1812-1883)

Si la France était forcée, dans quelque naufrage, à sacrifier tous ses poètes hormis un seul, celui qu'elle devrait sauver, c'est Corneille. Tant que cette grande âme vivra au milieu de nous, tant que sa parole sera écoutée, il ne faudra pas désespérer de l'honneur et de la patrie.

La poésie de Corneille est l'antidote de toutes les erreurs, de tous les venins qui empoisonnent depuis si longtemps notre littérature. L'abjecte doctrine de la sainteté de la passion, de sa souveraineté sur le devoir et sur la loi, cette effervescence de la chair réhabilitée qui inspire, aujourd'hui, chez nous, le Roman et le Théâtre, në trouvent, nulle part, un démenti et un frein plus. puissant que dans les vers du Cid, d'Horace, de Cinna et de Polyeucte...

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Si l'on ne veut faire que de la critique dramatique, si l'on prend pour règle, comme nos romantiques, les habitudes des théâtres étrangers où l'imagination opprime le sens moral, si l'on accepte les idées fausses du XVIIIe siècle en matière de langue et de style poétique, il n'est rien de plus facile que de faire ressortir chez Corneille d'innombrables défauts...

Sur le Cid:

Le Cid est l'œuvre immortelle du théâtre français; c'est le poème de la jeunesse, de l'héroïsme et du noble amour; tout ce qu'il y a de plus beau dans l'âme humaine; voilà le secret des prédilections dont cette pièce fut entourée dès sa naissance; chaque âme s'y retrouve au plus beau moment de la vie et dans les plus hautes conditions de la tendresse, du courage et de la vertu. A travers cette lutte merveilleuse entre la passion et le devoir,

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