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certaines délicatesses excessives, exclusives? Enfin, tant aimer Racine, c'est risquer d'avoir trop ce qu'on appelle en France le goût, et qui rend si dégoûtés... Nouveaux lundis.

DÉSIRÉ NISARD

De l'Académie Française (1806-1888)

Aucun écrivain n'a plus mérité que Corneille le titre de génie créateur. Il est unique dans l'histoire de notre littérature par la prodigieuse distance qu'il y a entre lui et ceux qui le précédèrent immédiatement...

Descartes crée la méthode et ne fait que régler la langue; Corneille ne crée pas moins la langue que la méthode.

Jusqu'à lui, l'histoire du Théâtre n'offre que de vains noms et pas une pièce.......

(Sur le Cid):

Entrez dans le détail du Cid... Toutes les parties en tirent leur beauté de cette ressemblance avec la vie... La lutte entre les passions et le devoir. Qu'est-ce autre chose que la vie ellemême, et à quoi nous reconnaissons-nous le plus, sinon aux alternatives de cette lutte, dans laquelle

succombent, tour à tour, chez les plus parfaits, la passion et le devoir, et chez les autres, le devoir plus souvent que la passion?

... Ainsi le devoir et la passion se suivent comme l'ombre suit le corps; ils s'observent, ils se pressent, ils ne se laissent pas respirer. Ce combat remplit la pièce, c'est la pièce tout entière; mais on ne s'en lasse point, toute cette image de la vie est forte et attachante...

Le Cid est d'ailleurs de toutes les pièces de Corneille la plus humaine, c'est-à-dire la plus conforme à l'homme tel qu'il est. Le devoir n'y est peut-être pas au-dessus de notre vertu, ni la passion supérieure à notre sensibilité...

... Une certaine grandeur également éloignée d'un héroïsme impossible et d'une vertu ordinaire, tel le trait commun aux principaux personnages de Corneille.

Aucun esprit sérieux n'a songé à dissimuler la singulière inégalité du genre de Corneille. Quatre de ses pièces, sur plus de trente sont seules des chefs-d'œuvre ; et encore dans ces quatre les esprits difficiles n'en trouvent-ils que deux qui soient parfaites, le Cid et Polyeucte. Les deux autres, Horace et Cinna leur paraissent défectueuses dans l'ensemble. J'avoue que je n'ai pas le courage de m'associer à cette restriction...

...

Les chefs-d'œuvre de Corneille sont des tra

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gédies de caractère. Les personnages du Cid, de Polyeucte, de Cinna, d'Horace ne sont si vivants que parce qu'ils représentent des caractères. Ils font eux-mêmes les situations où ils sont jetés et je ne m'étonne ni que les uns y succombent ni que les autres y triomphent. Chacun recueille ce qu'il a semé. C'est là le grand art, et c'est pour en avoir quitté la voie, à partir de Polyeucte, que le génie de Corneille s'est affaibli tout-à-coup.

Depuis ce chef-d'oeuvre, en effet, Corneille inclina de plus en plus vers la tragédie de situation et vers les procédés du théâtre espagnol... Il confondit les expédients avec l'art... Là est la véritable cause de la précoce décadence du génie de Corneille. Les circonstances y aidèrent, mais le mal venait d'une fausse vue...

Corneille laissait à désirer Racine.

(Corneille et Racine):

... Je ne me jetterai pas dans un vain parallèle de Racine et de Corneille, encore moins me permettrai-je d'assigner des rangs. Ces querelles de préséances sont plus ridicules dans l'art que partout ailleurs. Il n'y a rien au-dessus du génie, et dans la sphère des Corneille et des Racine, il y a des égaux, il n'y a pas de rang... Je pratique plus volontiers Racine, parce que je vois plus d'hommes que de héros; mais quand j'assiste à une pièce de Corneille, j'oublie Racine lui-même et si

j'en ai quelque idée de comparaison, c'est l'idée qu'il n'a été donné à aucun homme de s'élever plus haut...

... Les héros de Corneille, pour s'être mis au- 1

dessus des faiblesses humaines, sortent de ses tragédies pleins de vie et heureux, ceux de Racine pour y avoir cédé, périssent ou perdent la raison.... La vérité dans la tragédie cornélienne, est plus haute; elle est plus générale dans Racine, par la raison qu'il y a plus d'hommes que de héros... La vérité cornélienne n'a guère qu'une expression, une forme, un style; c'est le sublime... Les héros de Corneille ne savent pas être des hommes... L'expression de la vérité dans Racine, sublime où il le faut, est variée comme cette nature intermédiaire à laquelle il emprunte ses types.

Les belles scènes de Corneille ressemblent à certains chants sublimes, qui consistent en un rythme simple, formé de quelques accords. Racine c'est le musicien qui parcourt le domaine infini de l'harmonie et qui fait jaillir, sous ses doigts inspirés, des chants de tous les caractères.

Les héros de Corneille sont raisonneurs, c'est le tour d'esprit qui leur convenait... Racine n'a pas de tour de langage particulier : ses personnages sont esclaves de la passion, et la passion, comme on dit, ne raisonne pas...

Racine nous inspire une autre sorte d'admira

tion que Corneille. Nous admirons Corneille d'avoir une si haute idée de nous; Racine de nous connaître si bien... Histoire de la littérature française.

JULES BARBEY D'AUREVILLY

(1808-1889)

(A propos de Corneille inconnu, par Jules Levallois):

La vie de Corneille n'est guère pour nous qu'un clair-obscur - une espèce de tableau de Rembrandt, au fond duquel, comme l'alchimiste qui fait de l'or, Corneille travaille à ses chefsd'œuvre... Les fonds noirs vont bien aux têtes de génie, et leur plus belle atmosphère c'est le mystère à travers lequel on les entrevoit. Les ombres de la nuit allongent les monuments et les statues... Corneille, ce génie dans l'obscurité entrevu, presque caché — non pas seulement dans une petite maison noire d'une rue noire de Rouen, mais dans la silencieuse fierté de son cœur, autre ombre ! mais aussi dans cette vie étouffante, bourgeoise et pauvre, qui en est une troisième, paraît plus idéal et plus grand. Et quand on y réfléchit, tant mieux peut-être, après tout que le vieux portrait ait gardé sa fumée et

une

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