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d'un point de vue différent, n'a point procédé autrement; il a élevé à l'état de types des personnages pris dans la réalité historique ou bourgeoise : il a été du particulier au général, tandis que Corneille est descendu du général au particulier. Voilà ce qu'on n'ont pas compris les imitateurs de ces deux grands hommes; ils ont continué de faire, les uns des abstractions, les autres des copies de la réalité; mais ni les uns ni les autres ne leur ont donné une âme...

... L'imagination de Corneille avait autant d'industrie que de puissance, et son habileté à conduire et à varier les intrigues dramatiques est une heureuse application de l'esprit de procédure qui caractérise sa province... Corneille appartient évidemment à l'école de ces grands maîtres qui procèdent du général au particulier et qui savent vivifier de la puissance de l'imagination les abstractions de la pensée.

Corneille ne s'est pas contenté de donner une vie générale à ses personnages par la convenance du langage, le mouvement de la passion et le rapport des actions avec les situations; il a su donner à ses héros un caractère spécial, en modifiant les traits généraux de la nature humaine par le caractère des lieux et des temps. Il tient compte du milieu dans lequel respirent ses personnages. Il a conçu, à sa manière, mais dans le sens de la

tradition, l'esprit de Rome à son origine, dans les dernières crises de la république expirante, dans les beaux jours de l'empire et à son déclin, et sans s'attacher à le décrire ni à le définir, il l'exprime par reflets dans ce langage et dans les mœurs de ses personnages: Horace, Polyeucte, Cinna, Pompée, Héraclius expriment indirectement les différences de l'esprit romain dans ses siècles différents, bien que dans aucun de ces drames il ne soit ni analysé ni défini. La connaissance des temps transpire plutôt qu'elle ne se montre et ne se fait que mieux comprendre. C'est par cet artifice, c'est en modifiant ainsi la conception générale du caractère par celle de l'époque et du lieu que Corneille a pu atteindre ce qu'on appelle de nos jours la couleur locale...

Ce qui caractérise la marche du théâtre français, c'est la décadence de la force morale et le progrès continu de la passion. La passion contenue dans Corneille par ses principes sévères, par une moralité qui a conscience d'elle-même et qui proclame ses principes, n'est plus combattue dans Racine que par des habitudes morales; ce frein s'affaiblit dans Voltaire et les dramaturges modernes l'ont complètement rejeté..... Le principe moral a eu sur notre théâtre le sort de la fatalité chez les anciens, et la tragédie a été moins morale à mesure qu'elle est devenue plus pathétique. Corneille, même

lorsqu'il nous émeut le plus vivement, tient toujours notre âme à une grande hauteur, et la remplit du sentiment de la dignité de l'homme... Essais d'Histoire littéraire (1839).

SAINT-MARC GIRARDIN

De l'Académie Française (1801-1873)

... Cet air pur et vif que son génie souffle partout où il passe.

Aucune des pièces de Corneille ne ressemble aux autres ni pour l'action ni pour les caractères. Dans Corneille, l'amour paternel a un caractère particulier de fermeté et de grandeur.

Tel est le vieil Horace, tels sont les pères dans Corneille vraiment hommes, parce qu'ils ont tous les sentiments humains, mais prêts à sacrifier ces sentiments aux choses qui sont supérieures au cœur de l'homme et qui font loi...

La place que Corneille donnait à l'amour dans son théâtre d'avant le Cid montre la place que ce sentiment avait alors dans le monde. C'était le temps, en effet, où le monde et la conversation se formant en France, l'amour était devenu le fond et le prétexte des entretiens de la société nouvelle. La

galanterie succédait à la chevalerie et en perpétuait la tradition dans le langage. Corneille luimême dans La Veuve, témoigne de cet ascendant de l'amour.

Corneille excelle dans les dialogues familiers et tragiques: familiers par le langage, tragiques par le sujet et par les personnages. Il sait que les princes ne sont pas tenus d'avoir toujours un langage majestueux, et qu'ils peuvent parler comme tout le monde. Les intérêts ou les sentiments sont grands, les paroles sont simples; et ce contraste plaît à l'esprit. Cette familiarité surtout est charmante quand elle tourne à l'ironie... Corneille sait élever l'ironie sans effort à la dignité tragique; dans Nicomède et dans Suréna, il en fait l'âme des héros persécutés. C'est par là qu'il mêle la comédie à la tragédie par un art admirable, qui a même trompé parfois son temps et la postérité, étonnés et presque choqués de rencontrer le comique où ils cherchaient le tragique, ne comprenant pas l'à-propos de ce mélange et s'en prenant au poète de leur désappointement. Corneille, plus qu'aucun autre poète, a mis des contrastes dans ses tragédies, non pas seulement le contraste des passions, qui fait le fond nécessaire des tragédies, ou celui des bons et des méchants, de la vertu persécutée par le vice, mais le contraste de la grandeur et de la bassesse, qui selon une poétique étroite, est moins

propre à la tragédie. Etendant le cercle du drame, c'est-à-dire de l'imitation de la vie humaine, Corneille a mis sur son théâtre, comme dans le monde, des personnages petits et bas à côté des personnages grands et généreux. Cours de littérature dramatique.

SAINTE-BEUVE (1804-1869)

Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur, qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré, qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande fine et sensée, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau, sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.

On peut mettre, si l'on veut, des noms sous cette définition, que je voudrais faire exprès grandiose et flottante ou, pour tout dire, généreuse.

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