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CHATEAUBRIAND

De l'Académie Française (1768-1848)

... Et c'est cette passion chrétienne, c'est cette querelle immense entre les amours de la terre et les amours du ciel que Corneille a peint dans cette scène de Polyeucte, car ce grand homme, moins délicat que les esprits du jour, n'a pas trouvé le christianisme au-dessous de son génie :

[Suit la scène III de l'acte IV: Dialogue de Polyeucte et de Pauline dans la prison].

Voilà ces admirables dialogues, à la manière de Corneille, où la franchise de la répartie, la rapidité du tour et la hauteur des sentiments ne manquent jamais de ravir le spectateur.

Que Polyeucte est sublime dans cette scène ! Quelle grandeur d'âme, quel divin enthousiasme, quelle dignité! La gravité et la noblesse du caractère chrétien sont marquées jusque dans ces vous opposés aux tu de la fille de Félix: cela seul met déjà tout un monde entre le martyr Polyeucte et la païenne Pauline.

Enfin Corneille a déployé la puissance de la passion chrétienne dans ce dialogue admirable et applaudi comme parle Voltaire.

Félix propose à Polyeucte de sacrifier aux faux

dieux; Polyeucte les refuse [Scène III de l'acte V]. Ce mot « Je suis chrétien », deux fois répété, égale les plus beaux mots des Horaces, Corneille, qui se connaissait bien en sublime, a senti que l'amour pour la religion pouvait s'élever au dernier degré d'enthousiasme, puisque le chrétien aime Dieu comme la souveraine beauté, et le ciel comme sa patrie... Génie du Christianisme. (La Religion chrétienne considérée elle-même comme passion).

NÉPOMUCÈNE LEMERCIER
De l'Académie Française (1771-1840)

Deux puissants chefs-d'œuvre, les Horaces et Cinna, remplissent toutes les conditions de la seconde espèce [celle de la tragédie historique] : l'un éclate par la stature forte et grave des premiers romains, agrandis encore dans leurs justes traits historiques; l'autre brille par la majesté de la politique romaine au déclin de ses vertus. Dans les Horaces, l'on admire des citoyens courageux respirant déjà, sous le gouvernement des rois, les sentiments de la République solide qu'ils allaient fonder; dans Cinna, l'on reconnaît le républicanisme expirant, en ses hommes qui conspirent

pour un autre amour que celui de la Patrie, contre un roi, dont la clémence monarchique prépare déjà le despotisme du Bas-Empire. Ces ouvrages, eux seuls, embrassent dans leur rapprochement toute l'histoire de Rome, et sont les plus grands témoignages du génie supérieur de Corneille. J'aurais cité la savante pièce de Britannicus, si je n'avais eu ces deux beaux exemples.

...

Profondément pénétré des maximes d'état, docte structateur du jeu des ressorts qui font mouvoir les chefs populaires et les monarques, il [Corneille] mit la politique, non en discours, mais en action; une ferme logique dirigea les arguments de ses personnages, et son inspiration précipita les traits de leur dialogue: il passionna la raison et les vertus publiques, et ressuscita les héros sous des formes rehaussées par son génie. En les envisageant, on s'imagina qu'ils apparaissaient eux-mêmes; en les mesurant, leur grandeur fit apercevoir qu'ils étaient l'ouvrage de son esprit sublime. Tout ce que les livres des Machiavels révélèrent de secrets sur les révolutions et les vernements se trouve compris dans l'immense fonds de ses tragédies; et, de plus, il dut y joindre les mystères de son art, en exaltant les sujets sérieux qu'il trouva par les beaux mouvements et par l'éloquence. Si, quelquefois, trop de pompe et d'ornements vieillis en ses discours surchargent ses

gou

rôles des emprunts qu'il fit à Lucain et à Sénèque, plus souvent son luxe répond à la magnificence de ses sujets, et la simplicité de son style fait reluire naïvement l'énergie de ses pensées. Le dessin de ses caractères est si correct, et déterminé si solidement, qu'on ne saurait plus oublier les images des hommes qu'il fit agir et parler : on se ressouvient d'elles comme des personnes réelles et vivantes qu'on aurait vues dans le monde. Aucun auteur ne créa plus de grands simulacres et ne marcha plus escorté que lui de héros nés de son invention; il suffit, pour en être étonné, d'en faire le dénombrement. C'est avec cet admirable cortège qu'il se montre, environné de gloire, à la postérité. La tragédie devient par lui toute historique; et, certes, les Athéniens, qui manquaient d'exemples en ce genre, n'auraient pu, sans surprises et transport, assister à la représentation des Horaces, de Cinna, de Polyeucte, de Rodogune, d'Héraclius, sans lui donner les prix à tous les titres élévation, gravité, raison et pathétique, tout y éclate avec éminence, et pourtant le fondement de ses chefs-d'oeuvre n'est pas tant la fiction que la vérité...

Ses successeurs, jaloux de traiter la politique après lui, eurent tous l'infériorité ordinaire aux

imitateurs.

(Corneille et Racine) :

Cette différence existe donc, entre les deux maîtres de la scène, que Racine a bien peint les cœurs et Corneille les grands cœurs.

La préférence que La Harpe accorde au premier n'est pas, ce me semble, une de ses moindres erreurs. Le sentiment et le style sont le génie de l'un, l'élévation de choses et l'étendue des plans, le génie de l'autre. Dépouillez l'un du charme exquis de l'expression, il ne lui restera, comme dans Virgile, qu'une fable sage et commune ; traduisez l'autre en une langue grossière, ses sujets, comme les fictions d'Homère, étonneront encore dans leur beauté nue, par leur contexture et leurs dimensions idéales.

Mais ne nous engageons pas dans ces stériles contestations sur les prééminences et n'apprécions qu'à goûter également les fruits des esprits excellents dont la nature varie à son gré les dispositions, pour nous procurer toutes sortes de plaisirs. Cours de littérature analytique.

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LAMENNAIS (1782-1854)

<< Corneille porta tout d'un coup la tragédie à un degré d'élévation, que l'Espagne n'avait pas

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