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Voilà ce qu'il me semble qu'on peut dire sans partialité de ses talents. Mais lorsqu'on a rendu justice à son génie, qui a surmonté si souvent le goût barbare de son siècle, on ne peut s'empêcher de rejeter dans ses ouvrages, ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût, et ce qui servirait à le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce grand maître... Réflexions Critiques sur quelques Poètes: Corneille et Racine.

D'ALEMBERT

De l'Académie française (1717-1783)

Corneille, après avoir sacrifié longtemps au mauvais goût dans la carrière dramatique, s'en affranchit enfin, découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du Théâtre, et les exposa dans ses discours admirables sur la Tragédie, dans ses réflexions sur chacune de ses Pièces, mais principalement dans ses Pièces mêmes... Maximes et fragments.

... L'élévation est sans doute le caractère de l'un et de l'autre, mais l'élévation de Corneille tient à la fierté républicaine, celle de Bossuet à l'enthousiasme religieux; Corneille brave la grandeur

et la puissance, Bossuet la foule aux pieds pour s'élancer jusqu'à la Divinité même; le premier, en nous montrant l'homme dans toute sa dignité, nous agrandit à nos propres yeux; le second, en nous le faisant voir dans tout son néant, semble planer au-dessus de l'espèce humaine; le sublime du Poète a plus de profondeur, plus de traits, plus de pensées; celui de l'Orateur, plus de majesté, plus de véhémence et plus d'images; les négligences de Corneille venaient de lassitude et d'épuisement, celles de Bossuet d'un excès de chaleur et d'abondance: dans Corneille enfin, quand l'expression est familière, elle est presque toujours sans noblesse; dans Bossuet, quand l'idée est grande, la familiarité même de l'expression semble l'agrandir encore... Eloge de Fléchier.

PALISSOT (1730-1814)

Quoique M. de Voltaire ait dit que de trentetrois pièces que ce grand homme a composées on n'en représente plus que six ou sept (ce qui n'est pas exact) cette fécondité de Corneille, loin de nuire à sa gloire, ne prouve que l'étonnante variété des ressources de son génie. Nous n'avons

connu que par ses chefs-d'œuvre la médiocrité de quelques-uns de ses derniers ouvrages; mais dans ce nombre il en est qui seraient eux-mêmes des chefs-d'œuvre dans ce siècle de disette, tels que les Sophonisbes, les Sertorius, les Othons, etc... Ces pièces, que l'on affecte trop de rabaisser aujourd'hui, et que vos jeunes gens lisent à peine, demanderaient des acteurs capables de les représenter, et des spectateurs assez instruits pour les entendre; c'est alors que toute la richesse de Corneille se ferait sentir. Alors on serait à portée d'observer combien, dans ses productions les plus négligées, il est supérieur, non seulement à la foule commune, mais aux écrivains même qui se flattent de soutenir avec quelque dignité la réputation de la scène. On peut appliquer à ce grand poète ce que Longin disait d'Homère : « Ses rêves sont ceux de Jupiter. » Mémoires pour servir à l'histoire de notre littérature depuis François Ier jusqu'à nos jours (art. Corneille).

LA HARPE

De l'Académie Française (1739-1803)

L'élévation et la force paraissent appartenir naturellement au génie de Corneille. Tout ce qui

peut exalter l'âme, le sentiment de l'honneur, dans le vieux Don Diègue, celui du patriotisme, dans le vieil Horace, la férocité romaine dans son fils, l'enthousiasme de la religion, dans Polyeucte, l'ambition effrénée dans Cléopâtre, la générosité dans Sevère et dans Auguste, l'honneur de venger un époux tel que Pompée par des moyens dignes de lui, dans le rôle de Cornélie, tous ces différents caractères de grandeur, il les a connus, il les a tracés.

Il est ordinaire à l'homme d'avoir plus ou moins les défauts qui avoisinent ses qualités. Ainsi, que Corneille ait porté quelquefois la grandeur jusqu'à l'enflure, et l'énergie jusqu'à l'atrocité, qu'il passe du sublime à la déclamation, et de la vigueur du raisonnement à la subtilité sophistique, rien n'est plus concevable. Mais ce qui l'est beaucoup moins, c'est que ce même Corneille, qu'on peut appeler, par excellence, le peintre de la grandeur romaine, ait fondé l'intrigue de deux de ses pièces (et je ne parle que de celles qui sont restées au théâtre) sur l'avilissement de tous les plus grands personnages de l'ancienne Rome, de César, de Pompée et de Sertorius. Que sera-ce, si l'on se rappelle que c'est le même homme qui se vante, en vingt endroits, de n'avoir jamais peint l'amour que mélé d'héroïsme, qui ne le croit digne de la tragédie qu'avec ce mélange, et

qui prétend que tout autre amour ne peut qu'affadir et efféminer Melpomène ! .

Le style dans Corneille est aussi inégal que le reste. Il a donné, le premier, de la noblesse à notre versification; le premier, il a élevé notre langue, à la dignité de la tragédie, et dans ses beaux morceaux il semble imprimer au langage la force des idées. Il a des vers d'une beauté audessus de laquelle il n'y a rien. Ce n'est pas qu'on ne puisse, sans se contredire, faire le même éloge de Racine et de Voiture, parce que, dès qu'il s'agit de beautés de différents genres, elles peuvent être toutes également au plus haut degré, sans admettre de comparaison...

(Sur Le Cid):

Corneille, en s'appropriant le sujet du Cid, traité d'abord en Espagne par Diamante (1) et, ensuite, par Guillain de Castro, ne fit pas un larcin, comme l'envie le lui reprocha très injustement, mais une de ces conquêtes qui n'appartiennent qu'au génie... Il embellit beaucoup ce qu'il prenait, en ota beaucoup de défauts et réduisit le tout aux règles principales du théâtre. Il ne les

(1) La Harpe, tombe ici dans l'erreur déjà commise par son maître Voltaire : ce fut DIAMANTE, célèbre auteur dramatique espagnol (né en 1626) qui, au contraire, adapta le Cid de Corneille.

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