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du Cid, pièce dans laquelle il eut encore l'étonnant mérite de corriger son modèle en trente endroits, dans un temps où les bienséances théâtrales n'étaient pas encore connues en France. On le condamne surtout pour avoir trop négligé sa langue. Alors toutes les critiques faites par des hommes d'esprit sur un grand homme sont épuisées ; et l'on joue Cinna et Polyeucte devant l'impératrice des Romains, devant celle de Russie, devant le doge et les sénateurs de Venise, comme devant le roi et la reine de France. Lettre à l'Académie française.

VAUVENARGUES (1715-1747)

Les héros de Corneille disent souvent de grandes choses sans les inspirer: ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et toujours trop, afin de se faire connaître; les autres se font connaître parce qu'ils parlent. Surtout, Corneille paraît ignorer que les grands hommes set caractérisent souvent davantage par les choses. qu'ils ne disent pas que par celles qu'ils disent.

Corneille est tombé trop souvent dans ce défaut

de prendre l'ostentation pour la hauteur, et la déclamation pour l'éloquence, et ceux qui se sont aperçus qu'il était peu naturel à beaucoup d'égards, ont dit, pour le justifier, qu'il s'était attaché à prendre les hommes tels qu'ils devaient être. Il est donc vrai du moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étaient

Corneille né dans un siècle plein d'affectation, ne pouvait avoir le goût juste. Aussi l'a-t-il fait paraître non seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, qu'ila pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins d'enflure, dont il a préféré la force gigantesque à la simplicité plus noble et plus touchante des poètes grecs. De là ses antithèses affectées, ses négligences basées, ses licences continuelles, son obscurité, son emphase, et enfin ces phrases synonymes, où la même pensée est plus remaniée que la division d'un

sermon.

De là, encore, ces disputes opiniâtres, qui refroidissent quelquefois les plus fortes scènes, et où l'on croit assister à une thèse publique de philosophie qui noue les choses pour les dénouer. Les premiers personnages de ses tragédies augmentent alors avec les tournures et les subtilités de l'école, et s'amusent à faire des jeux frivoles de raisonnements et de mots, comme des écoliers ou des légistes...

...

Me permettra-t-on de le dire? Il me semble que l'idée des caractères de Corneille est presque toujours assez grande; mais l'exécution en est quelquefois bien faible et le coloris faux ou peu agréable. Quelques-uns des caractères de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein, mais les expressions sont toujours de main de maître et puisées dans la vérité et dans la nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvait guère dans les personnages de Corneille de ces traits simples qui annoncent une grande étendue d'esprit. Ces traits se rencontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, Acomat, Athalie.

... Il était donné à Corneille de peindre des vertus austères, dures et inflexibles; mais il appartient à Racine de caractériser les esprits supérieurs et de les caractériser sans raisonnements et sans maximes par la seule nécessité où naissent les grands hommes, d'imprimer leurs caractères dans. leurs expressions.

...

Lorsqu'on fait le parallèle des deux poètes, il semble qu'on ne convienne de l'art de Racine que pour donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on emploie cette distinction pour marquer le caractère d'un faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais lorsqu'on parle de l'art de Racine, l'art qui met toutes les choses à leur place, qui caractérise les hommes, leurs pas

sions, leurs mœurs, leur génie ; qui chasse les obscurités, les superfluités, les faux-brillants; qui peint la nature avec feu, avec sublimité et avec grâce; que peut-on penser d'un tel art si ce n'est qu'il est le génie des hommes extraordinaires et l'original même de ces règles que les écrivains sans génie embrassent avec tant de zèle et avec si peu de succès ?... C'est le défaut trop fréquent de cet art qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies ne soient très bien imaginées et très bien conduites. Je crois même qu'il a connu mieux que personne l'art des situations et des contrastes. Mais l'art des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligés ou pris à faux, déparent ses autres beautés...

Corneille a trouvé le théâtre vide et a eu l'avantage de former le goût de son siècle sur son caractère. Racine a paru après lui et a partagé les esprits. S'il eût été possible de changer cet ordre, peut-être qu'on aurait jugé de l'un et de l'autre fort différemment. Oui, dit-on, mais Corneille est venu le premier et il a créé le théâtre. Je ne puis souscrire à cela. Corneille avait de grands modèles parmi les anciens; Racine ne l'a point suivi personne n'a pris une route, je ne dis pas plus différente, mais plus opposée, personne n'est plus original à meilleur titre. Si Corneille a droit

de prétendre à la gloire des inventeurs, on ne peut l'ôter à Racine. Mais si l'un et l'autre ont eu des maîtres, lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux imités...

...

Je crois qu'il [Corneille] a connu mieux que Racine le pouvoir de situations et des contrastes. Ses meilleures tragédies, toujours fort au-dessous par l'expression, de celles de son rival, sont moins agréables à lire, mais plus intéressantes quelquefois dans la représentation, soit par le choc des caractères, soit par l'art des situations, soit par la grandeur des intérêts. Moins intelligent que Racine, il concevait peut-être moins profondément, mais plus fortement ses sujets. Il n'était ni si grand poète, ni si éloquent, mais il s'exprimait quelquefois avec une grande énergie. Personne n'a de traits plus élevés et plus hardis, personne n'a laissé l'idée d'un dialogue si serré et si véhément; personne n'a point avec le même bonheur l'inflexibilité et la force d'esprit qui naissent de la vertu. De ces disputes même que je lui reproche, sortent quelquefois des éclairs qui laissent l'esprit étonné, et des combats qui véritablement élèvent l'âme; enfin quoiqu'il lui arrive continuellement de s'écarter de la nature, on est obligé d'avouer qu'il la peint naïvement, et bien fortement dans quelques endroits, et c'est uniquement dans ces morceaux naturels qu'il est admirable.

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