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SEGRAIS

De l'Académie Française (1624-1701)

Corneille ne sentait pas la beauté de ses vers, et il n'avait pas d'égard à l'harmonie en y travaillant, mais seulement au sentiment. Pour marque du génie particulier qu'il avait pour le théâtre, c'est qu'il avait fait ses plus belles pièces avant que de lire la Poétique d'Aristote.

Euripide, Sophocle, Aristophane ne sont pas plus agréables à lire que les pièces de Corneille et de Molière. Il y a quelque chose à dire touchant les pièces que Corneille a faites étant jeune, mais ces pièces valent encore mieux que les meilleures des

autres...

... C'est lui qui a formé le Théâtre Français, il ne l'a pas seulement enrichi d'un grand nombre de belles pièces toutes différentes les unes des autres; on lui est encore redevable de toutes les bonnes de ceux qui sont venus après lui. Il n'y a que la Comédie où il n'a pas si bien réussi, il y a toujours quelques scènes trop sérieuses; celles de Molière ne sont pas de même, tout y ressent la Comédie. M. Corneille sentait bien que Molière avait cet avantage sur lui, c'est pour cela

qu'il en avait de la jalousie ne pouvant s'empêcher de le témoigner; mais il avait tort...

... Les Cabales ne servent de rien pour faire valoir des ouvrages. L'on verra dans trente ou quarante ans, si on lira ceux de Racine comme on lit présentement ceux de Corneille qui ne vieillissent pas; c'est le père du Théâtre Français. Racine n'a travaillé qu'après lui et que sur son modéle, et il ne l'a pas surpassé quoique ses partisans en veulent dire. Il n'aurait pas si bien réussi que Corneille, s'il s'était trouvé dans son temps et à sa place...

...

Il y a plus de matières dans une seule des scènes de Corneille, qu'il n'y en a dans toute une pièce de Racine... Mémoires et anecdotes.

LA BRUYÈRE

De l'Académie Française (1645-1695)

Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle, il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal; ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu'il dût en suite aller si loin; comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pû tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses

meilleures pièces il y a des fautes excusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers le plus heureux qu'on ait jamais lû ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des Anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des grecs et à leur grande simplicité; ila aimé au contraire à charger la scène d'événements, dont il est presque toujours sorti avec succès : admirable, surtout, par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés...

(Parallèle de Corneille et de Racine):

...

Corneille nous assujettit à ses Caractères et à ses idées; Racine se renferme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devraient être ; celui-ci les peint tels qu'ils sont; il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les autres, ou de ce l'on éprouve dans soi-même : l'un élève, étonne, maîtrise, instruit, l'autre plaît, remue, touche,

pénètre : ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié par le premier ; et par l'autre ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion : ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci du goût et des sentiments: l'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine: Corneille est plus moral; Racine est plus naturel : il semble que l'un imite SOPHOCLE et que l'autre doit plus à EURIPIDE. Les Caractères ou les Mœurs de ce Siècle.

JEAN RACINE

De l'Académie Française (1639-1699)

La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance Le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d'œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties: l'art, la force, le jugement, l'esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! Quelle véhémence dans les pas

sions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns les autres! Parmi tout cela, une magnificence d'expression, proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser, quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres.

Personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a d'excellents Tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins, que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux...

... Lorsque dans les âges suivants on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de

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