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représenter comme une espèce de bonhomme sublime, héroïque et naïf, uniquement absorbé dans la contemplation des vérités morales... (D'une conférence sur Rodogune):

Rodogune a vraiment marqué le midi de l'inspiration ou de la poésie de Corneille ; et s'il la préférait lui-même à toutes ses autres tragédies, c'est qu'il s'y retrouvait en quelque sorte plus complet et plus ressemblant. Et en vérité il n'avait pas tort! Oui pour la complication ou l'obscurité de l'intrigue, pour l'exagération des caractères, pour la nature de l'éloquence et la force du style, c'était bien lui sa Rodogune...

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De toutes les tragédies de Corneille, elle est l'une des plus voisines de nous, la plus contemporaine, «< la plus romantique », si nous voyons le romantisme où il est, non pas dans la disposition de l'action ou dans l'abus de la couleur locale, du décor et du costume, mais plutôt dans l'exagération des caractères, dans la violence des passions, dans l'énormité des catastrophes, et là enfin où l'a surtout mis l'auteur d'Angelo, de Marie Tudor, de Lucrèce Borgia...

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Le progrès, vous le trouverez d'abord dans la construction même du drame, plus ingénieuse, plus habile, plus savante, plus une et mieux liée, plus fortement, en toutes ses parties, qu'aucune des tragédies antérieures de Corneille...

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Pour la première fois, les intérêts d'amour nous apparaissent dans Rodogune comme étroitement unis au destin même des empires. C'est ce qui n'avait lieu ni dans Polyeucte ni dans le Cid... (19 novembre 1891).

(Sur la décadence de Corneille) :

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C'étaient maintenant d'autres goûts, d'autres mœurs, d'autres exigences... On ne voulait plus rien désormais que de poli, que de joli, que de tendre... et c'est pour ne pas perdre les profits et le plaisir qu'à dater de son Edipe l'amour ou la galanterie vont occuper la place qu'ils tiennent et qui est la principale, dans les tragédies de

sa dernière manière...

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Le bon père de famille, magistrat et notable habitant de Rouen, n'a pas connu l'amour, ce qui est pourtant utile pour le peindre ; il ne l'a vu que dans les livres ; il se l'est figuré tel qu'on le représentait dans les romans...

(Sur la nature du génie cornélien) :

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... Il avait l'imagination forte et hardie : et cela veut dire qu'il n'avait pas, comme l'auront après lui Racine ou Molière le goût de « l'universel »>, mais, au contraire celui du particulier, de l'extraordinaire, de l'invraisemblable, je dirai presque du merveilleux...

L'histoire pour lui n'est pas l'histoire, mais un vaste répertoire de situations dramatiques... Ou

si l'on veut encore, l'histoire, qui donne satisfaction à son goût de l'extraordinaire, satisfait par là même, sa nature d'imagination. En fait d'actions, il ne lui en faut que d'illustres; en fait de crimes il n'en veut que d'atroces; et en fait de sentiments, il n'aime à en développer que d'extraordinaires.

Il en découle plusieurs conséquences, et entre autres celle-ci que la psychologie, telle du moins que nous l'entendons, fait habituellement défaut dans la plupart des tragédies de Corneille, ou, si l'on aimait mieux cette façon de dire, que ses personnages ont encore une allure tout épique...

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Il s'ensuit également que, dans le Théâtre de Corneille, les caractères se subordonnent toujours aux situations, dont le choix fait visiblement la première préoccupation du poète...

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On pourrait même dire encore quelque chose de plus la beauté d'une seule scène, vraiment forte et extraordinaire, est souvent pour Corneille l'unique raison qui détermine le choix de son sujet...

Mais autant qu'il l'avait hardie, il a eu l'imagination noble, héroïque, et haute. C'est comme si nous disions que, dans l'extraordinaire, il préfère habituellement ce qui fait les héros à ce qui fait les monstres, et ce qui peut exalter l'âme à ce qui la déprime. N'entendez pas au moins par là

que son répertoire soit le théâtre du perpétuel triomphe du devoir sur la passion Si cela n'est déjà qu'à moitié vrai du Cid, rien ne l'est moins d'Horace où je ne pense pas que le « devoir »> d'Horace fût d'égorger sa sœur Camille — ni de Polyeucte dont le « devoir » serait de triompher de sa passion du martyre; et rien n'est plus faux de Cinna, même de Théodore, de Rodogune, d'Héraclius, de Nicomede... où nous ne voyons plus en lutte les unes contre les autres que des passions, des ambitions, des jalousies, des haines, des vengeances. Mais ce qui est plus vrai, ce qui l'est même absolument, et ce qu'il faut dire, c'est que le théâtre de Corneille est la glorification ou l'apothéose de la volonté...

... C'est à cette glorification de la volonté qu'il convient de rapporter, comme à leur origine, quelques traits bien connus du drame cornélien. Pourquoi Corneille, par exemple, a-t-il affecté ce mépris que l'on sait des passions de l'amour?... c'est qu'elles sont, de toutes les passions, les plus ordinaires ou plus communes. Mais c'est surtout qu'elles sont les plus fatales, celles dont il semble bien que nous ayons le moins en notre puissance les commencements, la conduite, et la fin........

... N'est-ce pas comme si l'on disait que ce mépris des passions de l'amour inclinait presque nécessairement la tragédie de Corneille vers la

tragédie politique? Ces dissertations d'Etat, si l'on peut ainsi dire, qui ne sont assez souvent qu'un ornement dans la tragédie de Racine, dans Mithridate, par exemple, dans la tragédie de Voltaire, dans le drame de Victor Hugo, dans Hernani ou dans Ruy Blas, elles sont devenues comme inhérentes à la constitution intime du drame cornélien. La politique n'est-elle pas le domaine propre, et comme le bien de l'exercice de la volonté ?..... De là le plaisir que prennent les personnages de Corneille Auguste et Cinna, Rodogune et Cléopâtre, Phocas et Léontine, Nicomède et Prusias, à développer tout au long, et quelquefois interminablement, les mobiles de leurs résolutions... La force de leur volonté s'accroît ou se double ainsi de l'autorité de leurs raisonnements...

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... Si l'on parle sans doute beaucoup dans la tragédie de Corneille, on y agit beaucoup aussi. Mais comment et pourquoi cela? Précisément parce que les événements y apparaissaient toujours comme les conséquences des résolutions des personnages... Il ne dépendait que d'Auguste s'il eût voulu, de punir Cinna au lieu de l'absoudre ; il ne dépendrait que de Polyeucte, s'il le voulait, de

continuer à vivre avec Pauline... Leur volonté fait ce miracle, qu'immobilisés comme ils sont

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