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des grands sujets, goût des intrigues rigoureusement enchaînées. Corneille n'a rien apporté de nouveau; rien essentiellement ne le distingue de Rotrou, de du Ryer, ni même de La Calprénède. Seulement Corneille apportait mieux qu'une manière nouvelle d'entendre le théâtre. Il s'apportait lui-même. Son originalité c'est son génie ; son originalité c'est sa supériorité d'âme et d'esprit. Il apportait une grande âme et cet «< esprit qu'il avait sublime », ce qui fait qu'il n'a rien inventé et tout transformé. Tous les goûts de son temps i les a eus ou les a pris et amassés en lui; et puis il les a, d'un coup, poussés à un degré ou à vingt degrés de plus...

... Il a créé des surhommes qui restaient assez des hommes pour être reconnus par les hommes et pour en être admirés et aimés. Le trait de génie de Corneille, ici, c'est d'avoir, peut-être inconsciemment et seulement parce qu'il avait « l'esprit sublime », reconnu que toute la grandeur de l'homme et pour mieux parler le tout de l'homme est dans le libre arbitre, dans la liberté et par conséquent dans la volonté, qui est cette faculté de l'âme par laquelle le libre arbitre se manifeste ou qui fait croire qu'on le possède. Avant Voltaire, Corneille s'est dit : « La liberté dans l'homme est la santé de l'âme » ; avant Descartes ou au moins en même temps, il a pensé que de

croire à son libre arbitre et de vouloir comme si l'on pouvait et comme si l'on pouvait infiniment, c'est ce qui fait qu'on est un homme et non pas un animal, ou ce qui fait que l'on est un homme supérieur et non pas « tel de nos gens, franche bête de somme ». Et par suite il a vu toute la beauté dans la volonté agissant pour le bien, dans la générosité ou magnanimité, comme l'appelle indifféremment Descartes, et il a fait le théâtre de la volonté et de la grandeur d'âme dans le sens précis et littéral du mot, comme plus tard on fera le théâtre de la passion et de la faiblesse d'âme et de cœur...

Ce qui a un peu gêné Corneille dans son travail. sinon dans le développement de son génie, ce sont les nouvelles règles du poème dramatique établies par les doctes de 1630. Non pas toutes. Il n'est gêné ni par l'unité d'action, ni par la moralité, ni par l'intérêt de curiosité, ni par l'intrigue serrée et logique. Il est plus régulier que les réguliers sur tous ces points. Ce qui le gêne, c'est l'unité de temps et l'unité de lieu; c'est la catharsis d'Aristote telle qu'elle était entendue de son temps, c'est-à-dire mal, à savoir la purification des passions par la peinture des passions; c'est le été chresta d'Aristote, c'est-à-dire l'obligation de ne peindre que des mœurs bonnes...

...

Il est très partisan de l'unité d'action; mais il estime qu'il peut y avoir unité d'action là où il

y a plusieurs actions, à la condition que ces différentes actions mènent au même but et à un but unique. C'est traduire unité d'action par unité d'intérêt, ou plutôt c'est remplacer l'unité d'intérêt, ce qui, à mon avis, est excellent et est la vérité même...

Pour l'unité de lieu et l'unité de temps, comme il l'a dit spirituellement, «< il connaît les règles ; mais il sait aussi l'art de les apprivoiser ». Il reconnaît que ces règles ont leur fondement; mais ce qu'elles ont contre elles, c'est qu'elles proscrivent de très beaux sujets... Il faut donc, d'abord, relâcher quelque chose de la sévérité de ces règles... et surtout, ici Corneille se montre extrêmement expert en art dramatique, il faut respecter à peu près les unités de temps et de lieu et ne jamais les accuser, ne jamais les souligner, ne jamais les faire remarquer au spectateur... Il faut laisser le temps et le lieu indéterminés...

Corneille a été amoureux, toute sa vie, comme du reste presque tous ceux qui le sont dans leur jeunesse, et il n'a presque point mis d'amour dans ses pièces où, du moins, il y a toujours subordonné l'amour à autre chose. Ce n'est pas seulement parce que lui-même a jugé l'amour «< une

passion trop chargée de faiblesse » pour qu'elle fut digne de soutenir une tragédie; c'est parce que l'on jugeait ainsi de son temps et qu'il n'a pas voulu aller contre l'opinion de ses contemporains et, en la heurtant, révéler sa propre faiblesse secrète dont, sans doute, il éprouvait quelque pudeur. C'est une chose assez probable... Dix-septième siècle: Corneille.

FERDINAND BRUNETIÈRE
De l'Académie Française (né en 1849)

(Sur les œuvres de la jeunesse de Corneille) :

Le fond de Corneille, c'est le don du style. Il a eu ce qu'on peut appeler l'outil universel, et les pires complications de la tragi-comédie ne lui ont pas coûté plus de peine que les savantes combinaisons de la tragédie pure, ou que les intrigues légères, courantes, si je puis ainsi dire, et aimables de la comédie de moeurs.

Il est regrettable que ces comédies de Corneille, qui remplissent, ainsi qu'on le voit, sept ou huit ans de sa carrière, n'aient pas été jusqu'à ce jour étudiées de plus près... Cependant elles ont leur importance dans l'histoire générale du théâtre

français et elles ne sont pas inutiles à une entière intelligence de le nature du génie de Corneille. Elles ont, en outre, ce que l'on appelle de nos jours un intérêt documentaire certain, et on ne trouverait pas aisément de modèles plus achevés du style Louis XIII en littérature. Enfin, elles ne manquent ni d'agrément ni même de charme, si jamais peut-être on n'a mieux rendu dans notre langue ces détails de la vie commune, ou pour ainsi dire, ces riens de la conversation journalière dont l'expression était alors déjà, comme elle l'est toujours, le grand écueil de la comédie en vers. Le grand défaut de ces comédies... c'est de se ressembler un peu toutes entre elles, de rouler sur le même intérêt de galanterie banale, et, tout en étant assez compliquées, d'être néanmoins assez faibles d'intrigue...

...

... Pour la qualité de la plaisanterie, comme aussi par la condition des personnages, les comédies de la jeunesse de Corneille font songer, d'un peu loin, à la comédie de Térence, ou si l'on préfère un autre terme de comparaison, c'est déjà la comédie moyenne, qui sera celle de Colin d'Harleville, d'Andrieux..... et pourquoi pas d'Emile Augier: Gabrielle ou Philiberte.

... Il ne faut pas en tous cas lui faire tort [à Corneille] d'une moitié de son génie, et parce qu'il est l'auteur d'Horace et de Polyeucte, se lę

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