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colle à ses bras, elle court à l'échafaud, et c'est là, au retour, toute couverte du sang du seul homme qui lui ait fait connaître ces sensations terribles ou charmantes, qu'elle jette le fameux cri:

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.

Un cri de foi ? non pas, un cri d'amour!

ce

On parle quelquefois d'idéal aux jeunes filles, je ne sais pas trop ce qu'on entend par là; mot ne me semble propre qu'à nourrir dans leur cœur des rêveries sentimentales et creuses. Il n'y a pas d'autre idéal que d'aimer passionnément ce qui est beau et bon. C'est l'idéal que leur présente Corneille... Quarante ans de théâtre (18611889).

CATULLE MENDÈS (né en 1840)

En réalité Corneille n'a jamais été classique. Relisez, œuvre de sa prime jeunesse, l'absurde, extravagant, romanesque et mélodramatique Clitandre! relisez, œuvres de son vieil âge, le précieux et fantaisiste Agésilas, le brutal Attila ! Ce haut, libre débordant génie, qui eut été notre Shakespeare, si la Règle n'y avait mis bon

ordre... offense encore les froids fervents des strictes lois théâtrales, même s'ils poussent le mensonge de leur conversion jusqu'aux pires débraillements de la modernité; et, malgré sa résignation à de réguliers chefs-d'œuvre, ils en veulent encore à Corneille de ses sursauts, de temps en temps, sous le joug et d'avoir été vaincu plutôt que convaincu. Je dis que nous en sommes encore, le jour du deux cent quatrevingt-neuvième anniversaire de Pierre Corneille, aux effarements des pédants - ah! qu'ils sont parisiens aujourd'hui ! devant les téméraires et les préciosités cornéliennes ; et les justes colères de Madame de Sévigné et de Saint-Evremond pourraient être de mise encore...

...

Je n'espère plus qu'on nous rende Nicomède, la plus haute, peut-être, de ses comédies romaines, ni Don Sanche d'Aragon, la plus héroïque, certainement, de ses espagnolades, ni la suite du Mentcur, où se joue si romanesquement, non sans pompe, son aventureuse fantaisie, ni Rodogune, ni le trouble Héraclius, mélodrame étonnant, ni Sertorius (on préférerait jouer le Comte d'Esseix du médiocre Thomas), ni l'amusant Agésilas, en vers libres! Mais, vous allez voir que je fais des concessions, pourquoi les affiches n'annoncent-elles plus Cinna, Polyeucte ou Pompée ? Polyeucte surtout, où M. Mounet-Sully, mainte

nant en la pleine possession de son génie, serait si admirable? Que voulez-vous, il y a les Conférenciers. On ne jouerait qu'assez rarement Hernani ou Ruy-Blas, s'ils ne faisaient salle comble chaque fois qu'on les joue. Eternelles querelles littéraires Et il faut nous contenter du Cid, de temps en temps. D'ailleurs, je l'adore...

L'Art au Théâtre (289° anniversaire de Pierre Corneille. Comédie française: Le Cid. (6 juin 1895).

PETIT DE JULLEVILLE (1841-1900)

...

Corneille, doué naturellement d'un génie dramatique tout à fait extraordinaire, se distingue et excelle surtout par ces trois qualités : la fécondité de l'invention, la variété de la mise en œuvre et l'éclatante beauté du style. Aucun écrivain n'a écrit en vers mieux que Corneille. Ajoutons comme un trait propre à son œuvre : l'aspiration constante vers la grandeur. Il a placé très haut son idéal dramatique, si haut qu'il ne l'a pas toujours atteint. Mais s'il est des talents plus pondérés, mieux conduits, qui jamais ne se lassent ni se dementent, jamais ne tombent au-dessous d'euxmêmes; il n'est pas de plus grande âme, et peu

de poètes ont su s'élever aussi souvent que Corneille, par la pensée, par le style, à ces traits sublimes qui ne laissent rien désirer, rien imaginer au-delà de ce qu'ils réalisent. Corneille, quelquefois obscur, ou même diffus et froid, peut lasser par moments; mais quand il satisfait l'âme, il la remplit, il la transporte de cette sorte de joie que donne l'enthousiasme... Le Théâtre en France: Corneille et ses contemporains.

ANATOLE FRANCE

De l'Académie française (né en 1844)

... La Mort de Pompée du grand Corneille, où l'on voit Cléopâtre vertueuse, aspirant à la main de César, mais prenant par générosité la défense du vaincu de Pharsale. Sa confidente, Charmion, instruite de ces beaux sentiments, lui dit :

L'amour, certes, a bien peu de prestance.

A quoi Cléopâtre répond :

Les princes ont cela de leur haute naissance. On ne conçoit pas d'abord comment Corneille a pu écrire quelque chose d'aussi ridicule. Mais on voit, si l'on y réfléchit, que c'est uniquement parce qu'il avait un génie sublime. Sans être comme Shakespeare, un divinateur infaillible des

âmes, notre vieux poète ne manquait pas de tout discernement; il savait bien au-dedans de luimême que Cléopâtre n'avait jamais ni parlé ni pensé de la sorte, mais il se flattait de l'embellir, de la rendre digne de la scène tragique, de la conformer aux convenances exigées par Aristote, et surtout de l'arranger à son propre goût qui était noble. Il abondait en belles maximes. Les grands sentiments ne lui coûtaient guère, et l'on voit trop que le bonhomme les prenait dans son encrier. Il est bien difficile de se mettre aujourd'hui dans l'état d'esprit où il était quand il écrivait une tragédie dans sa petite chambre, entre deux procès, car, avocat et normand, il aimait à plaider. Les grandeurs de ce monde, les grandeurs de chairs, le pénétraient d'un respect profond. Il se faisait sur les princesses des idées qui ne s'accordent pas bien avec la physiologie. Shakespeare avait un autre génie et sa Cléopâtre est vivante. La vie littéraire : Cléopátre.

EMILE FAGUET

De l'Académie française (né en 1847)

... Tout ce... qu'a eu Corneille... son temps l'a eu goût du grand, de l'extraordinaire, goût de la grandeur morale, goût de l'héroïsme, goût

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