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Nicomède sous des noms romains. Le Romantisme des Classiques.

PAUL DE SAINT-VICTOR (1827-1881)

(Sur le Cid):

Le Cid de Corneille nous paraît excéder la mesure humaine; mais il reprend une taille presque moyenne, lorsqu'on rapproche du vieux Cid original des Chroniques et des Romances castillanes. Pour le contempler dans toute sa hauteur, il faut le chercher au Romancero, cette Illiade anonyme, cette nécropole abrupte et grandiose de l'antique Espagne...

Certes la scène de Corneille où Don Diegue pousse son fils à la vengeance en lui montrant sa joue chaude encore du soufflet du comte, est d'une vigueur admirable; mais qu'elle est vraiment saisissante et forte dans le récit du Romancero !...

Corneille a civilisé de son mieux cette féroce Espagne des vieux âges. Le Cid, dans sa tragédie, tremble et s'humilie devant Chimène, après qu'il a tué son père. Tout au contraire le Cid des Romances la brave et la provoque par ses rodomontades injurieuses,

Ce n'est point du Romancero qu'il ignorait, sans doute, mais du drame de Guilhem de Castro La Jeunesse du Cid, paraphrase tempérée quoique encore caractéristique des chants populaires que Corneille a tiré son premier chef-d'œuvre. Il l'a fait sien en le transformant; il l'a conquis sur l'Espagne en le soumettant à son génie propre. Rien ne sent moins le pastiche que ce drame nerveux et rapide, tout spontané et de premier jet. Il y règne l'âcre verdeur d'un printemps précoce. Sa flamme ne semble point allumée à un flambeau étranger; elle jaillit comme par explosion. Son héros, en passant d'une langue à l'autre, a laissé sur la frontière son costume du Moyen Age et sa rudesse féodale; mais il a gardé son âme castillane, aussi grande, agrandie peut-être. Tout est oublié fors l'honneur !

L'effacement des lieux et des circonstances est, en effet, complet dans le Cid.

Le fond d'Espagne presque africaine, sur lequel se détache le preux primitif, s'évanouit dans une couleur neutre. Pas un détail local, pas un relief de mœurs et de particularités indigènes... On monte dans la pensée pure, on gravit des hauteurs morales, âpres et taillées à pic, comme ces hauteurs des Pyrénées où la végétation disparaît. Des âmes y luttent, des épées. On s'y combat dans les nues. Mais cette abstraction, conforme

d'ailleurs au génie français de l'époque, a bien sa beauté. Le sublime, à un certain degré d'altitude, n'est d'aucun temps ni d'aucun pays.....

Chimène est une glorieuse et une raisonneuse. Elle plaide, elle analyse, elle alambique, elle distingue... Sa casuistique raffinée rappelle celle du mysticisme espagnol.

(Sur Polyeucte):

Des chefs d'œuvre de Corneille, Polyeucte est assurément le plus grand; et rien n'égale, dans tout son théâtre, l'extraordinaire beauté du rôle de Pauline.

Pauline est, pour moi du moins, la plus admirable des filles de Corneille.

Pauline n'aime pas Polyeucte, elle l'estime, et c'est tout...

Pauline est donc l'héroïne du devoir, de ce devoir païen qui se ressentait de la sujétion domestique et qui faisait passer la femme, de la maison paternelle, au gynécée de l'époux, sans lui permettre de détourner la tête vers le lit de son choix de ce foyer regretté...

(Sur Cinna):

Cinna est la tragédie la plus abstraite de Corneille; qui est le plus abstrait de tous les génies... Corneille toujours si dédaigneux de l'appareil extérieur, pousse à l'extrême, dans Cinna, le mépris du détail local et de la nuance historique.

L'action se passe dans une sphère tout idéale et tout oratoire. Elle se renferme dans l'âme d'Auguste, qui joue presque le rôle unique. Les grêles personnages qui s'agitent un moment pour échapper à son influence pâlissent, de scène en scène, et se dissipent, comme des ombres, dès qu'il les embrasse, en leur pardonnant.....

... Corneille est un de ces grands vieillards qui font face aux siècles et se raidissent contre l'éci oulement. Ses ruines mêmes se tiennent debout et solides. Son théâtre ressemble à la Campagne Romaine, cette tragédie de la Nature faite à mains d'hommes. Quelques monuments, d'un marbre éternel, s'y maintiennent dans une inflexible attitude. Puis, tout alentour, s'étendent d'arides espaces, où se renfrognent des Termes camards, où se rouillent des Trophées détruits, où des inscriptions mutilées bégaient, en style lapidaire, des noms inconnus et des victoires oubliées. Attila, Pulchérie, Othon, Bérénice, Surèna sont les ruines de ce grand théâtre, ébauches incorrectes, modelées, dans l'argile, par la main vieillie de l'artiste, mais qui, çà et là, accusent encore l'empreinte du doigt magistral. Les Deux Masques : Les Modernes.

FRANCISQUE SARCEY (1827-1899)

Corneille, outre qu'il était un merveilleux écrivain, un poète superbe, était, surtout et avant tout, un homme de théâtre. Il avait l'instinct de la scène. Et c'est même cet instinct obscur qui lui dictait son jugement, quand il donnait, parmi ses œuvres, la première place à Rodogune, au grand scandale des critiques en général et de M. Hemon, en particulier. C'est que dans Rodogune il avait inventé la plus belle situation théâtrale qui ait jamais été mise à la scène ; c'est qu'il avait créé d'un seul coup un nouveau genre: celui du drame.

Il a fait, de main de maître, dans Cinna les deux scènes à faire. Ce ne sont pas, remarquez-le, de simples morceaux d'éloquence, ce sont des scènes dramatiques où des passions contraires sont en jeu sous une forme abstraite dans la délibération d'Auguste avec lui-même ; d'une façon plus pittoresque dans la conversation avec Cinna. C'est du théâtre et du meilleur théâtre.

A ne considérer Cinna que comme œuvre dramatique, il n'en est pas de plus mal bâtie. L'action est des plus incohérentes et à certains endroits

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