Page images
PDF
EPUB

invincible. Par-là vous avez surmonté tous les | prudence et la vertu ne pourroient résister à obstacles de votre carrière, et vous avez exé- l'ambition, gouverner sans elle et l'assujettir! cuté de grandes choses.

MAZARIN.

Je ne laisse pas de reconnoître que vous aviez un génie supérieur au mien. Je vous surpassois peut-être en subtilité et en finesse ; mais vous m'avez primé par la hauteur et par la vigoureuse hardiesse de votre ame.

RICHELIEU.

Nous avons bien fait l'un et l'autre; mais la fortune nous a bien servis.

MAZARIN.

Cela est vrai, mais de moindres esprits n'auroient pas profité de leur fortune. La prospérité n'est qu'un écueil pour les ames foibles.

DIALOGUE XIV.

FENELON ET RICHELIEU.

FÉNELON.

Je n'ai qu'une seule chose à vous reprocher, votre ambition sans bornes et sans délicatesse.

RICHELIEU.

C'est-à-dire qu'elle fait toutes choses sur la terre. C'est elle qui domine par-tout et qui gouverne l'univers.

FÉNELON.

Dites plutôt que c'est l'activité et le courage.

RICHELIEU.

Cela n'est guère arrivé, mon cher ami; et il y a bien de l'apparence que ce qui n'arrive point ou qui n'arrive que rarement, n'est point selon les lois de la nature.

FENELON.

RICHELIEU.

Oui, l'activité et le courage. Mais l'un et l'autre ne se trouvent guère qu'avec une grande ambition et avec l'amour de la gloire.

N'a-t-on pas vu des ministres et des princes sans ambition?

RICHELIEU.

Ces ministres et ces princes, mon aimable ami, ne gouvernoient point par eux-mêmes; les plus habiles avoient sous eux des esprits ambitieux qui les conduisoient à leurs fins sans qu'ils le sussent.

RICHELIEU.

RICHELIEU.

Hé! qui vous a dit que ceux que vous me nommeriez n'avoient pas dans le cœur une ambition secrète qu'ils cachoient aux peuples? Les grandes affaires, l'autorité, élèvent les ames les plus foibles, et fécondent ce germe d'ambition que tous les hommes apportent au monde avec la vie. Vous, qui vous êtes montré si ami de la modération dans vos écrits, ne vouliezvous pas vous insinuer dans les esprits, faire

C'est cette ambition des grands hommes, aimable philosophe, qui fait la grandeur des Etats.

FÉNELON.

C'est elle aussi qui les détruit et qui les abyme prévaloir vos maximes? N'étiez-vous pas fâché qu'on les négligeât?

sans ressource.

FÉNELON.

Je vous en nommerai plusieurs qui ont gouverné par eux-mêmes.

FÉNELON.

Il est vrai que j'étois zélé pour mes maximes; mais parceque je les croyois justes, et non parcequ'elles étoient miennes.

RICHELIEU.

Il est aisé, mon cher ami, de se faire illusion là-dessus. Si vous aviez eu un esprit foible, vous auriez laissé le soin à tout autre de redresser le genre humain : mais, parceque vous étiez né avec de la vertu et de l'activité, vous vouliez assujettir les hommes à votre génie particulier.

FÉNELON.

Eh quoi! votre Éminence croiroit-elle que la Croyez-moi, c'est là de l'ambition.

[blocks in formation]

BRUTUS.

Quels moyens aviez-vous choisis pour vous élever? car, sans doute, vous n'aviez pas un desir vague de faire fortune sans vous attacher à un objet particulier?

BRUTUS.

Vous cultiviez avec cela quelque talent? car vous n'ignoriez pas qu'on ne s'avance point par la magnanimité, lorsqu'on n'est pas à portée de la développer dans les grandes affaires.

LE JEUNE HOMME.

Je connoissois un peu le cœur humain ; j'aimois l'intrigue; j'espérois de me rendre maître de l'esprit des autres. Par-là on peut aller à tout.

BRUTUS.

Oui, lorsqu'on est avancé dans la carrière et connu des grands. Mais qu'aviez-vous fait pour vous mettre en passe et vous faire connoître? Vous distinguiez-vous à la guerre?

BRUTUS.

Et vous flattiez-vous qu'on devineroit ce talent que vous aviez pour les grandes choses, si vous ne l'annonciez dans les petites?

LE JEUNE HOMME.

Je ne m'en flattois que trop, ombre illustre; car je n'avois nulle expérience de la vie, et on ne m'avoit point instruit du monde. Je n'avois pas été élevé pour la fortune.

BRUTUS.

Aviez-vous du moins cultivé votre esprit pour l'éloquence?

LE JEUNE HOMME.

Je la cultivois autant que les occupations de la guerre le pouvoient permettre; j'aimois les lettres et la poésie; mais tout cela étoit inutile sous l'empire de Tibère, qui n'aimoit que la po

LE JEUNE HOMME.

Je croyois pouvoir espérer de m'avancer par litique, et qui méprisoit les arts dans sa vieillesse.

[blocks in formation]

665

CATILINA.

Il est vrai que je mène ici une vie à peu près oisive et aussi languissante que celle que vous avez menée vous-même dans le monde et à la de Néron.

Cour

SENECION.

Moi! je n'ai pas mené une vie languissante : j'étois favori de mon maître; j'étois de tous ses amusements et de tous ses plaisirs ; les ministres avoient de grands égards pour moi, et les courtisans me portoient envie.

CATILINA.

Saviez-vous faire usage de votre faveur ? protégiez-vous les hommes de mérite? vous en

serviez-vous?

SENECION.

Des gens de mérite? je n'en connoissois point. Il y avoit quelques hommes obscurs à Rome qui se piquoient de vertu; mais c'étoient des imbéciles que l'on ne voyoit point en bonne compagnie, et qui n'étoient bons à rien.

CATILINA.

Mais il y avoit aussi des gens d'esprit; et sans doute vous.....

Favori de Néron. B.

SENECION.

Oui, il y avoit à la cour quelques jeunes gens qui avoient de l'imagination, qui étoient plaisants, singuliers et de très bonne compagnie. Je passois ma vie avec eux.

CATILINA.

Quoi! il n'y avoit de gens d'esprit que dans ce petit cercle d'hommes qui composoient la cour de l'empereur?

SENECION.

Je connoissois aussi quelques pédants, des poëtes, des philosophes, des gens à talent en tout genre; mais je tenois ces espèces dans la subordination. Je m'en amusois quelquefois, et les congédiois ensuite sans me familiariser

avec eux.

CATILINA.

On m'avoit dit que vous-même faisiez des vers; que vous déclamiez ; que vous vous piquiez d'être philosophe.

SENECION.

Je m'amusois de tous ces talents qui étoient en moi; mais je m'appliquois à des choses plus utiles et plus raisonnables.

SENECION.

Ho! vous en voulez trop savoir. Voudriezvous que j'eusse passé ma vie sur des livres et dans mon cabinet, comme ces misérables qui n'avoient d'autre ressource que leur talent? Je vous avoue que ces gens-là avoient bien peu d'esprit. Je les recevois chez moi pour leur apprendre que j'avois plus d'esprit qu'eux ; je leur faisois sentir à tout moment qu'ils n'étoient que des imbéciles; je les accablois quelquefois d'amitiés et d'honnêtetés; je croyois qu'ils comptoient sur moi. Mais le lendemain je ne leur parlois plus; je ne faisois pas semblant de les voir; ils s'en alloient désespérés contre moi. Mais je me moquois de leur colère, et je savois qu'ils seroient trop heureux que je leur accordasse encore ma protection.

SENECION.

Moi! j'avois la faveur de mon maître, je n'avois besoin de personne. Je n'aurois pas manqué de créatures si j'avois voulu; les hommes se jetoient en foule au-devant de moi; mais je me contentois de ménager les grands et ceux qui approchoient l'empereur. J'étois inexorable pour les autres qui me recherchoient, parceque je pouvois leur être utile, et qu'euxmêmes n'étoient bons à rien.

CATILINA.

Ainsi vous vous réserviez de vous attacher d'autres hommes plus propres à servir vos desseins. Car, apparemment, vous ne comptiez pas sur le cœur de ceux que vous traitiez si mal.

CATILINA.

CATILINA.

Et quelles étoient donc ces choses plus rai- on perd toujours tout avec elle.

sonnables?

CATILINA.

On ne perd point le génie et le courage lorsqu'on en a véritablement ; on ne perd point l'amour des misérables, qui sont toujours en très grand nombre; on conserve l'estime des gens de mérite. Le malheur même augmente quelquefois la réputation des grands hommes; leur chute entraîne nécessairement celle d'une infinité de gens de mérite qui leur étoient attachés. Ceux-ci ont intérêt de les relever, de les défendre dans le public, et se sacrifient quelquefois de très bon cœur pour les servir.

SENECION.

Ce que vous dites est peut-être vrai dans une république; mais, sous un roi, je vous dis qu'on dépend uniquement de sa volonté.

Et que seriez-vous devenu si Néron eût cessé de vous aimer? Ces grands qui étoient tous jaloux de votre fortune vous auroient-ils soutenu dans vos disgraces? Qui vous auroit regretté? qui vous eût plaint? qui auroit pris votre parti contre le peuple, animé contre vous par votre orgueil et votre mollesse?

SENECION.

Mon ami, quand on perd la faveur du prince,

CATILINA.

Vous avez servi sous un mauvais prince qui n'étoit environné que de flatteurs et d'esprits bas et mercenaires. Si vous aviez vécu sous un meilleur règne, vous auriez vu qu'on dépendoit, à la vérité, de la volonté du prince, mais

que la volonté d'un prince éclairé revenoit ai- | me proportionnois aux autres; je gagnois le sément vers ceux qui se mettoient en état de le bien servir, qui avoient pour eux la voix publique, et des caractères qui rappeloient à l'esprit du maître leurs talents dans les circonstances favorables.

cœur de ceux qui, par leurs principes, n'estimoient point mes sentiments; mon parti m'adoroit ; j'aurois assujetti la république si j'avois pu éviter certaines fautes. Pour vous, sans la scélératesse et la folie de votre maître, vous n'auriez jamais été qu'un homme obscur et accablé de ses propres vices. Adieu 1.

DIALOGUE XVII.

RENAUD ET JAFIER, CONJURÉS.

SENECION.

Je n'ai point éprouvé ce que vous dites, et j'ai mené une vie assez heureuse sans suivre vos maximes.

CATILINA.

Vous appelez une vie heureuse celle que vous avez passée tout entière avec un prince qui avoit une folie barbare, qui consumoit les jours et les nuits dans de longs et fastidieux repas; une vie qui n'a été occupée qu'à assister au lever et au dîner de votre maître, à posséder quelques femmes que vous méprisiez, à vous parer, à vous faire voir, à recevoir les respects d'une cour qui vous méprisoit, où vous n'aviez aucun vrai ami, aucune créature, aucun homme attaché à vous.

[merged small][ocr errors]

CATILINA.

Ce n'est pas à moi à vous dire qu'elle a été glorieuse; mais je puis au moins vous répondre qu'elle a été plus agréable que la vôtre; j'ai joui des mêmes plaisirs que vous, mais je ne m'y suis pas borné; je les ai fait servir à des desseins sérieux et à une fin plus flatteuse. J'ai aimé et estimé les hommes de bonne foi, ceque j'étois capable de discerner le mérite, et que j'avois un cœur sensible. Je me suis attaché tous les misérables, sans cesser de vivre avec les grands. Je tenois à tous les états par mon génie vaste et conciliant; le peuple m'aimoit; je savois me familiariser avec les hommes sans m'avilir; je me relâchois sur les avantages de ma naissance, content de primer par mon génie et par mon courage. Les grands ne négligent souvent les hommes de mérite que parcequ'ils sentent bien qu'ils ne peuvent les dominer par leur esprit. Pour moi, je me livrois tout entier aux plus courageux et aux habiles, parceque je n'en craignois aucun

je

JAFIER.

Eh bien! mon cher Renaud, es-tu désabusé de l'ambition et de la fortune?

RENAUD.

dans une entreprise qui éternisera mon nom et Mon ami, j'ai péri en homme de courage, l'injustice de mes destinées : je ne regrette point ce que j'ai fait:

JAFIER.

Mais tu avois pris un mauvais chemin pour faire ta fortune: mille gens sont parvenus, sans péril et sans peine, plus haut que toi. J'ai connu un homme sans nom, qui avoit amassé des richesses immenses par le débit d'un nouvel opiat pour les dents.

RENAUD.

J'ai connu, comme toi, des hommes que le

Tacite parle de ce Senecion, dont le prénom étoit Tullius. c'étoit un chevalier romain dont Néron avoit fait le confident par-necion devint un des favoris du tyran, le complice de ses cri

des secrets qu'il vouloit cacher à sa mère Agrippine. Tullius Se

mes et le compagnon de ses débauches. Il fut enveloppé dans la
fameuse conspiration où périrent Épicharis, Sénèque et Lucain:
l'attendre d'un homme livré aux plaisirs.
on dit qu'il mourut avec plus de courage qu'on n'avoit lieu de

Je trouve que l'auteur de ces dialogues excuse avec trop de

fait de Catilina ne s'accorde point avec l'idée qu'on en donne

complaisance les crimes de l'ambition. Le portrait que Salluste dans ce dialogue. Il avoit, dit l'historien romain, l'ame forte, le corps robuste, mais l'esprit méchant et l'ame dépravée. Jeune

encore, il aimoit les troubles, les séditions et les guerres civiles. Il se plaisoit au meurtre et au pillage, et ses premières années

furent un apprentissage de scélératesse. Il supportoit avec une fermeté incroyable la faim, le froid et les veilles. Audacieux, habile dans l'art de séduire et de feindre, avide du bien d'au

trui, prodigue du sien, violent dans ses passions, assez éloquent,

mais dénué de raison, il n'eut que de vastes desseins et ne se porta qu'à des choses extrêmes, presque impossibles, au-dessus

de l'ambition et de la fortune d'un simple citoyen. SALLUSTE, Bell. Catil., cap. V. S.

« PreviousContinue »