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Peu de chose nous console, parceque peu de chose nous afflige.

XXVI.

J'avois passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites; mais le peu de gens avec qui on peut en communiquer m'en avoit dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarois plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant ; et je leur ai pardonné de ne point s'y appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, puisque c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie.

XXVII.

Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le déréglement, nul ne semble y aller. Qui s'arrête, fait remarquer l'emportement des autres comme un point fixe.

XXVII.

Les philosophes se croient bien fins, d'avoir renfermé toute leur morale sous certaines divi

sions. Mais pourquoi la diviser en quatre plutôt qu'en six? Pourquoi faire plutôt quatre espèces de vertus que dix? Pourquoi la renfermer en abstine et sustine plutôt qu'en autre chose? Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un seul mot. Oui; mais cela est inutile, si on ne l'explique; et dès qu'on vient à l'expliquer, et qu'on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter et ainsi, quand ils sont tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles, et lorsqu'on veut les développer, ils reparoissent dans leur confusion naturelle. La nature les a tous établis chacun en soi-même; et quoiqu'on puisse les enfermer l'un dans l'autre, ils subsistent indépendamment l'un de l'autre. Ainsi toutes ces divisions et ces mots n'ont guère d'autre utilité que d'aider la mémoire, et de servir d'adresse pour trouver ce qu'ils renferment.

ΧΧΙΧ.

Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu'il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose (car elle est vraie ordinairement de ce côté-là), et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parcequ'il voit qu'il ne se trompoit pas, et qu'il manquoit seulement à voir tous les côtés. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir; mais on ne veut pas s'être trompé ; et peut-être que cela vient de ce que naturellement l'esprit ne peut se tromper dans le côté qu'il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.

XXX.

La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

XXXI.

Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fàcheries et mêmes passions; mais les uns sont au haut de la roue, et les autres près du centre, et ainsi moins agités par les mêmes

mouvements.

XXXII.

Quoique les personnes n'aient point d'intérêt à ce qu'ils disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent point; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

XXXIII.

L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que lui. On croit n'être pas tout-à-fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont

la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi | sans qu'il en coûte rien ainsi ce n'est pas bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, grand chose. et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.

XXXIV.

C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que vouloit-on voir sinon la fin de la victoire? Et dès qu'elle est arrivée, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute. De même dans les passions, il y a du plaisir à en voir deux contraires se heurter; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans la comédie, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.

XXXV.

On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout le reste; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

XXXVI.

Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par foiblesse, c'est un mal ordinaire; mais d'en dire à dessein, c'est ce qui n'est pas supportable, et d'en dire de telles que celles-là.

XXXVII.

Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence; au contraire, on est bien aise de pouvoir se rendre ce témoignage d'humanité, et de s'attirer la réputation de tendresse

XXXVIII.

Qui auroit eu l'amitié du roi d'Angleterre, du roi de Pologne, et de la reine de Suède, auroit-il cru pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde'?

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Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer! Si on dit: Je le trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou on

Pascal veut parler ici de trois révolutions arrivées de son

temps la cruelle catastrophe de Charles Ier, roi d'Angleterre, en 1649; la retraite de Jean Casimir, roi de Pologne, dans la Silésie, en 1655; et l'abdication de Christine, reine de Suède, en 1654. Il ne faut pas confondre cette première retraite de Casimir avec la seconde, qui n'arriva qu'après son abdication, en 1668: alors Pascal étoit mort.

l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire; | effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose, qu'on ne sauroit le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.

car alors il juge selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n'est pas auteur l'auront disposé; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet, selon le tour et l'interprétation qu'il sera en humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage ou du ton de la voix tant il est aisé de démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il y en a peu de fermes et de stables!

XLIII.

:

Montaigne a raison la coutume doit être suivie dès-là qu'elle est coutume, et qu'on la trouve établie, sans examiner si elle est raisonnable ou non; cela s'entend toujours de ce qui n'est point contraire au droit naturel ou divin. Il est vrai que le peuple ne la suit que par cette seule raison qu'il la croit juste, sans quoi il ne la suivroit plus; parcequ'on ne veut être assujetti qu'à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passeroit pour tyrannie; au lieu que l'empire de la raison et de la justice n'est non plus tyrannie que celui de la délectation.

XLIV.

La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l'ignorance de la morale au temps de l'affliction; mais la science des mœurs nous consolera toujours de l'ignorance des cho

ses extérieures.

XLV.

Le temps amortit les afflictions et les querelles, parcequ'on change, et qu'on devient comme une autre personne. Ni l'offensant, ni l'offensé, ne sont plus les mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverroit après deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.

XLVI.

Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude. Qui voudra connoître à plein la vanité de l'homme, n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi (CORNEILLE); et les effets en sont

XLVII.

César étoit trop vieux, ce me semble, pour aller s'amuser à conquérir le monde. Cet amusement étoit bon à Alexandre : c'étoit un jeune homme qu'il étoit difficile d'arrêter; mais César devoit être plus mûr.

XLVIII.

Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l'ignorance de la vanité des plaisirs absents, causent l'inconstance.

XLIX.

Les princes et les rois se jouent quelquefois. lis ne sont pas toujours sur leurs trônes; ils s'y ennuieroient. La grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie.

L.

Mon humeur ne dépend guère du temps. J'ai mon brouillard et mon beau temps au-dedans de moi; le bien et le mal de mes affaires mêmes y font peu. Je m'efforce quelquefois de moimême contre la mauvaise fortune; et la gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que d'autres fois je fais l'indifférent et le dégoûté dans la bonne fortune.

LI.

En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois; mais cela me fait souvenir de ma foiblesse, que j'oublie à toute heure; ce qui m'instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu'à connoître mon néant.

LII.

C'est une plaisante chose à considérer, de ce qu'il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement; comme, par exemple, les voleurs, etc.

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sence même, qu'ils doivent tout faire pour en avoir un. Mais qu'ils choisissent bien; car s'ils font tous leurs efforts pour un sot, cela leur sera inutile, quelque bien qu'il dise d'eux : et même il n'en dira pas du bien, s'il se trouve le plus foible; car il n'a pas d'autorité, et ainsi il en médira par compagnie.

LIX.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? n'en dites point. LX.

Qu'on ne se moque pas de ceux qui se font honorer par des charges et des offices; car on n'aime personne que pour des qualités emprun

tées. Tous les hommes se haïssent naturellement. Je mets en fait que, s'ils savoient exactement ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y auroit pas quatre amis dans le monde. Cela paroît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu'on en fait quelquefois.

LXI.

La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.

LXII.

Qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c'est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et sans la pensée de l'avenir? Mais ôtez-leur leurs divertissements, vous

les voyez sécher d'ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connoître; car c'est être bien malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être pas diverti.

LXIII.

Chaque chose est vraie en partie, et fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la

déshonore et l'anéantit. Rien n'est vrai, en l'en

tendant du pur vrai. On dira que l'homicide est mauvais : oui; car nous connoissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? La chasteté? Je dis que non : car le monde finiroit. Le mariage? Non : la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non; car les désordres seroient horribles, et les méchants tueroient tous les bons. De tuer? Non; car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai, ni bien qu'en par

tie, et mêlé de mal et de faux.

LXIV.

II.

On peut avoir le sens droit et ne pas aller également à toutes choses; car il y en a qui, l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences du peu de principes, les autres tirent bien les conséquences des choses où il y comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il a beaucoup de principes. Par exemple, les uns y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pénétration qui puisse y aller; et ceux-là ne seroient peut-être pas grands géomètres, parceque la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle, qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer les

Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien ; et souvent on fait passer à cette marque le mal particulier pour bien... Il faut même une grandeur d'ame extraordinaire pour y ar-choses où il y a beaucoup de principes. river comme au bien.

LXV.

Les cordes qui attachent les respects des uns envers les autres, sont, en général, des cordes de nécessité; car il faut qu'il y ait différents degrés tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Mais les cordes qui attachent le respect à tel et tel en particulier, sont des cordes d'imagination.

LXVI.

Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal, ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui auroit trouvé le secret de se réjouir du bien sans être touché du mal contraire, auroit trouvé le point.

ARTICLE X.

Il y a donc deux sortes d'esprits: l'un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de justesse'; l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et

foible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. En l'un, les principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun; de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude: mais, pour peu qu'on s'y tourne, on voit les principes à plein; et il faudroit avoir tout-à-fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros, qu'il est presque impossible qu'ils échappent.

Mais, dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence. Il n'est question

Pensées diverses de philosophie et de littérature. que d'avoir bonne vue; mais il faut l'avoir bonne,

I.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

Je pense qu'il faut lire ici l'esprit de finesse, par opposition à l'esprit de géométrie, qui est proprement l'esprit de méthode,

l'esprit de justesse. Toute la suite de cette pensée semble d'ail

leurs le prouver. En effet, on peut avoir beaucoup de vivacité, beaucoup de finesse d'esprit, et manquer de jugement, c'est-àdire de cet esprit de méditation, de raisonnement, qui pénètre les principes, saisit les rapports des choses entre elles, et sait en tirer les conséquences.

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