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voix de son ami ne put le rassurer. Bernardin de | n'ait passé par le cœur. Vauvenargues dégage cette Saint-Pierre, encore inconnu à l'âge de plus de pensée de ce qu'elle a d'étroit et de brillant, il dit : quarante ans, fait une lecture de Paul et Virginie Les grandes pensées viennent du cœur. Et voilà une chez Mme Necker, et ce chef-d'œuvre de grace et de ame qui se peint, et tout le monde retient cette linaturel endort un auditoire où se trouvoient Buffon, gne, qui est l'expression du sublime. Thomas et l'abbé Galiani. Il est vrai que le public vengea M. de Saint-Pierre du faux jugement de cette coterie; mais, dans son découragement, peu s'en fallut qu'il ne brûlât tous ses manuscrits. Le sort de Vauvenargues fut encore plus malheureux : cet esprit juste et sublime, qui n'eut d'autre illusion que de confondre la gloire avec la vertu, mourut apprécié de Voltaire et inconnu de ses contemporains. Le goût général se forme ordinairement sur celui de quelques esprits supérieurs; mais lorsqu'il s'agit d'un livre qui sort de la route commune, le temps seul peut lui marquer sa place.

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Une autre cause du peu de succès de Vauvenargues, c'est la hauteur de ses pensées. Celuilà ne calomnie pas l'humanité, il la soulève. Il faut, en le lisant, se désaccoutumer des autres moralistes qui humilient notre vanité et déshonorent notre grandeur. Ses paroles nous rendent meilleurs par inspiration et par intuition; il nous traite comme s'il étoit sûr de trouver en nous un sage ou un héros, et c'est ainsi qu'il nous rend, pour ainsi dire, à notre nature primitive. Voyez ! il ne conseille pas la vertu, il l'exalte et la fait adorer. Les sentiments vulgaires lui sont inconnus. S'il jette un regard sur nos foiblesses et sur nos vices, ce n'est pas seulement pour les flétrir, mais pour les plaindre, mais pour nous montrer que nous leur sacrifions le bonheur. Enfin, l'homme est pour lui une créature sacrée, et l'estime qu'il nous témoigne nous porte à un tel degré de perfection, qu'il devient impossible d'en descendre. Voyez! tout est amour, tout est bonté dans son cœur ; il croit à la vertu parcequ'elle est en lui, et ce n'est qu'après une profonde étude de lui-même, qu'il a pu tracer cette ligne consolante pour l'humanité : Nous pouvons connoître toute notre imperfection sans être humiliés par cette vue. Combien cette pensée fondamentale donne de supériorité à Vauvenargues sur tous les autres moralistes! Depuis Fénelon, on n'avoit pas fait entendre un pareil langage, et l'on est toujours tenté en le lisant, de s'écrier comme Voltaire : « Beau génie! aimable «< créature! j'ai lu vos écrits, et je vais les lire en<< core! »

Nous avons cherché à faire voir que le véritable but de Vauvenargues étoit de venger l'homme des calomnies des moralistes. En effet, sans jamais entrer en lice avec eux, il renverse tous leurs systèmes, en leur présentant la vérité. Par exemple, le marquis de Lassay, qui a écrit une multitude de choses spirituelles peu connues, d'abord parcequ'il ne fit imprimer qu'un petit nombre d'exemplaires de ses mémoires, puis parceque ses éditeurs en firent imprimer un trop grand nombre, que personne n'eut la curiosité de lire, car on ne lit les choses médiocres que si elles sont rares; le marquis de Lassay dit dans son ouvrage : Il n'y a rien de si beau que l'esprit de l'homme, rien de si effroyable que son cœur. Ne semble-t-il pas que Vauvenargues ait voulu répondre à cette injure, lorsqu'il a dit : Le corps a ses graces, l'esprit ses talents; le cœur n'auroit-il que des vices? et l'homme capable de raison seroit-il incapable de vertus? Souvent aussi Vauvenargues se plaît à réfuter La Rochefoucauld, cet autre calomniateur de l'humanité, qui ne voit partout que des égoïstes, et chez qui le bien même est le résultat d'un vice. Ainsi La Rochefoucauld dit de la pitié : « que c'est une habile prévoyance des mal<< heurs où nous pouvons tomber, et que les services << que nous rendons sont, à proprement parler, un « bien que nous nous faisons par avance. » Vauvenargues ne daigne pas répondre à un pareil sophisme; il établit la vérité, et son aspect tue le mensonge. « La pitié, dit-il, n'est qu'un sentiment « mêlé de tristesse et d'amour; je ne pense pas « qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur « nous-mêmes, comme on le croit. Pourquoi la mi<< sère ne pourroit-elle faire sur nos cœurs ce que << fait la vue d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas « des choses qui affectent immédiatement l'esprit ? « L'impression des nouveautés ne prévient-elle pas « toujours nos réflexions? et notre ame est-elle in<< capable d'un sentiment désintéressé? etc. » Nous remarquerons que la forme dubitative ajoute ici à la force de la pensée, car chaque objection est appuyée sur des faits qui se réveillent naturellement dans la mémoire du lecteur, et il suffit de descendre en soi pour y reconnoître tous les sentiments que Vauvenargues vient d'exprimer.

Nous ne dirons rien des Dialogues : ce ne sont que des études bien incomplètes. Les caractères y sont affoiblis, mal étudiés, et manquent quelquefois de vérité et toujours de profondeur. Ici Vauvenargues

Quant au style de Vauvenargues, il a mérité tant d'éloges, qu'il est difficile d'y rien ajouter. Veut-on savoir comment il a su rendre sublime une pensée qui avoit été exprimée avant lui d'une manière brillante? il suffit d'ouvrir les œuvres de Mme de Lambert, on y lit Rien ne peut plaire à l'esprit, qu'il

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« Les grandes places instruisent promptement les « grands esprits.

« La science des mœurs ne donne pas celle des << hommes.

« Quelque service qu'on rende aux hommes, on <«< ne leur fait jamais autant de bien qu'ils croient en << mériter. >>

Ces pensées sont à-la-fois délicates et profondes; elles touchent à tous les fibres du cœur et de l'intelligence. Le nouveau recueil que nous publions en renferme un grand nombre peut-être supérieures, mais que leur étendue nous empêche de citer. Nous terminerons donc ici cette courte Préface, en faisant observer toutefois que les ouvrages les plus dignes d'être médités ne peuvent exercer d'influence qu'autant que nous avons la volonté de devenir meilleurs. Or, c'est cette volonté si rare aujourd'hui que l'auteur des Maximes a l'art de réveiller en nous voilà pourquoi son livre est un véritable bienfait pour l'humanité. Il ne nous donne pas seulement ses pensées, il appelle les nôtres, et c'est ainsi qu'il nous amène à la sagesse, suivant cette maxime d'un homme peu connu quoique très distingué, le chevalier Temple, qui s'exprimoit ainsi : « Les pen«sées des hommes de génie nous rendent plus << savants, plus polis, plus agréables; mais il n'y a « que les nôtres qui puissent nous rendre véritable«ment sages et heureux. »>

L. AIMÉ-MARTIN.

DIALOGUES.

DIALOGUE PREMIER.

ALEXANDRE ET DESPRÉAUX.

ALEXANDRE.

Hé bien, mon ami Despréaux, me voulezvous toujours beaucoup de mal? Vous paroisje toujours aussi fou que vous m'avez peint dans

DESPRÉAUX.

Point du tout, seigneur, je vous honore et je vous ai toujours connu mille vertus. Vous vous êtes laissé corrompre par la prospérité et par les flatteurs ; mais vous aviez un beau naturel et un génie élevé.

ALEXANDRE.

I

Pourquoi donc m'avez-vous traité de fou 1 et de bandit dans vos satires? Seroit-il vrai que,

Ce n'est pas sans raison qu'Alexandre reproche à Boileau la manière dont celui-ci l'a traité dans sa huitième satire. Voici ce qu'il dit :

Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre ?
Qui? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre!
Ce fougueux l'Angéli, qui, de sang altéré*,
Maître du monde entier, s'y trouvoit trop serré **?
L'enragé qu'il étoit, né roi d'une province
Qu'il pouvoit gouverner en bon et sage prince,
S'en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu ;
Et traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des petites-maisons;
Et qu'un sage tuteur l'eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure.

* Desmarets et Pradon ne manquèrent pas de relever l'espèce d'inconvenance qu'il y avoit à faire un fou, un écervelé, un l'Angéli enfis, du héros auquel on compare si noblement Louis XIV, dans le vers 150 du troisième chant de l'Art poétique:

Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis.

C'est, à la vérité, une petite inadvertance que Boileau auroit dû corriger, mais que Louis XIV étoit trop grand pour apercevoir. — Charles XII, indigné, arracha, dit-on, ce feuillet des œuvres de Boileau. Qu'eût-il donc fait à la lecture du vers de Pope (ép. IV, vers 220), qui ne met aucune différence entre le fou de Macédoine et celui de

Suède?

From Macedonia's madman to the Swede.-B.

** Juvénal, dans son admirable satire X, vers 169, s'écrie, à propos du conquérant macédonien: Il sue, il étouffe, le malheureux! le monde est trop étroit pour lui. »

Estuat infelix, angusto in limine mundi.

Vers bien autrement énergique que celui de Boileau, qui trouve, en général, un adversaire plus redoutable dans Juvénal que dans Horace, sous le rapport de la verve et de l'expression poétique.

vous autres poëtes, vous ne réussissiez que dans les fictions?

ALEXANDRE.

J'ai tué Clitus dans un emportement que l'ivresse peut excuser. Combien de princes, mon cher Despréaux, ont fait mourir de sang-froid leurs enfants, leurs frères ou leurs favoris, par unejalousie excessive de leur autorité! La mienne étoit blessée par l'insolence de Clitus, et je l'en ai puni dans le premier mouvement de ma colère:

ALEXANDRE.

Vous avouez donc que vous aviez tort de me je lui aurois pardonné dans un autre temps. blâmer si aigrement? Vous autres particuliers, mon cher Despréaux, qui n'avez nul droit sur la vie des hommes, combien de fois vous arrive-t-il de desirer secrètement leur mort, ou de vous en réjouir lorsqu'elle est arrivée ? et vous seriez surpris qu'un prince qui peut tout avec impunité, et que la prospérité a enivré, se soit sacrifié dans sa colère un sujet insolent et ingrat! DESPRÉAUX.

DESPRÉAUX.

J'ai soutenu toute ma vie le contraire, et j'ai prouvé, je crois, dans mes écrits, que rien n'étoit beau en aucun genre que le vrai.

DESPRÉAUX.

Je voulois avoir de l'esprit; je voulois dire quelque chose qui surprît les hommes; de plus je voulois flatter un autre prince qui me protégeoit avec toutes ces intentions, vous voyez bien que je ne pouvois pas être sincère.

ALEXANDRE.

Vous l'êtes du moins pour reconnoître vos fautes, et cette espèce de sincérité est bien la plus rare; mais poussez-la jusqu'au bout. Avouez que vous n'aviez peut-être pas bien senti ce que je valois, quand vous écriviez contre moi? DESPRÉAUX.

Cela peut être. Je suis né avec quelque justesse dans l'esprit ; mais les esprits justes qui ne sont point élevés sont quelquefois faux sur les choses de sentiment et dont il faut juger par le

coeur.

ALEXANDRE.

C'est apparemment par cette raison que beaucoup d'esprits justes m'ont méprisé; mais les grandes ames m'ont estimé; et votre Bossuet, votre Fénelon, qui avoient le génie élevé, ont rendu justice à mon caractère, en blåmant mes fautes et mes foibles.

DESPRÉAUX.

Il est vrai que ces écrivains paroissent avoir eu pour vous une extrême vénération; mais ils l'ont poussée peut-être trop loin. Car enfin, malgré vos vertus, vous avez commis d'étranges fautes: comment vous excuser de la mort de Clitus, et de vous être fait adorer?

■ Clitus, frère d'Hellanice, nourrice d'Alexandre le Grand, se signala sous ce prince, et lui sauva la vie au passage du Granique, en coupant d'un coup de cimeterre le bras d'un satrape

Il est vrai nous jugeons très mal des actions d'autrui; nous ne nous mettons jamais à la place de ceux que nous blâmons. Si nous étions capables d'une réflexion sérieuse sur nous-mêmes et sur la foiblesse de l'esprit humain, nous excuserions plus de fautes; et contents de trouver quelques vertus dans les meilleurs hommes, nous saurions les estimer et les admirer malgré leurs vices.

DIALOGUE II.

FENELON ET BOSSUET.

BOSSUET.

Pardonnez-moi, aimable prélat ; j'ai combattu un peu vos opinions, mais je n'ai jamais cessé de vous estimer.

FÉNELON.

Je méritois que vous eussiez quelque bonté pour moi. Vous savez que j'ai toujours respecté votre génie et votre éloquence.

qui alloit abattre de sa hache la tête du héros macédonien. Cette

action lui gagna l'amitié d'Alexandre.

Dans un accès d'ivresse, ce roi se plaisoit un jour à exalter ses

exploits et à rabaisser ceux de Philippe son père; Clitus osa relever les actions de Philippe aux dépens de celles d'Alexandre :

Tu as vaincu, lui dit-il, mais c'est avec les soldats de ton

pere. Il alla même jusqu'à lui reprocher la mort de Philotas et

de Parménion; Alexandre, échauffé par le vin et la colère, suivit un premier mouvement, et le perça d'un javelot, en lui disant: Va donc rejoindre Philippe, Parménion et Philotas. Revenu à la raison, à la vue de son ami baigné de sang, honteux et désespéré il voulut se donner la mort, mais les philosophes Callisthènes et Anaxarque l'en empêchèrent. B.

BOSSUET.

Et moi, j'ai estimé votre vertu jusqu'au point d'en être jaloux. Nous courions la même carrière; je vous avois regardé d'abord comme mon disciple, parceque vous étiez plus jeune que moi; votre modestie et votre douceur m'avoient charmé, et la beauté de votre esprit m'attachoit à vous. Mais, lorsque votre réputation commença à balancer la mienne, je ne pus me défendre de quelque chagrin; car vous m'aviez accoutumé à me regarder comme votre maître. FÉNELON.

Vous étiez fait pour l'être à tous égards; mais vous étiez ambitieux : je ne pouvois approuver vos maximes en ce point.

BOSSUET.

Je n'approuvois pas non plus toutes les vôtres. Il me sembloit que vous poussiez trop loin la modération, la piété scrupuleuse, et l'ingé nuité.

FÉNELON.

En jugez-vous encore ainsi?

BOSSUET.

Mais j'ai bien de la peine à m'en défendre. I me semble que l'éducation que vous avez donnée au duc de Bourgogne étoit un peu trop asservie à ces principes. Vous êtes l'homme du monde qui avez parlé aux princes avec le plus de vérité et de courage; vous les avez instruits de leurs devoirs; vous n'avez flatté ni leur mollesse, ni leur orgueil, ni leur dureté 2. Personne ne

1 Louis, dauphin, fils ainé du Grand-Dauphin et petit-fils de Louis XIV, père de Louis XV, naquit à Versailles le 6 août 1682,

et reçut en naissant le nom de duc de Bourgogne. Il eut le duc de Beauvilliers, un des plus honnêtes hommes de la cour, pour gouverneur, et Fénelon, qui étoit un des plus vertueux et des

plus aimables, pour précepteur. Digne élève de tels maîtres, ce prince fut un modèle de vertus : il l'eût été des rois! B.

2 Qu'il nous soit permis de confirmer le jugement de Vauvenargues par un trait que l'histoire nous a transmis. Le duc de Bourgogne étoit fort enclin à la colère; voici un des moyens que Fénelon employa pour réprimer ce penchant :

Un jour que le prince avoit battu son valet de chambre, il s'amusoit à considérer les outils d'un menuisier qui travailloit dans son appartement. L'ouvrier, instruit par Fénelon, dit brutalement au prince de passer son chemin et de le laisser travailler. Le prince se fâche, le menuisier redouble de brutalité, et, s'emportant jusqu'à le menacer, lui dit : Retirez-vous, mon prince, quand je suis en colère je ne connois personne. Le prince court se plaindre à son précepteur de ce qu'on a introduit chez lui le plus méchant des hommes. C'est un très bon

leur a jamais parlé avec tant de candeur et de hardiesse; mais vous avez peut-être poussé trop loin vos délicatesses sur la probité. Vous leur inspirez de la défiance et de la haine pour tous ceux qui ont de l'ambition; vous exigez qu'ils les écartent, autant qu'ils pourront, des emplois: n'est-ce pas donner aux princes un conseil timide? Un grand roi ne craint point ses sujets,

et n'en doit rien craindre.

FÉNELON.

J'ai suivi en cela mon tempérament, qui m'a peut-être poussé un peu au-delà de la vérité. J'étois né modéré et sincère ; je n'aimois

point les hommes ambitieux et artificieux. J'ai dit qu'il y avoit des occasions où l'on devoit s'en servir, mais qu'il falloit tâcher peu-à-peu de les rendre inutiles.

BOSSUET.

Vous vous êtes laissé emporter à l'esprit systématique. Parceque la modération, la simplicité, la droiture, la vérité, vous étoient chères, vous ne vous êtes pas contenté de relever l'avantage de ces vertus, vous avez voulu décrier les vices contraires. C'est ce même esprit qui vous a fait rejeter si sévèrement le luxe. Vous avez exagéré ses inconvénients, et vous n'avez point prévu ceux qui pourroient se rencontrer dans la réforme et dans les règles étroites que vous proposiez.

FÉNELON.

Je suis tombé dans une autre erreur dont de l'humanité aux hommes dans mes écrits; vous ne parlez pas. Je n'ai tâché qu'à inspirer mais par la rigidité des maximes que je leur ai données, je me suis écarté moi-même de cette humanité que je leur enseignois. J'ai trop voulu que les princes contraignissent les hommes à vivre dans la règle, et j'ai condamné trop sévèrement les vices. Imposer aux hommes un tel joug, et réprimer leurs foiblesses par des lois sévères, dans le même temps qu'on leur recommande le support et la charité, c'est en quelc'est manquer à l'huque sorte se contredire, manité qu'on veut établir.

ouvrier, dit froidement Fénelon; son unique défaut est de se livrer à la colère. Leçon admirable, et qui fit mieux comprendre au prince combien la colère est une chose hideuse, que ne l'auroient fait les discours les plus éloquents. B.

BOSSUET.

Vous êtes trop modeste et trop aimable dans votre sincérité. Car, malgré ces défauts que vous vous reprochez, personne, à tout prendre, n'étoit si propre que vous à former le cœur d'un jeune prince. Vous étiez né pour être le précepteur des maîtres de la terre.

FÉNELON.

Et vous, pour être un grand ministre sous un roi ambitieux.

BOSSUET.

La fortune dispose de tout. Je pouvois être né avec quelque génie pour le ministère, et j'étois instruit de toutes les connoissances nécessaires; mais je me suis appliqué dès mon enfance à la science des Anciens et à l'éloquence. Quand je suis venu à la cour, ma réputation étoit déja faite par ces deux endroits: je me suis laissé amuser par cette ombre de gloire. Il m'étoit difficile de vaincre les obstacles qui m'éloignoient des grandes places, et rien ne m'empêchoit de cultiver mon talent. Je me laissois dominer par mon génie; et je n'ai pas fait peut-être tout ce qu'un autre auroit entrepris pour sa fortune, quoique j'eusse de l'ambition et de la faveur.

FÉNELON.

Oui, très dur; et je vous pardonne les persécutions que vous m'avez suscitées par ce motif, car la nature ne m'avoit pas fait pour vous dominer.

DIALOGUE III.

FÉNELON.

Je comprends très bien ce que vous dites. Si

le cardinal de Richelieu avoit eu vos talents et votre éloquence, il n'auroit peut-être jamais été ministre.

BOSSUET.

Le cardinal de Richelieu avoit de la naissance ; c'est en France un avantage que rien ne peut suppléer : le mérite n'y met jamais les hommes au niveau des grands. Vous aviez aussi de la naissance, mon cher Fénelon, et par-là vous me primiez en quelque manière. Cela n'a pas peu contribué à me détacher de vous, car je suis peut-être incapable d'être jaloux du mérite d'un autre; mais je ne pouvois souffrir que le hasard de la naissance prévalût sur tout; et vous conviendrez que cela est dur.

DÉMOSTHENES ET ISOCRATE.

ISOCRATE 1.

Je vois avec joie le plus éloquent de tous les hommes. J'ai cultivé votre art toute ma vie, et votre nom et vos écrits m'ont été chers.

Richelieu (Armand Jean du Plessis), né à Paris, le 5 septembre 1586, sacré évêque de Luçon à l'âge de 22 ans, premier ministre de Louis XIII en novembre 1616, descendoit d'une des plus anciennes familles du Poitou. Il mourut à Paris, le 4 décembre 4642. B.

DÉMOSTHENES 2.

Vous ne me l'êtes pas moins, mon cher Isocrate, puisque vous aimez l'éloquence; c'est un talent que j'ai idolâtré. Mais il y avoit de mon temps des philosophes qui l'estimoient peu, et qui le rendoient méprisable au peuple.

ISOCRATE.

N'est-ce pas plutôt que de votre temps l'éloquence n'étoit point encore à sa perfection?

DEMOSTHENES.

Hélas! mon cher Isocrate, vous ne dites que trop vrai. Il y avoit de mon temps.beaucoup de déclamateurs et de sophistes, beaucoup d'écrivains ingénieux, harmonieux, fleuris, élégants, mais peu d'orateurs véritables. Ces mauvais

orateurs avoient accoutumé les hommes à regarder leur art comme un jeu d'esprit sans utilité et sans consistance.

ISOCRATE.

Est-ce qu'ils ne tendoient pas tous, dans leurs discours, à persuader et à convaincre?

DÉMOSTHENES.

Non, ils ne pensoient à rien moins. Pour ménager notre délicatesse, ils ne vouloient rien prouver; pour ne pas blesser la raison, ils n'o

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