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théologien, non d'un philosophe. Or, c'est par | vérité. Ainsi la vraie religion n'est pas seulement obligée de se démontrer, mais il faut encore qu'elle fasse voir qu'il n'y a de démonstration que de son côté. Aussi le fait-elle, et ce n'est pas sa faute si les théologiens, qui ne sont pas tous éclairés, ne choisissent pas bien leurs preuves.

cet endroit qu'elle me touche, et je m'y soumets sans réserve. Mais je suis bien aise de faire connoître que c'est par la théologie et non par la vanité de la philosophie, qu'on peut prouver les dogmes de la religion.

IMITATION DE PASCAL'.

La religion chrétienne, disent tous les théologiens, est au-dessus de la raison; mais elle ne peut être contre la raison : car si une chose pouvoit être vraie et être néanmoins contraire à la raison, il n'y auroit aucun signe certain de vérité.

Du stoïcisme et du christianisme.

Les stoïciens n'étoient pas prudents, car ils promettoient le bonheur dès cette vic, dont nous connoissons tous par expérience les misères. Leur propre conscience devoit les accuser et les convaincre d'imposture.

Ce qui distingue notre sainte religion de cette secte, c'est qu'en nous proposant, comme ses philosophes, des vertus surnaturelles, elle nous donne des secours surnaturels. Les libertins

disent qu'ils ne croient pas à ces secours; et la

La vérité de la révélation est prouvée par les faits, continuent-ils : ce principe posé conformément à la raison, elle-même doit se soumet-preuve qu'ils donnent de leur fausseté, c'est tre aux mystères révélés qui la passent.

Oui, répondent les libertins, les faits prouvés par la raison prouveroient la religion, même dans ce qui passe la raison; mais quelle démonstration peut-on avoir sur des faits, et principalement sur des faits merveilleux que l'esprit de parti peut avoir altérés ou supposés en tant de manières?

Une seule démonstration, ajoutent-ils, doit prévaloir sur les plus fortes et les plus nombreuses apparences. Ainsi la plus grande probabilité de nos miracles ne contre-balanceroit pas une démonstration de la contradiction de nos mystères, supposé que l'on en eût une.

Il est donc question de savoir qui a pour soi la démonstration ou l'apparence. S'il n'y avoit que des apparences dans les deux partis, dès lors il n'y auroit plus de règle: car comment compter et peser toutes ces probabilités? S'il y avoit au contraire des démonstrations des deux côtés, on seroit dans la même peine, puisque alors la démonstration ne distingueroit plus la

Le titre Imitation de Pascal et la tournure de ces réflexions

pourroient les faire regarder comme une critique de la manière de Pascal, qui rapporte quelquefois des objections contre la religion sans se mettre en peine de les détruire, comme dans cette réflexion : Les impies qui font profession de suivre la rai

son, etc. Ile part., art. XVIII, des Pensées de B. Pascal; et cette autre : Par les partis, etc. B.

qu'ils prétendent être aussi honnêtes gens que les vrais dévots, et qu'à leur avis un Socrate, David et un Moïse; mais ces raisons-là sont si un Trajan et un Marc-Aurèle valoient bien un foibles, qu'elles ne méritent pas qu'on les com

batte.

Illusions de l'impie.

I.

La religion chrétienne, qui est la dominante dans ce continent, y a rendu les Juifs odieux et les empêche de former des établissements. Ainsi les prophéties, dit l'insensé, s'accomplissent par la tyrannie de ceux qui les croient, et que leur religion oblige de les accomplir.

H.

Les Juifs, continue cet impie, ont été devant Jésus-Christ haïs et séparés de tous les peuples de la terre. Ils ont été dispersés et méprisés comme ils le sont. Cette dernière dispersión à la vérité est plus affreuse, car elle est plus longue, et elle n'est pas accompagnée des mêmes consolations; cependant, ajoute l'impie, leur état présent n'est pas assez différent de leurs calamités passées, pour leur paroître un motif indispensable de conversion.

III.

Toute notre religion, poursuit-il, est appuyée sur l'immortalité de l'ame, qui n'étoit pas un dogme de foi chez les Juifs. Comment pas un dogme de foi chez les Juifs. Comment donc a-t-on pu nous dire de deux religions différentes dans un objet capital, qu'elles ne composent qu'une seule et même doctrine? Quel est le sectaire ou l'idolâtre qui ne prouvera pas la perpétuité de sa foi, si une telle diversité dans un tel article ne la détruit pas?

IV.

On dit ordinairement : Si Moïse n'avoit pas desséché les eaux de la mer, auroit-il eu l'impudence de l'écrire à la face de tout un peuple qu'il prenoit à témoin de ce miracle? Voici la réponse de l'impie: Si ce peuple eût passé la mer au travers des eaux suspendues, s'il eût été nourri pendant quarante ans par un miracle continuel, auroit-il eu l'imbécillité d'adorer un veau à la face du Dieu qui se manifestoit par ces prodiges, et de son serviteur Moïse?

J'ai honte de répéter de pareils raisonnements. Voilà cependant les plus fortes objections de l'impiété. Cette extrême foiblesse de leurs discours n'est-elle pas une preuve sensible de nos vérités?

Vanité des philosophes.

Foibles hommes! s'écrie un orateur, osezvous vous fier encore aux prestiges de la raison qui vous a trompés tant de fois? Avezvous oublié ce qu'est la vie, et la mort qui va la finir? Ensuite il leur peint avec force la terrible incertitude de l'avenir, la fausseté ou la foiblesse des vertus humaines, la rapidité des plaisirs qui s'effacent comme des songes et s'enfuient avec la vie. Il profite du penchant que nous avons à craindre ce que nous ne connoissons pas, et à souhaiter quelque chose de meilleur que ce que nous connoissons. Il emploie les menaces et les promesses, l'espérance et la crainte, vrais ressorts de l'esprit humain, qui persuadent bien mieux que la raison. Il nous interroge nous-mêmes et nous dit : N'estil pas vrai que vous n'avez jamais été solidement heureux? Nous en convenons. N'est-il pas vrai que vous n'avez aucune certitude de ce qui doit

suivre la mort? Nous n'osons encore le nier. seriez-vous d'adopter ce qu'ont cru vos pères, Pourquoi donc, mes amis, continue-t-il, refu

ce que vous ont annoncé successivement tant de grands hommes, la seule chose qui puisse

nous consoler des maux de la vie et de l'amertume de la mort? Ces paroles prononcées avec les uns aux autres: Cet homme connoît bien véhémence nous étonnent, et nous nous disons le cœur humain; il nous a convaincus de toutes nos misères. Les a-t-il guéries? répond un philosophe; non, il ne l'a pu. Vous a-t-il donné des lumières, continue-t-il, sur les choses qu'il vous a convaincu de ne pas savoir? Aucune. Que vous a-t-il donc enseigné? Il nous a promis, répondons-nous, après cette vie, un bonheur éternel et sans mélange, et la possession immuable de la vérité. Hé! messieurs, dit ce philosophe, ne tient-il qu'à promettre pour vous convaincre? Croyez-moi, usez de la vie, soyez sages et laborieux. Je vous promets aussi que, s'il y a quelque chose après la mort, vous ne vous repentirez point de m'avoir cru.

Ainsi un sophiste orgueilleux voudroit que l'on se confiât à ses lumières autant qu'on se confie à l'autorité de tout un peuple et de plusieurs siècles; mais les hommes ne lui défèrent qu'autant que leurs passions le leur conseillent, et un clerc n'a qu'à se montrer dans une tribune pour les ramener à leur devoir, tant la vérité a de force.

LETTRES.

A M. DE VOLTAIRE.

Nancy, le 4 avril 1745.

Il y a long-temps, monsieur, que j'ai une dispute ridicule, et que je ne veux finir que par votre autorité : c'est sur une matière qui vous est connue. Je n'ai pas besoin de vous prévenir par beaucoup de paroles. Je veux vous parler

Les lettres suivantes pourront paroître curieuses, en ce qu'elles apprennent quelle auroit été, sans Voltaire, l'opinion de Vauvenargues sur Corneille. La première contient en partie les réflexions dont se compose le fragment intitulé: Corneille et l'autorité de Voltaire.

Racine, et d'autres réflexions qu'il supprima sans doute d'après

de deux hommes que vous honorez, de deux | nature. Les peintres n'ont pas eu la même préhommes qui ont partagé leur siècle, deux hom- somption. Quand ils ont voulu peindre les esmes que tout le monde admire, en un mot prits célestes, ils ont pris les traits de l'enfance: Corneille et Racine; il suffit de les nommer. c'étoit néanmoins un beau champ pour leur imaAprès cela oserai-je vous dire les idées que j'en gination; mais c'est qu'ils étoient persuadés ai formées; en voici du moins quelques unes. que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chimères, ne pouvoit donner de la vie à ses propres inventions. Si le grand Corneille, monsieur, avoit fait encore attention que tous les panégyriques étoient froids, il en auroit trouvé la cause en ce que les orateurs vouloient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer; ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et longuement, afin de se faire connoître; les autres se font connoître parcequ'ils parlent. Surtout, Corneille paroît ignorer que les hommes se caractérisent souvent davantage par les choses qu'ils ne disent pas, que par celles qu'ils disent. Lorsque Racine veut peindre Acomat, il lui fait dire ces vers :

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur visir 1?

L'on voit dans les deux premiers vers un général disgracié, qui s'attendrit par le souvenir de sa gloire et sur l'attachement des troupes; dans les deux derniers, un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme il échappe aux hommes de se caractériser sans aucune intention marquée. On en trouveroit un million d'exemples dans Racine, plus sensibles que celui-ci : c'est là sa manière de peindre. Il est vrai qu'il la quitte un peu lorsqu'il met dans la

bouche du même Acomat :

Et s'il faut que je meure, Mourons, moi, cher Osmin, comme un visir, et toi Comme le favori d'un homme tel que moi 2.

Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand homme; mais je les cite parcequ'elles semblent imitées du style de Corneille; et c'est là ce que j'appelle, en quelque sorte, parler pour se faire connoître, et dire de grandes choses sans les inspirer.

Je sais qu'on a dit de Corneille qu'il s'étoit attaché à peindre les hommes tels qu'ils devroient être. Il est donc sûr au moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étoient; je m'en tiens à cet aveu-là. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la

'BAJAZET, acte 1, scène 1. B.

> BAJAZET, acte IV, scène VII. B.

Corneille n'avoit point de goût, parceque le bon goût n'étant qu'un sentiment vif et fidèle de la belle nature, ceux qui n'ont pas un esprit naturel ne peuvent l'avoir que mauvais. Aussi l'a-t-il fait paroître, non seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, ayant préféré les Latins et l'enflure des Espagnols aux divins génies de la Grèce.

Racine n'est pas sans défauts: quel homme en fut jamais exempt? mais lequel donna jamais au théâtre plus de pompe et de dignité? qui éleva plus haut la parole et y versa plus de douceur? Quelle facilité, quelle abondance, quelle poésie, quelles images, quel sublime dans Athalie, quel art dans tout ce qu'il a fait, quel caractère! et n'est-ce pas encore une chose admirable qu'il ait su mêler aux passions et à toute la véhémence et la naïveté du sentiment, tout l'or de l'imagination? En un mot il me semble aussi supérieur à Corneille par la poésie et le génie, que par l'esprit, le goût et la délicatesse. Mais l'esprit principalement a manqué à Corneille; et lorsque je compare ses préceptes et ses longs raisonnements aux froides et pesantes moralités de Rousseau dans ses épîtres, je ne trouve ni plus de pénétration, ni plus d'étendue d'esprit à l'un qu'à l'autre.

Cependant les ouvrages de Corneille sont en possession d'une admiration bien constante, et cela ne me surprend pas. Y a-t-il rien qui se soutienne davantage que la passion des romans? Il y en a qu'on ne relit guère, j'en conviens; mais on court tous les ouvrages qui paroissent dans le même genre, et l'on ne s'en rebute point. L'inconstance du public n'est qu'à l'égard des auteurs, mais son goût est constamment

faux. Or, la cause de cette contrariété appa- | semble, son peu d'invention. Si j'osois vous rente, c'est que les habiles ramènent le juge-dire, monsieur, à côté de qui le public place un ment du public; mais ils ne peuvent pas de même corriger son goût, parceque l'ame a ses inclinations indépendantes de ses opinions. Ce qu'elle ne sent pas d'abord, elle ne le sent point par degrés, comme elle fait en jugeant; et voilà ce qui fait que l'on voit des ouvrages que le public critique après les maîtres, qui ne lui en plaisent pas moins, parceque le public ne les critique que par réflexion et les goûte par sentiment.

D'expliquer pourquoi les romans meurent dans un si prompt oubli, et Corneille soutient sa gloire, c'est là l'avantage du théâtre. On y fait revivre les morts; et comme on se dégoûte bien plus vite de la lecture d'une action que de sa représentation, on voit jouer dix fois sans peine une tragédie très médiocre, qu'on ne pourroit jamais relire. Enfin les gens du métier soutiennent les ouvrages de Corneille, et c'est la plus forte objection. Mais peut-être y en a-t-il plusieurs qui se laissent emporter aux mêmes choses que le peuple. Il n'est pas sans exemple qu'avec de l'esprit on aime les fictions sans vraisemblance et les choses hors de la nature, D'autres ont assez de modestie pour déférer au moins dans le public à l'autorité du grand nombre et d'un siècle très respectable; mais il y en a aussi que leur génie dispense de ces égards. J'ose dire, monsieur, que ces derniers ne se doivent qu'à la vérité : c'est à eux d'arrêter le progrès des erreurs. J'ai assez de connoissance, monsieur, de vos ouvrages, pour connoître vos déférences, vos ménagements pour les noms consacrés par la voix publique; mais voulezvous, monsieur, faire comme Despréaux, qui a loué toute sa vie Voiture, et qui est mort sans avoir la force de se rétracter? J'ose croire que le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l'on parle partout d'un poëte sans enthousiasme, sans élévation, sans sublime; d'un homme qui fait des odes par article, comme il disoit luimême de M. de La Mothe, et qui n'ayant point de talents que celui de fondre avec quelque force dans ses poésies des images empruntées de divers auteurs, découvre par-tout, ce me

1 J.-B. Rousseau. S.

écrivain si médiocre, à qui même il se fait honneur de le préférer quelquefois! mais il ne faut pas que cette injustice vous surprenne ni vous choque. De mille personnes qui lisent, il n'y en a peut-être pas une qui ne préfère en secret l'esprit de M. de Fontenelle au sublime de M. de Meaux, et l'imagination des Lettres Persanes à la perfection des Lettres Provinciales, où l'on est étonné de voir ce que l'art a de plus profond, avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. C'est que les choses ne font impression sur les hommes que selon la proportion qu'elles ont avec leur génie. Ainsi le vrai, le faux, le sublime, le bas, etc., tout glisse sur bien des esprits et ne peut aller jusqu'à eux : c'est par la même raison qui fait que les choses trop petites par rapport à notre vue lui échappent, et que les trop grandes l'offusquent. D'où vient que tant de gens encore préfèrent à la profondeur méthodique de M. Locke, la mémoire féconde et décousue de M. Bayle, qui, n'ayant pas peut-être l'esprit assez vaste pour former le plan d'un ouvrage régulier, entasse dans ses réflexions sur la comète tant d'idées philosophiques qui n'ont pas un rapport plus nécessaire entre elles que les fades histoires de madame de Villedieu 2. D'où vient cela? Toujours du même fonds. C'est que cette demi-profondeur de M. Bayle est plus proportionnée aux hommes.

Que si l'on se trompe ainsi sur des choses de jugement, combien à plus forte raison sur des matières de goût, où il faut sentir, ce me semble, sans aucune gradation : le sentiment dépendant moins des choses que la vitesse avec laquelle l'esprit les pénètre.

C'est par, etc. Tel est le texte des différentes éditions, tel est celui du manuscrit. Il semble que, dans cette phrase, par est de trop; elle devient très claire en supprimant par, ou qui fait, ou enfin, et. B.

Chasse, naquit à Alençon vers 1640: ses œuvres ont été recueillies en 1702, 10 vol. in-12, et 1724, 12 vol. in-12. On y trouve un grand nombre de romans. Tout y est peint avec vivacité; emploie quelquefois des couleurs trop romanesques, et dans ses

2 Marie-Catherine Desjardins, marquise de Villedieu et de La

mais le pinceau n'est pas assez correct, ni assez discret. Elle

Mémoires du serail, il y a trop d'évènements tragiques et invraisemblables. On a d'elle deux tragédies, Manlius Torquetus et Nitétis, jouées en 1665. Elle mourut en 1683, à Clinche mare, petit village du Maine. B.

Je parlerois encore là-dessus long-temps, si je pouvois oublier à qui je parle. Pardonnez, monsieur, à mon âge et au métier que je fais, le ridicule de tant de décisions aussi mal exprimées que présomptueuses. J'ai souhaité toute ma vie avec passion d'avoir l'honneur de vous voir, et je suis charmé d'avoir dans cette lettre une occasion de vous assurer du moins de l'inclination naturelle et de l'admiration naïve avec laquelle, monsieur, je suis, du fond de mon

cœur,

qu'Archimède; cependant les équipondérants d'Archimède seront à jamais un ouvrage admirable. La belle scène d'Horace et de Curiace, les deux charmantes scènes du Cid, une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune, se soutiendroient à côté d'Athalie, quand même ces morceaux seroient faits aujourd'hui. De quel œil devons-nous donc les regarder quand nous songeons au temps où Corneille a écrit? J'ai toujours dit: Multæ sunt

Votre très humble et très obéissant servi- mansiones in domo patris mei, Molière ne m'a teur,

VAUVENARGUES.

Mon adresse est à Nancy, capitaine au régiment d'infanterie du Roi.

A M. DE VAUVENARGUES,

A NANCY.

Paris, 15 avril 1743.

J'eus l'honneur de dire hier à M. le duc de Duras que je venois de recevoir une lettre d'un philosophe plein d'esprit, qui d'ailleurs étoit capitaine au régiment du Roi : il devina aussitôt M. de Vauvenargues. Il seroit en effet fort difficile, monsieur, qu'il y eût deux personnes capables d'écrire une telle lettre; et depuis que j'entends raisonner sur le goût, je n'ai rien vu de si fin et de si approfondi que ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.

Il n'y avoit pas quatre hommes dans le siècle passé qui osassent s'avouer à eux-mêmes que Corneille n'étoit souvent qu'un déclamateur; vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m'étonne point qu'un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l'art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu'il faut et de la manière dont il le faut; mais en même temps je suis persuadé que ce même goût qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l'art de Racine, vous fait admirer le génie de Corneille qui a créé la tragédie dans un siècle barbare. Les inventeurs ont le premier rang à juste titre dans la mémoire des hommes. Newton en savoit assurément plus

point empêché d'estimer le Glorieux de M. Destouches; Rhadamiste m'a ému, même après Phèdre. Il appartient à un homme comme vous, monsieur, de donner des préférences, et point d'exclusions.

Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux d'avoir comparé Voiture à Horace 1. La réputation de Voiture a dû tomber, parcequ'il n'est presque jamais naturel, et que le peu d'agréments qu'il a sont d'un genre bien petit et bien frivole. Mais il y a des choses si sublimes dans Corneille au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu'il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu'on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien. Je sais, monsieur, que le public ne connoît pas encore assez tous les défauts de Corneille; il y en a que l'illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés.

Il n'y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose : le public commence toujours par être ébloui. On a d'abord été ivre des Lettres Persanes dont vous me parlez. On a négligé le petit livre de la Décadence des Romains du même auteur; cependant je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne

Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
Sans l'aveu des neuf Sœurs vous a rendu poëte?
Sentiez-vous, dites-moi, ces violents transports
Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts?
Qui vous a pu souffler une si folle audace?
Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse?
Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,
Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,
Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture,
On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure?

BOILEAU, satire IX. B.

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