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A la mort, dit-il, que sert la gloire? Je ré- | chit les limites mortelles de son court essor, et ponds: Que sert la fortune? que vaut la beauté? d'une aile forte et légère échappe à ses liens? Les plaisirs et la vertu même ne finissent-ils Je vois ce qui vous décourage, mon très cher pas avec la vie? La mort nous ravit nos hon- ami. Lorsqu'un homme passe quarante ans, il neurs, nos trésors, nos joies, nos délices, et vous paroît peut-être déja vieux. Vous voyez rien ne nous suit au tombeau. Mais de là qu'o- que ses héritiers comptent ses années et le trousons-nous conclure? sur quoi fondons-nous nos vent de trop au monde. Vous dites : Dans vingt discours? Le temps où nous ne serons plus est- ans, moi-même je serai tout près de cet âge il notre objet? Qu'importe au bonheur de la qui paroît caduc à la jeunesse ; je ne jouirai plus vie ce que nous pensons à la mort? Que peu- de ses regards et de son aimable société : que vent, pour adoucir la mort, la mollesse, l'in- me serviroient ces talents et cette gloire qui tempérance ou l'obscurité de la vie? rencontrent tant de hasards et d'obstacles presque invincibles? les maladies, la mort, mes fautes, les fautes d'autrui, rompront tout-à-coup mes mesures... Et vous attendriez donc de la mollesse, sous ces vains prétextes, ce que vous désespérez de la vertu? ce que le mérite et la gloire ne pourroient donner, vous le chercheriez dans la honte? Si l'on vous offroit le plaisir par la crapule, la tranquillité par le vice, l'accepteriez-vous?

Nous nous persuadons faussement qu'on ne peut dans le même temps agir et jouir, travailler pour la gloire toujours incertaine, et posséder le présent dans ce travail. Je demande : Qui doit jouir? l'indolent ou le laborieux? le foible ou le fort? Et l'oisiveté, jouit-elle ?

L'action fait sentir le présent; l'amour de la gloire rapproche et dispose mieux l'avenir. Il nous rend agréable le travail que notre condition rend nécessaire. Après avoir comme enfanté le mérite de nos beaux jours, il couvre d'un voile honorable les pertes de l'âge avancé; l'homme se survit; et la gloire, qui ne vient qu'après la vertu, subsiste après elle.

Hésiterions-nous, mon ami? et nous seroit-il plus utile d'être méprisés qu'estimés, paresseux qu'actifs, vains et amollis qu'ambitieux ?

Si la gloire peut nous tromper, le mérite ne peut le faire; et s'il n'aide à notre fortune, il soutient notre adversité. Mais pourquoi séparer des choses que la raison même a unies? pourquoi distinguer la vraie gloire du mérite dont elle est la preuve?

Ceux qui feignent de mépriser la gloire pour donner toute leur estime à la vertu, privent la vertu même de sa récompense et de son plus ferme soutien. Les hommes sont foibles, timides, paresseux, légers, inconstants; les plus vertueux se démentent. Si on leur ôte l'espoir de la gloire, ce puissant motif, quelle force les soutiendra contre les exemples du vice, contre les légèretés de la nature, contre les promesses de l'oisiveté? Dans ce combat si douteux de l'activité et de la paresse, du plaisir et de la raison, de la liberté et du devoir, qui fera pencher la balance? qui portera l'esprit à ces nobles efforts, où la vertu, supérieure à soi-même, fran

Un homme qui dit : Les talents, la gloire, coûtent trop de soins, je veux vivre en paix si je puis, je le compare à celui qui feroit le projet de passer sa vie dans son lit, dans un long et gracieux sommeil. O insensé! pourquoi voulezvous mourir vivant! votre erreur en tout sens est grande. Plus vous serez dans votre lit, moins yous dormirez. Le repos, la paix, le plaisir, ne sont que le prix du travail.

Vous avez une erreur plus douce, mon aimable ami: oserai-je aussi la combattre? Les plaisirs vous ont asservi; vous les inspirez; ils vous touchent; vous portez leurs fers. Comment vous épargneroient-ils dans une si vive jeunesse, s'ils tentent même la raison et l'expérience de l'âge avancé? Mon charmant ami, je vous plains: vous savez tout ce qu'ils promettent et le peu qu'ils tiennent toujours. Pour moi, il ne m'appartient pas de vous faire aucune leçon. Vous n'ignorez pas quel dégoût suit la volupté la plus chère, quelle nonchalance elle inspire, quel oubli profond des devoirs, quels frivoles soins, quelles craintes, quelles distractions insensées.

Elle éteint la mémoire dans les savants, dessèche l'esprit, ride la jeunesse, avance la mort. Les fluxions, les vapeurs, la goutte, presque toutes les maladies qui tourmentent les hom

mes en tant de manières, qui les arrêtent dans | cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si leurs espérances, trompent leurs projets et leur jusque dans l'adversité leur conscience est plus apportent dans la force de leur âge les infirmités forte et plus assurée que celle des heureux du de la vieillesse : voilà les effets des plaisirs; et vice! vous renonceriez, mon cher ami, à toutes les vertus qui vous attendent, à votre fortune, à la gloire? Non, sans doute; la volupté ne prendra jamais cet empire sur une ame comme la vôtre, quoique vous lui prêtiez vous-même de si fortes armes.

Mais quel autre attrait, quelle crainte pourroit vous détourner de satisfaire à vos sages inclinations? seroient-ce les bizarres préjugés de quelques fous qui voudroient vous donner leurs ridicules, eux qui se piquent d'avoir la peau douce et de donner le ton à quelques femmes? S'ils sont effacés dans un souper, ils se couchent avec un mortel chagrin; et vous n'oseriez à leurs yeux avoir une ambition plus raisonnable?

Ces gens-là sont-ils si aimables? je dis plus, sont-ils si heureux que vous deviez les préférer à d'autres hommes, et prendre leurs extravagances pour des lois? Ecouteriez-vous aussi ceux qui font consister le bon sens à suivre la coutume, à s'établir, à ménager sourdement de vils intérêts? Tout ce qui est hardiesse, générosité, grandeur de génie, ils ne peuvent même le concevoir; et cependant ils ne méprisent pas sincèrement la gloire; ils l'attachent à leurs erreurs.

On en voit parmi ces derniers qui combattent par la religion ce qu'il y a de meilleur dans la nature, et qui rejettent ensuite la religion même, ou comme une loi impraticable, ou comme une belle fiction, et une invention politique.

Qu'ils s'accordent donc, s'ils le peuvent. Sont-ils sous la loi de grace? que leurs mœurs le fassent connoître. Suivent-ils encore la nature? qu'ils ne rejettent pas ce qui peut l'élever et la maintenir dans le bien.

Je veux que la gloire nous trompe les talents qu'elle nous fera cultiver, les sentiments dont elle remplira notre ame, répareront bien cette erreur. Qu'importe que si peu de ceux qui courent la même carrière la remplissent, s'ils

Mais quel autre attrait, quelle crainte pourroit vous détourner de satisfaire à vos sages inclinations? On satisfait à son devoir; mais on satisfait ses inclinations. S.

Pratiquons la vertu; c'est tout. La gloire, mon très cher ami, loin de vous nuire 1, élèvera si haut vos sentiments, que vous apprendrez d'elle-même à vous en passer, si les hommes vous la refusent: car quiconque est grand par le cœur, puissant par l'esprit, a les meilleurs biens; et ceux à qui ces choses manquent ne sauroient porter dignement ni l'une ni l'autre fortune.

SECOND DISCOURS.

Puisque vous souhaitez, mon cher ami, que je vous parle encore de la gloire, et que je vous explique mieux mes sentiments, je veux tàcher de vous satisfaire, et de justifier mes opinions sans les passionner, si je puis; de peur de farder ou d'exagérer la vérité qui vous est si chère, et que vous rendez si aimable.

Je conviendrai d'abord que tous les hommes ne sont pas nés, comme vous dites, pour les grands talents, et je ne crois pas qu'on puisse regarder cela comme un malheur, puisqu'il faut que toutes les conditions soient conservées, et que les arts les plus nécessaires ne sont ni les plus ingénieux, ni les plus honorables.

Mais ce qui importe, je crois, c'est qu'il règne dans tous ces états une gloire assortie au mérite qu'ils demandent. C'est l'amour de cette gloire qui les perfectionne, qui rend les hommes de toutes les conditions plus vertueux, et qui fait fleurir les empires, comme l'expérience de tous les siècles le démontre.

Cette gloire, inférieure à celle des talents plus élevés, n'est pas moins justement fondée : car ce qui est bon en soi-même ne peut être anéanti par ce qui est meilleur. Il peut perdre

gloire pour l'amour de la gloire. On a déja remarqué cette faute où Vauvenargues tombe souvent. Le mot gloire, lorsqu'il signifie un sentiment, se prend toujours en mauvaise part: c'est le caractère du Glorieux. S.

La gloire, mon très cher ami, loin de vous nuire. La

Comme vous dites, il faut, je crois, comme vous le dites. S,

de notre estime, mais il ne peut souffrir de déchéance dans son être ; cela est visible.

S'il y a donc quelque erreur à cet égard parmi les hommes, c'est lorsqu'ils cherchent une gloire supérieure à leurs talents, une gloire par conséquent qui trompe leurs desirs et leur fait négliger leur vrai partage, qui tient cependant leur esprit au-dessus de leur condition, et les sauve peut-être de bien des foiblesses.

Vous ne pouvez tomber, mon cher ami, dans une semblable illusion; mais cette crainte si modeste est une vertu trop aimable dans un homme de votre mérite et de votre âge.

On ne peut qu'estimer aussi ce que vous dites sur la brieveté de la vie. Je croyois avoir prévenu à ce sujet tout ce qu'on pouvoit m'opposer de raisonnable. Cependant je ne blâme pas vos sentiments. Dans une si grande jeunesse, où les autres hommes sont si enivrés des vanités et des apparences du monde, c'est sans doute une preuve, mon aimable ami, de l'élévation de votre ame, lorsque la vie humaine vous paroît trop courte pour mériter nos attentions. Le mépris que vous concevez de ses promesses témoigne que vous êtes supérieur à tous ses dons. Mais puisque, malgré ce mérite qui vous élève, vous êtes néanmoins borné à cet espace que vous méprisez, c'est à votre vertu à s'exercer dans ce champ étroit; et, puisqu'il vous est refusé d'en étendre les bornes, vous devez en orner le fonds. Autrement, que vous serviroient tant de vertus et de génie? n'auroit-on pas lieu d'en douter?

que le bien et la perfection de votre ame1? mais comment le mépris de la gloire vous inspireroit-il le goût de la vertu, si même il vous dégoûte de la vie? Quand concevez-vous ce mépris, si ce n'est dans l'adversité, et lorsque vous désespérez en quelque sorte de vous-même? Qui n'a du courage, au contraire, quand la gloire vient le flatter? qui n'est plus jaloux de bien faire?

Insensés que nous sommes, nous craignons toujours d'être dupes ou de l'activité, ou de la gloire, ou de la vertu! Mais qui fait plus de dupes véritables que l'oubli de ces mêmes choses? qui fait des promesses plus trompeuses que l'oisiveté?

Quand vous êtes de garde au bord d'un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites: Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! Le jour vient; les ombres s'effacent et les gardes sont relevées; vous rentrez dans le camp; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux. Au contraire, un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d'une mère retient dans les murailles d'une ville forte, pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l'abondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires; les fêtes, les jeux, les spectacles, ne l'attirent point; la pensée de ce qui se passe en Moravie occupe ses jours, et pendant la nuit il rêve des combats et des batailles qu'on donne sans lui. Que veux-je dire par ces images? que la véritable vertu ne peut

Voyez comme ont vécu les hommes qui ont eu l'ame élevée comme vous. Vous me permettez bien cette louange qui vous fait un devoir de leur vertu. Lorsque le mépris des choses humaines les soutenoit ou dans les pertes, ou dans les erreurs, ou dans les embarras inévita-se reposer ni dans les plaisirs, ni dans l'abonbles de la vie, ils s'en couvroient comme d'un bouclier qui trompoit les traits de la fortune. Mais lorsque ce même mépris se tournoit en paresse et en langueur; qu'au lieu de les porter au travail, il leur conseilloit la mollesse; alors ils rejetoient une si dangereuse tentation, et ils s'excitoient par la gloire, qui est moins donnée à la vertu pour récompense que pour soutien. Imitez en cela, mon cher ami, ceux que vous admirez dans tout le reste. Que desirez-vous,

dance, ni dans l'inaction : qu'il est vrai que l'activité a ses dégoûts et ses périls; mais que ces inconvénients, momentanés dans le travail, se multiplient dans l'oisiveté, cù un esprit ardent se consume lui-même et s'importune.

Et si cela est vrai en général pour tous les hommes, il l'est encore plus particulièrement

Que desirez-vous, que le bien et la perfection de votre ame? Il y a ellipse: que desirez-vous autre chose que. Les deux que si rapprochés sont une négligence. M.

pour vous, mon cher ami, qui êtes né si visi- | est près d'eux, plus ils l'aiment, plus ils la de

blement pour la vertu, et qui ne pouvez être heureux par d'autres voies, tant celles du bien vous sont propres.

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sirent, plus ils sentent sa réalité. Mais quand la vertu dégénère; quand le talent manque, ou la force; quand la légèreté et la mollesse domiMais quand vous seriez moins certain d'avoir nent les autres passions, alors on ne voit plus ces talents admirables qui forcent la gloire, la gloire que très loin de soi; on n'ose ni se la après tout, mon aimable ami, voudriez-vous promettre, ni la cultiver, et enfin les hommes négliger de cultiver ces talents mêmes? Je dis s'accoutument à la regarder comme un songe. plus s'il étoit douteux que la gloire fût un Peu-à-peu on en vient au point que c'est une grand bien, renonceriez-vous à ses charmes? chose ridicule même d'en parler. Ainsi, comme Pourquoi donc chercher des prétextes pour au- on se seroit moqué à Rome d'un déclamateur toriser des moments de paresse et d'anxiété? qui auroit exhorté les Sylla et les Pompée' S'il falloit prouver que la gloire n'est pas une au mépris de la gloire, on riroit aujourd'hui erreur, cela ne seroit pas fort difficile. Mais, d'un philosophe qui encourageroit des Franen supposant que c'est une erreur, vous n'êtes çois à penser aussi grandement que les Ropas même résolu de l'abandonner; et vous avez mains, et à imiter leurs vertus. Aussi n'est-ce grande raison: car il n'y a point de vérité plus pas mon dessein de redresser sur cela nos idées, douce et plus aimable. Agissez donc comme et de changer les mœurs de la nation. Mais vous pensez; et sans vous inquiéter de ce que parceque je crois que la nature a toujours prol'on peut dire sur la gloire, cultivez-la, mon duit quelques hommes qui sont supérieurs à cher ami, sans défiance, sans foiblesse et sans l'esprit et aux préjugés de leur siècle, je me vanité. confie, mon aimable ami, aux sentiments que C'auroit été une chose assez hardie, mon ai-je vous connois, et je veux vous parler de la mable ami, que de parler du mépris de la gloire, comme j'aurois pu en parler à un Athégloire devant des Romains du temps des Sci- nien du temps de Thémistocle 3 et de Socrate. pion et des Gracchus 3. Un homme qui leur auroit dit que la gloire n'étoit qu'une folie, n'auroit guère été écouté; et ce peuple ambitieux l'eût méprisé comme un sophiste qui détourneroit les hommes de la vertu même, en attaquant la plus forte et la plus noble de leurs passions. Un tel philosophe n'auroit pas été plus suivi à Athènes ou à Lacédémone. Auroit-il osé

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dire que la gloire étoit une chimère, pendant qu'elle donnoit parmi ces peuples une si haute considération, et qu'elle y étoit même si répandue et si commune, qu'elle devenoit nécessaire et presque un devoir? Plus les hommes ont de vertu, plus ils ont de droit à la gloire ; plus elle

Et si cela est vrai pour tous les hommes, il l'est encore plus particulièrement pour vous. Il pour cela. Cette incorrection a déja été remarquée. S.

Il y a eu plusieurs Scipion, et presque tous paroissent avoir aimé la gloire. Le vainqueur d'Annibal, Publius Cornélius Scipion, surnommé l'Africain, est l'un des plus grands hommes qui aient jamais existé : il a mérité d'avoir Plutarque pour historien. Le jeune Scipion, surnommé aussi l'Africain, est celui qui prit Carthage et détruisit Numance. F.

3 Tiberius et Caïus Sempronius Gracchus étoient deux frères célèbres dans l'histoire romaine. Plutarque a écrit leur vie, qui est très intéressante. L'amour de la gloire les conduisit tous deux à une mort violente. F.

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DISCOURS SUR LES PLAISIRS,

ADRESSE AU MÊME 5.

Vous êtes trop sévère, mon aimable ami, de vouloir qu'on ne puisse pas, en écrivant, réparer les erreurs de sa conduite, et contredire

1 Son épitaphe, composée, dit-on, par lui-même, portoit en substance que personne n'avoit fait tant de bien à ses amis, ni

tant de mal à ses ennemis. F.

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3 Thémistocle, vainqueur de Xerxès, sauva sa patrie, et s'empoisonna pour ne point combattre contre elle. Il mourut 464 ans avant l'ère chrétienne. F.

4 Socrate fut déclaré par l'oracle le plus sage de tous les Grecs: on lui doit Xénophon, Aristote, Platon, et d'autres disciples non moins illustres. Les Athéniens ne, l'en condamnèrent pas moins à mort; mais ils punirent ensuite ses calomniateurs, lai élevèrent une statue, et lui dédièrent une chapelle comme à un demi-dieu. Il mourut 400 ans avant l'ère chrétienne. F.

venargues, il paroît que ce discours et le précédent étoient 5 D'après une note qui s'est trouvée dans les papiers de Vanadressés au même ami pour qui il avoit écrit les Conseils à un jeune homme.

même ses propres discours. Ce seroit une grande servitude si on étoit toujours obligé d'écrire comme on parle, ou de faire comme on écrit. Il faut permettre aux hommes d'être un peu inconséquents, afin qu'ils puissent retourner à la raison quand ils l'ont quittée, et à la vertu lorsqu'ils l'ont trahie. On écrit tout le bien qu'on pense, et on fait tout celui qu'on peut ; et lorsqu'on parle de la vertu ou de la gloire, on se laisse emporter à son sujet, sans se souvenir de sa foiblesse. Cela est très raisonnable. Voudriez-vous qu'on fit autrement, et qu'on ne tâchât pas du moins d'être sage dans ses écrits, lorsqu'on ne peut pas l'être encore dans ses actions! Vous vous moquez de ceux qui parlent contre les plaisirs, et vous leur demandez qu'à cet égard ils s'accordent avec eux-mêmes; c'està-dire que vous voulez qu'ils se rétractent, et qu'ils vous abandonnent toute leur morale. Pour moi, il ne m'appartient pas de vous contrarier, et de défendre avec vous une vertu austère dont je suis peu digne 1. Je veux bien vous accorder, sans conséquence, que les plaisirs ne sont pas tout-à-fait inconciliables avec la vertu et la gloire. On a vu quelquefois de grandes ames qui ont su allier l'un et l'autre, et mener ensemble ces choses si peu compatibles pour les autres hommes. Mais s'il faut vous parler sans flatterie, je vous avouerai, mon ami, que les plaisirs de ces grands hommes ne me paroissent guère ressembler à ce que l'on honore de ce nom dans le monde. Vous savez comme moi quelle est la vie que mènent la plupart des jeunes gens; quels sont leurs tristes amusements et leurs occupations ridicules; qu'ils ne cherchent presque jamais ce qui est aimable ou ce qu'ils aiment, mais ce que les autres trouvent tel; qui, moyennant qu'ils vivent en bonne compagnie, croient s'être divertis à un souper où l'on n'oseroit parler avec confiance, ni se taire, ni être raisonnable; qui courent trois spectacles dans le même jour sans en entendre aucun; qui ne parlent que pour parler, et ne lisent que pour avoir lu; qui ont banni l'amitié et l'estime non seulement des sociétés de bienséance, mais même des commerces les plus familiers; qui se piquent de posséder une femme

Une vertu austère dont je suis peu digne, c'est-à-dire, dont je suis peu capable. S.

qu'ils n'aiment pas, et qui trouveroient ridicule que l'inclination se mêlât d'attacher à leurs voluptés un nouveau charme. Je tâche de comprendre tous ces goûts bizarres qu'ils prennent avec tant de soin hors de la nature, et je vois que la vanité fait le fonds de tous les plaisirs et tout le commerce du monde.

Le frivole esprit de ce siècle est cause de cette foiblesse. La frivolité, mon ami, anéantit les hommes qui s'y attachent. Il n'y a point de vice peut-être qu'on ne doive lui préférer: car encore vaut-il mieux être vicieux que de ne pas être. Le rien est au-dessous de tout, le rien est le plus grand des vices; et qu'on ne dise pas que c'est être quelque chose que d'être frivole: c'est n'être ni pour la vertu, ni pour la gloire, ni pour la raison, ni pour les plaisirs passionnés. Vous direz peut-être : J'aime mieux un homme anéanti pour toute vertu, que celui qui n'existe que pour le vice. Je vous répondrai : Celui qui est anéanti pour la vertu n'est pas pour cela exempt de vices: il fait le mal par légèreté et par foiblesse; il est l'instrument des méchants qui ont plus de génie. Il est moins dangereux qu'un méchant homme sérieusement appliqué au mal, cela peut être; mais faut-il savoir gré à l'épervier de ce qu'il ne détruit que des insectes, et ne ravage pas les troupeaux dans les champs comme les lions et les aigles? Un homme courageux et sage ne craint point un méchant homme; mais il ne peut s'empêcher de mépriser un homme frivole.

Aimez donc, mon aimable ami, suivez les plaisirs qui vous cherchent, et que la raison, la nature et les graces ont faits pour vous. Encore une fois, ce n'est point à moi à vous les interdire; mais ne croyez pas qu'on rencontre d'agrément solide dans l'oisiveté, la folie, la foiblesse et l'affectation.

SUR LE CARACTÈRE

DES DIFFÉRENTS SIÈCLES.

Quelque limitées que soient nos lumières sur les sciences, je crois qu'on ne sauroit nous disputer de les avoir poussées au-delà des bornes

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