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les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit seulement, | nous fàchons point si on dit que nous avons mal

ils ont la force. Il faudroit avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand-seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.

Si les magistrats avoient la véritable justice, si les médecins avoient le vrai art de guérir, ils n'auroient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences seroit assez vénérable d'ellemême. Mais, n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains ornements qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont affaire ; et par-là en effet ils s'attirent le respect. Nous ne pouvons pas voir seulement un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance.

Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois.

X.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc.; mais tout certain, sur mer, en bataille, etc.; mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume fait tout; mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets, et qui ne voient pas les causes, sont, à l'égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui ont de l'esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ce soit par l'esprit que ces effets-là se voient, cet esprit est, à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l'égard de l'esprit.

XI..

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? C'est à cause qu'un boiteux reconnoît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

Épictète demande aussi pourquoi nous ne

à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal? Ce qui cause cela, c'est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux; mais nous ne sommes pas aussi assurés que nous choisissions le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens, touchant un boiteux.

XII.

Le respect est, incommodez-vous : cela est vain en apparence, mais très juste; car c'est dire: Je m'incommoderois bien, si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect étoit d'être dans un fauteuil, on respecteroit tout le monde, et ainsi on ne distingueroit pas; mais étant incommodé, on distingue fort bien.

XIII.

Être brave', n'est pas trop vain : c'est montravaillent trer qu'un grand nombre de gens pour soi; c'est montrer, par ses cheveux, qu'on a un valet de chambre, un parfumeur, etc.; par son rabat, le fil et le passement, etc.

Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnois, d'avoir plusieurs bras à son service.

XIV.

Cela est admirable: on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept à huit laquais ! Eh quoi! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force; il n'en est pas de même d'un cheval bien enbarnaché à l'égard d'un autre.

Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle

Bien mis.

différence il y a d'admirer qu'on y en trouve, | lités qui y fussent? Cela ne se peut, et seroit

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Ceux qui sont capables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts; et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir, et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se

Il y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualité qui font cas d'eux. Je voudrois leur regarder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est; et l'on doit se contenter d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connoissent le prix.

pondre Montrez-nous le mérite par où vous avez attiré l'estime de ces personnes-là, et nous vous estimerons de même.

XVIII.

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants; si je passe par-là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite-vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus et si on m'aime pour mon jugement, ou pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans cesser d'être. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'ame? Et comment aimer le corps ou l'ame, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait ce moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimeroit-on la substance de l'ame d'une personne abstraitement, et quelques qua

ARTICLE IX.

Pensées morales détachées.

I.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font; mais presque personne ne le fait pour la religion. Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte, non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit ; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites; il n'y a point de bornes dans les choses : les lois

veulent y en mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

II.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître : car, en désobéissant à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à l'autre, on est un sot.

III.

Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serois un assassin, cela seroit injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste '.

IV.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale?

V.

Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. Si l'homme connoissoit réellement la justice, il n'auroit pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes Que chacun suive les mœurs de son pays: : l'éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verroit plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps'.

$9.

VI.

La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes

Pour l'intelligence de cette pensée, voyez part. 1, art. 6,

* Cette pensée et la suivante sont tirées de Montaigne. On est fondé à croire que Pascal, en les rappelant, avoit le projet ou de les réfuter, ou d'en faire sentir le sophisme et le paradoxe.

nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

VII.

Les seules règles universelles sont les lois du pays, aux choses ordinaires ; et la pluralité aux autres. D'où vient cela? de la force qui y est. Et de là vient que les rois, qui ont la force d'ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.

VIII.

Sans doute que l'égalité des biens est juste; mais, ne pouvant faire que l'homme soit forcé d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût : car elle est le souverain bien : Summum jus, summa injuria.

La pluralité est la meilleure voie, parcequ'elle est visible, et qu'elle a la force pour se faire obéir; cependant c'est l'avis des moins habiles.

Si on avoit pu, on auroit mis la force entre les mains de la justice; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parceque c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force, et ainsi on appelle justice ce qu'il est force d'observer.

IX.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi : il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parcequ'il y a toujours des méchants : la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes: la force est très reconnoissable, et sans dispute. Ainsi on n'a qu'à donner la force à la justice. Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

X.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes; car il n'obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il doit obéir parcequ'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parcequ'ils sont justes, mais parcequ'ils sont supérieurs. Par-là toute sédition est prévenue, si on peut faire entendre cela. Voilà tout ce que c'est proprement que la définition de la justice.

XI.

Il seroit bon qu'on obéît aux lois et coutumes parcequ'elles sont lois, et que le peuple comprit que c'est là ce qui les rend justes. Par ce moyen, on ne les quitteroit jamais : au lieu que quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse; et voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se révolter.

XII.

Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce de

vroit être un tiers indifférent.

XIII.

Ces discours sont faux et tyranniques: Je suis beau, donc on doit me craindre; je suis fort, donc on doit m'aimer. Je suis. . . . . . La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites: devoir d'amour à l'agrément; devoir de crainte à la force; devoir de croyance à la science, etc. On doit rendre ces devoirs-là; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même être faux et tyran de dire: Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas. La tyrannie consiste au desir de domination universelle et hors de son ordre.

XIV.

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L'extrême esprit est accusé de folie comme l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que la médiocrité. C'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas; je consens qu'on m'y mette; et si je refuse d'être au bas bout, ce n'est pas parcequ'il est bas, mais parcequ'il est bout; car je refuserois de même qu'on me mît au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu la grandeur de l'ame humaine consiste à savoir s'y tenir; et tant s'en faut que sa grandeur soit d'en sortir, qu'elle est à n'en point sortir.

XVIII.

On ne passe point dans le monde pour se connoître en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poëtes, ni géomètres; mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parloit quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que on s'en souvient: car il est également de ce ca

XXII.

Diseur de bons mots, mauvais caractère.

XXIII.

ractère, qu'on ne dise point d'eux qu'ils par- | diminue le mérite, car c'est là le plus beau, lent bien, lorsqu'il n'est pas question du lan- d'avoir voulu les cacher. gage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est donc une fausse louange quand on dit d'un homme, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on; mais je n'ai que faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne veux la faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous nos besoins.

メXIX.

Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourroit faire si on étoit malade; et quand on l'est, on prend médecine gaiement: le mal y résout. On n'a plus les passions et les desirs des divertissements et des promenades, que la santé donnoit, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des desirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent; parcequ'elles joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où nous ne sommes pas.

XX.

Le moi est haïssable: ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seulement de le direz-vous; car en agissant, comme nous faicouvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, sons, obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous hair. Cela est vrai, si on ne haïssoit dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parcequ'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut les asservir: car chaque moi est l'ennemi et voudroit être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice: vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

XXIV.

Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée, tel qu'étoit Épaminondas, qui avoit l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité; car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à-lafois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut

Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme et du doute sont matière d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent d'humilité humblement; peu de la chasteté chastement; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que men-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de songe, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons et nous nous déguisons à nous-mêmes.

XXI.

Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas été tout-à-fait cachées, puisqu'elles ont été sues; et ce peu par où elles ont paru en

l'ame de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilité de l'ame, si cela n'en marque l'étendue.

XXV.

Si notre condition étoit véritablement heureuse, il ne faudroit pas nous divertir dy penser.

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