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cela est ainsi, je ne m'étonne point que Rous- | veux révérer un héros qui, parvenu au faîte seau ait emporté tous les suffrages. On ne juge des grandeurs humaines, ne dédaignoit pas que par comparaison de toutes choses, et l'amitié; qui, dans cette haute fortune, respecceux qui font mieux que les autres dans leur toit encore le mérite; qui aima mieux s'exposer genre, passent toujours pour excellents, per- à mourir que de soupçonner son médecin de sonne n'osant leur contester d'être dans le bon quelque crime, et d'affliger, par une défiance chemin. Il m'appartient moins qu'à tout autre qu'on n'auroit pas blàmée, la fidélité d'un sujet de dire que Rousseau n'a pu atteindre le but de qu'il estimoit le maître le plus libéral qu'il y son art; mais je crains bien que si on n'aspire eut jamais, jusqu'à ne réserver pour lui que pas à faire de l'ode une imitation plus fidèle de l'espérance; plus prompt à réparer ses injustila nature, ce genre ne demeure enseveli dans ces qu'à les commettre, et plus pénétré de ses une espèce de médiocrité. fautes que de ses triomphes; né pour conquérir l'univers, parcequ'il étoit digne de lui commander; et en quelque sorte excusable de s'être fait rendre les honneurs divins dans un temps où toute la terre adoroit des dieux moins aimables. Rousseau paroît donc trop injuste, lorsqu'il ose ajouter d'un si grand homme :

S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la fin, j'avouerai que je trouve encore des pensées bien fausses dans les meilleures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode à la Fortune, qu'on regarde comme le triomphe de la raison, présente, ce me semble, peu de réflexions qui ne soient plus éblouissantes que solides. Écoutons ce poëte philosophe :

Quoi! Rome et l'Italie en cendre
Me feront honorer Sylla?

Non vraiment, l'Italie en cendre ne peut faire honorer Sylla; mais ce qui doit, je crois, le faire respecter avec justice, c'est ce génie supérieur et puissant qui vainquit le génie de Rome, qui lui fit défier dans sa vieillesse les ressentiments de ce même peuple qu'il avoit soumis, et qui sut toujours subjuguer, par les bienfaits ou par la force, le courage ailleurs indomptable de ses

ennemis.

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Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Apparemment que Rousseau ne vouloit épargner aucun conquérant ; et voici comme il parle encore:

L'inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d'Annibal.

Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas superficielles? Qui ne sait que la science de la guerre consiste à profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'Annibal s'est montré aussi grand dans ses défaites que dans ses victoires?

S'il étoit reçu de tous les poëtes, comme il l'est du reste des hommes, qu'il n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les fictions mêmes de la poésie n'ont été inventées que pour peindre plus vivement la vérité, que pourroit-on penser des invectives que je viens de rapporter? Seroit-on trop sévère de juger que l'Ode à la Fortune n'est qu'une pompeuse déclamation, et un tissu de lieux communs énergiquement exprimés?

Je ne dirai rien des allégories et de quelques autres ouvrages de Rousseau. Je n'oserois surtout juger d'aucun ouvrage allégorique, parceque c'est un genre que je n'aime pas ; mais je louerai volontiers ses épigrammes, où l'on

trouve toute la naïveté de Marot avec une éner-
gie que Marot n'avoit pas. Je louerai des mor-
ceaux admirables dans ses épîtres, où le génie
de ses épigrammes se fait singulièrement aper-
cevoir. Mais en admirant ces morceaux, si di-
gnes de l'être, je ne puis m'empêcher d'être
choqué de la grossièreté insupportable qu'on
remarque en d'autres endroits. Rousseau vou-
lant dépeindre, dans l'Epitre aux Muses, je ne
sais quel mauvais poëte, il le compare à un oi-
son que
la flatterie enhardit à préférer sa voix
au chant du cygne. Un autre oison lui fait un
long discours pour l'obliger à chanter, et Rous-
seau continue ainsi :

A ce discours, notre oiseau tout gaillard
Perce le ciel de son cri nasillard ;
Et tout d'abord, oubliant leur mangeaille.
Vous eussiez vu canards, dindons, poulaille,
De toutes parts accourir, l'entourer,
Battre de l'aile, applaudir, admirer,
Vanter la voix dont nature le doue,
Et faire nargue au cygne de Mantoue.
Le chant fini, le pindarique oison,

Se rengorgeant, rentre dans la maison,
Tout orgueilleux d'avoir, par son ramage,
Du poulailler mérité le suffrage1.

noble pour la poésie. C'est à ceux qui font profession eux-mêmes de cet art à prononcer làdessus; je leur soumets sans répugnance toutes les remarques que j'ai osé faire sur les plus illustres écrivains de notre langue. Personne n'est plus passionné que je ne le suis pour les véritables beautés de leurs ouvrages. Je ne connois peut-être pas tout le mérite de Rousseau, mais je ne serai pas fàché qu'on me détrompe des défauts que j'ai cru pouvoir lui reprocher 1. On ne sauroit trop honorer les grands talents d'un auteur dont la célébrité a fait les disgraces, comme c'est la coutume chez les hommes, et qui n'a pu jouir dans sa patrie de la réputation qu'il méritoit, que lorsque accablé sous le poids de l'humiliation et de l'exil, la longueur de son infortune a désarmé la haine de ses ennemis et fléchi l'injustice de l'envie.

VIII.

QUINAULT.

On ne peut trop aimer la douceur, la mollesse, la facilité et l'harmonie tendre et touchante de la poésie de Quinault. On peut même estimer beaucoup l'art de quelques uns de ses opéras, intéressants par le spectacle dont ils sont remplis, par l'invention ou la disposition des faits qui les composent, par le merveilleux qui y règne, et enfin par le pathétique des situations, qui donne lieu à celui de la musique, et qui l'augmente nécessairement. Ni la grace, ni la noblesse, ni le naturel, n'ont manqué à l'auteur de ces poëmes singuliers. Il y a presque toujours de la naïveté dans son dialogue, et quelquefois du sentiment. Ses vers sont semés d'images charmantes et de pensées ingénieuses. On admireroit trop les fleurs dont il se pare, s'il eût évité les défauts qui font languir quel

On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force dans cette peinture; mais combien en sont basses les images? La même épître est remplie de choses qui ne sont ni plus agréables ni plus délicates. C'est un dialogue avec les Muses, qui est plein de longueurs, dont les transitions sont forcées et trop ressemblantes; où l'on trouve à la vérité de grandes beautés de détails, mais qui en rachètent à peine les défauts. J'ai choisi cette épître exprès, ainsi que l'Ode à la Fortune, afin qu'on ne m'accusât pas de rapporter les ouvrages les plus foibles de Rousseau pour diminuer l'estime que l'on doit aux autres. Puis-je me flatter en cela d'avoir contenté la délicatesse de tant de gens de goût et de génie qui respectent tous les écrits de ce poëte? Quelquefois ses beaux ouvrages. Je n'aime pas les que crainte que je doive avoir de me tromper en m'écartant de leur sentiment et de celui du public, je hasarderai encore ici une réflexion. C'est que le vieux langage employé par Rousseau dans ses meilleures épîtres, ne me paroît ni nécessaire pour écrire naïvement, ni assez

Toute cette tirade est dirigée contre La Motte, dont les odes jouissoient, du temps de J.-B. Rousseau, d'une réputation que ła postérité n'a point confirmée. B.

familiarités qu'il a introduites dans ses tragédies je suis fâché qu'on trouve dans beaucoup de scènes, qui sont faites pour inspirer la terreur et la pitié, des personnages qui, par le contraste de leurs discours avec les intérêts des malheureux, rendent ces mêmes scènes ridi

Incorrect. Reconnoître qu'on s'est trompé en regardant comme un défaut ce qui n'en est pas un, ce n'est pas se détromper des défauts. M.

IX.

SUR QUELQUES OUVRAGES DE VOLTAIRE '.

cules et en détruisent tout le pathétique. Je ne | de copier jusqu'à ses fautes. Je suis fàché qu'on puis m'empêcher encore de trouver ses meil- désespère de mettre plus de passion, plus de leurs opéras trop vides de choses, trop négligés conduite, plus de raison et plus de force dans dans les détails, trop fades même dans bien nos opéras, que leur inventeur n'y en a mis. des endroits. Enfin je pense qu'on a dit de lui J'aimerois qu'on en retranchât le nombre excesavec vérité qu'il n'avoit fait qu'effleurer d'ordi- sif de refrains qui s'y rencontrent, qu'on ne naire les passions. Il me paroît que Lulli a donné refroidit pas les tragédies par des puérilités, et à sa musique un caractère supérieur à la poésie qu'on ne fît pas des paroles pour le musicien, de Quinault. Lulli s'est élevé souvent jusqu'au entièrement vides de sens. Les divers morceaux sublime par la grandeur et par le pathétique qu'on admire dans Quinault prouvent qu'il y de ses expressions; et Quinault n'a d'autre mé- a peu de beautés incompatibles avec la musique, rite à cet égard que celui d'avoir fourni les si- et que c'est la foiblesse des poëtes ou celle du tuations et les canevas auxquels le musicien a genre qui fait languir tant d'opéras, faits à la fait recevoir la profonde empreinte de son génie. hâte et aussi mal écrits qu'ils sont frivoles. Ce sont sans doute les défauts de ce poëte et la foiblesse de ses premiers ouvrages qui ont fermé les yeux de Despréaux sur son mérite; mais Despréaux peut être excusable de n'avoir pas cru que l'opéra, théâtre plein d'irrégularités et de licences, eût atteint, en naissant, sa perfection. Ne penserions-nous pas encore qu'il manque quelque chose à ce spectacle, si les efforts inutiles de tant d'auteurs renommés ne nous avoient fait supposer que le défaut de ces poëmes étoit peut-être un vice irréparable? Cependant je conçois sans peine qu'on ait fait à Despréaux un grand reproche de sa sévérité trop opiniâtre. Avec des talents si aimables que ceux de Quinault, et la gloire qu'il a d'être l'inventeur de son genre, on ne sauroit être surpris qu'il ait des partisans très passionnés, qui pensent qu'on doit respecter ses défauts mêmes. Mais cette excessive indulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore l'extrême rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'est point dans le caractère des hommes de juger du mérite d'un autre homme par l'ensemble de ses qualités; on envisage sous divers aspects le génie d'un auteur illustre; on le méprise ou l'admire avec une égale apparence de raison, selon les choses que l'on considère en ses ouvrages. Les beautés que Quinault a imaginées demandent grace pour ses défauts; mais j'avoue que je voudrois bien qu'on se dispensât

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Après avoir parlé de Rousseau et des plus grands poëtes du siècle passé, je crois que ce peut être ici la place de dire quelque chose des ouvrages d'un homme qui honore notre siècle, et qui n'est ni moins grand, ni moins célèbre que tous ceux qui l'ont précédé, quoique sa gloire, plus près de nos yeux, soit plus exposée à l'envie.

Il ne m'appartient nas de faire une critique raisonnée de tous ses écrits, qui passent de bien loin mes connoissances et la foible étendue de mes lumières; ce soin me convient d'autant moins, qu'une infinité d'hommes plus instruits que moi ont déja fixé les idées qu'on doit en avoir. Ainsi je ne parlerai pas de la Henriade, qui, malgré les défauts qu'on lui impute et ceux qui y sont en effet, passe néanmoins, sans contestation, pour le plus grand ouvrage de ce siècle, et le seul poëme, en ce genre, de notre nation.

Je dirai peu de chose encore de ses tragédies: comme il n'y en a aucune qu'on ne joue au moins une fois chaque année, tous ceux qui ont quelque étincelle de bon goût peuvent y remarquer d'eux-mêmes le caractère original de l'auteur, les grandes pensées qui y règnent, les morceaux éclatants de poésie qui les em

■ Cet article a été imprimé pour la première fois dans l'édition de 4806. Il est tiré des manuscrits de l'auteur, mort plus de trente ans avant Voltaire. F.

bellissent, la manière forte dont les passions y | leurs défauts, et souvent dans leurs défauts sont ordinairement traitées, et les traits hardis mêmes. et sublimes dont elles sont pleines.

Je ne m'arrêterai donc pas à faire remarquer dans Mahomet cette expression grande et tragique du genre terrible, qu'on croyoit épuisée par l'auteur d'Électre 1. Je ne parlerai pas de la tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractère théâtral des passions violentes d'Hérode, ni de la singulière et noble nouveauté d'Alzire, ni des éloquentes harangues qu'on voit dans la Mort de César, ni enfin de tant d'autres pièces, toutes différentes, qui font admirer le génie et la fécondité de leur auteur.

Mais parceque la tragédie de Mérope me paroît encore mieux écrite, plus touchante et plus naturelle que les autres, je n'hésiterai pas à lui donner la préférence. J'admire les grands caractères qui y sont décrits, le vrai qui règne dans les sentiments et les expressions, la simplicité sublime et tout-à-fait nouvelle sur notre théâtre, du rôle d'Égiste; la tendresse impétueuse de Mérope, ses discours coupés, véhéments, et tantôt remplis de violence, tantôt de hauteur. Je ne suis pas assez tranquille à une pièce qui produit de si grands mouvements, pour examiner si les règles et les vraisemblances sévères n'y sont pas blessées. La pièce me serre le cœur dès le commencement, et me mène jusqu'à la catastrophe, sans me laisser la liberté de respirer.

S'il y a donc quelqu'un qui prétende que la conduite de l'ouvrage est peu régulière, et qui pense qu'en général M. de Voltaire n'est pas heureux dans la fiction ou dans le tissu de ses pièces, sans entrer dans cette question, trop longue à discuter, je me contenterai de lui répondre que ce même défaut dont on accuse M. de Voltaire a été reproché très justement à plusieurs pièces excellentes, sans leur faire tort. Les dénouements de Molière sont peu estimés, et le Misanthrope, qui est le chef-d'œuvre de la comédie, est une comédie sans action. Mais c'est le privilége des hommes comme Molière et M. de Voltaire, d'être admirables malgré

La manière dont quelques personnes, d'ailleurs éclairées, parlent aujourd'hui de la poésie, me surprend beaucoup. Ce n'est pas, disentils, la beauté des vers et des images qui caractérise le poëte, ce sont les pensées mâles et hardies; ce n'est pas l'expression du sentiment et de l'harmonie, c'est l'invention. Par-là on prouveroit que Bossuet et Newton ont été les plus grands poëtes de leur siècle; car assurément l'invention, la hardiesse et les pensées måles ne leur manquoient point.

Reprenons Mérope. Ce que j'admire encore dans cette tragédie, c'est que les personnages y disent toujours ce qu'ils doivent dire, et sont grands sans affectation. Il faut lire la seconde scène du second acte pour comprendre ce que je dis. Qu'on me permette d'en citer la fin, quoiqu'on pût trouver dans la même pièce de plus beaux endroits.

ÉGISTE.

Un vain desir de gloire a séduit mes esprits.
On me parloit souvent des troubles de Messène,
Des malheurs dont le Ciel avoit frappé la reine,
Sur-tout de ses vertus dignes d'un autre prix :
Je me sentois ému par ces tristes récits.
De l'Élide en secret dédaignant la mollesse,
J'ai voulu dans la guerre exercer ma jeunesse,
Servir sous vos drapeaux, et vous offrir mon bras:
Voilà le seul dessein qui conduisit mes pas.
Ce faux instinct de gloire égara mon courage;
A mes parents flétris sons les rides de l'âge,
J'ai de mes jeunes ans dérobé les secours :
C'est ma première faute, elle a troublé mes jours.
Le Ciel m'en a puni : le Ciel inexorable
M'a conduit dans le piége, et m'a rendu coupable.

MEROPE.

Il ne l'est point, j'en crois son ingénuité;
Le mensonge n'a point cette simplicité.
Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante.
C'est un infortuné que le Ciel me présente :
Il suffit qu'il soit homme et qu'il soit malheureux.
Mon fils peut éprouver un sort plus rigoureux :
Il me rappelle Égiste; Égiste est de son âge;
Peut-être comme lui, de rivage en rivage,
Inconnu, fugitif, et partout rebuté,

Il souffre le mépris qui suit la pauvreté.
L'opprobre avilit l'ame et flétrit le courage.
MEROPE, acte II, scene II.

Cette dernière réflexion de Mérope est bien naturelle et bien sublime. Une mère auroit pu

Il faut bien se garder de confondre cette tragédie avec l'Électre de Crébillon; il s'agit ici de l'Électre de Voltaire, impri-être touchée de toute autre crainte dans une

mée sous le nom d'Oreste. B.

2 Dans la tragédie de Mariamne. B.

telle calamité et néanmoins Mérope paroit

tences sont grandes dans la tragédie, et comme il faudroit toujours les y placer.

pénétrée de ce sentiment. Voilà comme les sen- | pharès, Britannicus, il n'a pas prétendu, je crois, diminuer l'estime de ceux d'Athalie, Joad, Acomat, Agrippine, Néron, Burrhus, Mithridate, etc. Mais puisque cela me conduit à parler du Temple du Goût, je suis bien aise d'avoir occasion de dire que j'en estime grandement les décisions. J'excepte ces mots : Bossuet, le seul éloquent entre tant d'écrivains qui ne sont qu'élégants: car je ne crois pas que M. de Voltaire lui-même voulût sérieusement réduire à ce petit mérite d'élégance les ouvrages de M. Pascal, l'homme de la terre qui savoit mettre la vérité dans un plus beau jour et raisonner avec plus de force. Je prends la liberté de défendre encore contre son autorité le vertueux auteur de Télémaque, homme né véritablement pour enseigner aux rois l'humanité, dont les paroles tendres et persuasives pénètrent le cœur, et qui, par la noblesse et par la vérité de ses peintures, par les graces touchantes de son style, se fait aisément pardonner d'avoir employé trop souvent les lieux communs de la poésie et un peu déclamation.

C'est, je crois, cette sorte de grandeur qui est propre à Racine, et que tant de poëtes après lui ont négligée, ou parcequ'ils ne la connoissoient pas, ou parcequ'il leur a été bien plus facile de dire des choses guindées, et d'exagérer la nature. Aujourd'hui on croit avoir fait un caractère lorsqu'on a mis dans la bouche d'un personnage ce qu'on veut faire penser de lui, et qui est précisément ce qu'il doit taire. Une mère affligée dit qu'elle est affligée, et un héros dit qu'il est un héros. Il faudroit que les personnages fissent penser tout cela d'eux, et que rarement ils le dissent; mais, tout au contraire, ils le disent et le font rarement penser. Le grand Corneille n'a pas été exempt de ce défaut, et cela a gâté tous ses caractères. Car enfin ce qui forme un caractère, ce n'est pas, je crois, quelques traits, ou hardis, ou forts, ou sublimes, c'est l'ensemble de tous les traits et des moindres discours d'un personnage. Si on fait parler un héros, qui mêle par-tout de l'ostentation, de la vanité, et des choses basses à de grandes choses, j'admire ces traits de grandeur qui appartiennent au poëte, mais je sens du mépris pour son héros dont le caractère est manqué. L'éloquent Racine, qu'on accuse de stérilité dans ses caractères, est le seul de son temps qui ait fait des caractères; et ceux qui admirent la variété du grand Corneille sont bien indulgents de lui pardonner l'invariable ostentation de ses personnages, et le caractère jours dur des vertus qu'il a su décrire.

C'est pourquoi quand M. de Voltaire a critiqué les caractères d'Hippolyte, Bajazet, Xi

de

Mais quoi qu'il puisse être de cette trop grande partialité de M. de Voltaire pour Bossuet, que je respecte d'ailleurs plus que personne, je déclare que tout le reste du Temple du Goût m'a frappé par la vérité des jugements, par la vivacité, la variété et le tour aimable du style: et je ne puis comprendre que l'on juge si sévèrement d'un ouvrage si peu sérieux, et qui est un modèle d'agréments.

Dans un genre assez différent, l'Épître aux tou-mânes de Génonville et celle sur la mort de mademoiselle Le Couvreur m'ont paru deux morceaux remplis de charmes, et où la douleur, l'amitié, l'éloquence et la poésie parloient avec la grace la plus ingénue et la simplicité la plus touchante. J'estime plus deux petites pièces faites de génie, comme celles-ci, et qui ne respirent que la passion, que beaucoup d'assez longs poëmes.

■ Dans son Temple du Goût, Voltaire, après avoir parlé de

Pierre Corneille, s'exprime ainsi sur Racine:

Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais,
Racine observe les portraits

De Bajazet, de Xipharès,

De Britannicus, d'Hippolyte;

A peine il distingue leurs traits;
Ils ont tous le meme mérite.
Tendres, galants, doux et discrets;
Et l'amour qui marche à leur suite,
Les croit des courtisans français.

Dans l'édition faite sous les yeux de Voltaire, à Genève, en 1768, et dans les réimpressions faites depuis sa mort, cette phrase ne se trouve point; et le Temple du Goût s'exprime ainsi sur l'évêque de Meaux : l'éloquent Bossuet vouloi thien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impétueux et facile, lesquelles déparent un peu la sublimité de ses oraisons funèbres; et il est à remarquer qu'il ne garantit point ce qu'il a dit de la prétendue sagesse des anciens Égyptiens. F.

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