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Il me paroît, dit encore Fénelon, qu'on a donné souvent aux Romains un discours trop fastueux..... Je ne trouve point de proportion entre l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la tragédie de Cinna, et la modeste simplicité avec laquelle Suétone le dépeint dans tout le détail de ses mœurs. Tout ce que nous voyons dans Tite-Live, dans Plutarque, dans Cicéron, dans Suétone, nous représente les Romains comme des hommes hautains dans leurs sentimens, mais simples, naturels et modestes dans leurs paroles, etc.

Cette affectation de grandeur que nous leur prêtons m'a toujours paru le principal défaut de notre théâtre et l'écueil ordinaire des poëtes. Je n'ignore pas que la hauteur est en possession d'en imposer à l'esprit humain; mais rien ne décèle plus parfaitement aux esprits fins une hauteur fausse et contrefaite, qu'un discours fastueux et emphatique.

Il est aisé d'ailleurs aux moindres poëtes de mettre dans la bouche de leurs personnages des paroles fières. Ce qui est difficile, c'est de leur faire tenir ce langage hautain avec vérité et à propos. C'étoit le talent admirable de Racine, et celui qu'on a le moins remarqué dans ce grand homme. Il y a toujours si peu d'affectation dans ses discours, qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur qu'on y rencontre. Ainsi lorsqu'Agrippine, arrêtée par l'ordre de Néron, est obligée de se justifier, commence par ces mots si simples:

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse.

BRITANNICUS, acte II, scène II.

je ne crois pas que beaucoup de personnes fassent attention qu'elle commande en quelque manière à l'empereur de s'approcher et de s'asseoir : elle qui étoit réduite à rendre compte de

sa vie, non à son fils, mais à son maître. Si elle eût dit comme Cornélie :

Néron; car le destin, que dans tes fers je brave,
M'a fait ta prisonnière, et non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur

Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.

sent applaudi à ces paroles, et les eussent trouvées fort élevées.

Corneille est tombé trop souvent dans ce défaut de prendre l'ostentation pour la hauteur, et la déclamation pour l'éloquence; et ceux qui se sont aperçus qu'il étoit peu naturel à beaucoup d'égards, ont dit, pour le justifier, qu'il s'étoit attaché à peindre les hommes tels qu'ils devoient être. Il est donc vrai du moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étoient : c'est un grand aveu que cela. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la nature. Les peintres n'ont pas eu la même présomption. Lorsqu'ils ont voulu peindre les anges, ils ont pris les traits de l'enfance; ils ont rendu cet hommage à la nature leur riche modèle. C'étoit néanmoins un beau champ pour leur imagination; mais c'est qu'ils étoient persuadés que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chimères, ne pouvoit donner de la vie à ses propres iuventions. Si Corneille eût fait attention que tous les panégyriques étoient froids, il en auroit trouvé la cause en ce que les orateurs vouloient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Mais l'erreur de Corneille ne me surprend point: le bon goût n'est qu'un sentiment fin et fidèle de la belle nature, et n'appartient qu'à ceux qui ont l'esprit naturel, Corneille, né dans un siècle plein d'affectation, ne pouvoit avoir le goût juste aussi l'a-t-il fait paroître non seu lement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, qu'il a pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins d'enflure, dont il a préféré la force gigantesque à la simplicité plus noble et plus touchante des poëtes grecs.

basses, ses licences continuelles, son obscurité, De là ses antithèses affectées, ses négligences son emphase, et enfin ces phrases synonymes, où la même pensée est plus remaniée que la division d'un sermon.

De là encore ces disputes opiniâtres qui refroidissent quelquefois les plus fortes scènes, et où l'on croit assister à une thèse publique de

alors je ne doute pas que bien des gens n'eus- philosophie, qui noue les choses pour les dé

Œuvres choisies de Fénelon, Lettre sur l'Eloquence,

tome II, S VI, page 258 et suivantes. Paris, 1821. B.

nouer. Les premiers personnages de ses tragédies

argumentent alors avec les tournures et les

subtilités de l'école, et s'amusent à faire des jeux frivoles de raisonnements et de mots, comme des écoliers ou des légistes. C'est ainsi que Cinna dit:

Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé :
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.

CINNA, acte II, scène II.

trent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, Acomat, Athalie.

Je ne puis cacher ma pensée : il étoit donné à Corneille de peindre des vertus austères, dures et inflexibles; mais il appartient à Racine de caractériser les esprits supérieurs, et de les caractériser sans raisonnements et sans maximes, par la seule nécessité où naissent les

Car il n'y a personne qui ne prévienne la ré- grands hommes d'imprimer leur caractère dans ponse de Maxime:

Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé;
S'il n'eût puni César, Auguste cût moins osé.
CINNA, acte II, scène II.

Cependant je suis moins choqué de ces subtilités que des grossièretés de quelques scènes. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace, c'est-à-dire dans un dialogue d'ailleurs admirable, Curiace parle ainsi d'abord :

Je vous connois encore, et c'est ce qui me tue.
Mais cette apre vertu ne m'étoit point connue :
Comme notre malheur, elle est au plus haut point;
Souffrez que je l'admire, et ne l'imite point.

HORACE, acte II, scène III.

Horace, le héros de cette tragédie, lui répond:

Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte;
En toute liberté goûtez un bien si doux.

Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
HORACE, acte II, scène III.

Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur féroce; mais la férocité s'exprime-t-elle ainsi contre un ami et un rival modeste? La fierté est une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en vanité et en petitesse sitôt qu'elle se montre sans qu'on la provoque.

Me permettra-t-on de le dire? Il me semble que l'idée des caractères de Corneille est presque toujours assez grande; mais l'exécution en est quelquefois bien foible, et le coloris faux ou peu agréable. Quelques uns des caractères de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein; mais les expressions sont toujours de main de maître, et puisées dans la vérité et la nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvoit guère dans les personnages de Corneille de ces traits simples qui annoncent une grande étendue d'esprit. Ces traits se rencon

:

leurs expressions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que lorsqu'il parle avec une simplicité majestueuse et tendre au petit Joas, et qu'il semble cacher tout son esprit pour se proportionner à cet enfant de mème Athalie. Corneille, au contraire, se guinde souvent pour élever ses personnages; et on est étonné que le même pinceau ait caractérisé quelquefois l'héroïsme avec des traits si naturels et si énergiques.

Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux plus grands hommes? Auguste, en parlant à Cinna, fait d'abord un exorde de rhéteur. Remarquez que je prends l'exemple de tous ses défauts dans les scènes les plus admirées.

Prends un siége, Cinna, prends; et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose;
Prete, sans me troubler, l'oreille à mes discours;
D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captive; et si ce grand silence
A ton émotion fait trop de violence.
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon desir.

CINNA, acte V, scène I.

De combien la simplicité d'Agrippine, dans Britannicus, est-elle plus noble et plus naturelle?

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse.
BRITANNICUS, acte IV, scène II.

Cependant, lorsqu'on fait le parallèle de ces deux poëtes, il semble qu'on ne convienne de l'art de Racine que pour donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on emploie cette distinction pour marquer le caractère d'un faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais lorsqu'on parle de l'art de Racine, l'art qui met toutes les choses à leur place, qui caractérise les hommes, leurs passions, leurs mœurs, leur génie; qui chasse les obscurités, les superflui

tés, les faux brillants; qui peint la nature avec | donna jamais au théâtre plus de pompe, n'éleva feu, avec sublimité et avec grace; que peut-on plus haut la parole, et n'y versa plus de doupenser d'un tel art, si ce n'est qu'il est le génie ceur. Qu'on examine ses ouvrages sans prévendes hommes extraordinaires, et l'original mème tion: quelle facilité! quelle abondance! quelle de ces règles que les écrivains sans génie em- poésie! quelle imagination dans l'expression! brassent avec tant de zèle et avec si peu de suc- Qui créa jamais une langue ou plus magnifique, cès? Qu'est-ce, dans la Mort de César 1, que ou plus simple, ou plus variée, ou plus noble, l'art des harangues d'Antoine, si ce n'est le ou plus harmonieuse et plus touchante? Qui mit génie d'un esprit supérieur et celui de la vraie jamais autant de vérité dans ses dialogues, dans éloquence? ses images, dans ses caractères, dans l'expression des passions? Seroit-il trop hardi de dire que c'est le plus beau génie que la France ait eu, et le plus éloquent de ses poëtes?

C'est le défaut trop fréquent de cet art qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies ne soient très bien imaginées et très bien conduites. Je crois même qu'il a connu mieux que personne l'art des situations et des contrastes. Mais l'art des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligés ou pris à faux, déparent ses autres beautés. Il paroît avoir ignoré que pour être lu avec plaisir, ou même pour faire illusion à tout le monde dans la représentation d'un poëme dramatique, il falloit, par une éloquence continue, soutenir l'attention des spectateurs, qui se relâche et se rebute nécessairement quand les détails sont négligés. Il y a long-temps qu'on a dit que l'expression étoit la principale partie de tout ouvrage écrit en vers. C'est le sentiment des grands maîtres, qu'il n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce qu'on souffre, je ne dis pas à lire de mauvais vers, mais même à entendre mal réciter un bon poëme. Si l'emphase d'un comédien détruit le charme naturel de la poésie, comment l'emphase même du poëte ou l'impropriété de ses expressions ne dégoûteroient-elles pas les esprits justes de sa fiction et de ses idées? Racine n'est pas sans défauts. Il a mis quelquefois dans ses ouvrages un amour foible qui fait languir son action. Il n'a pas conçu assez fortement la tragédie. Il n'a point assez fait agir ses personnages. On ne remarque pas dans ses écrits autant d'énergie que d'élévation, ni autant de hardiesse que d'égalité. Plus savant encore à faire naître la pitié que la terreur, et l'admiration que l'étonnement, il n'a pu atteindre au tragique de quelques poëtes. Nul homme n'a eu en partage tous les dons. Si d'ailleurs on veut être juste, on avouera que personne ne

Tragédie de Voliaire.

Corneille a trouvé le théâtre vide, et a eu l'avantage de former le goût de son siècle sur son caractère. Racine a paru après lui et a partagé les esprits. S'il eût été possible de changer cet ordre, peut-être qu'on auroit jugé de l'un et de l'autre fort différemment.

Oui, dit-on; mais Corneille est venu le premier, et il a créé le théâtre. Je ne puis souscrire à cela. Corneille avoit de grands modèles parmi les anciens; Racine ne l'a point suivi : personne n'a pris une route, je ne dis pas plus différente, mais plus opposée; personne n'est plus original à meilleur titre. Si Corneille a droit de prétendre à la gloire des inventeurs, on ne peut l'òter à Racine. Mais si l'un et l'autre ont eu des maitres, lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux imités?

On reproche à Racine de n'avoir pas donné à ses héros le caractère de leur siècle et de leur nation; mais les grands hommes sont de tous les âges et de tous les pays. On rendroit le vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu méconnoissables en leur donnant le caractère de leur siècle. Les ames véritablement grandes ne sont telles que parcequ'elles se trouvent en quelque manière supérieures à l'éducation et aux coutumes. Je sais qu'elles retiennent toujours quelque chose de l'un et de l'autre ; mais le poëte peut négliger ces bagatelles, qui ne touchent pas plus au fond du caractère que la coiffure et l'habit du comédien, pour ne s'attacher qu'à peindre vivement les traits d'une nature forte et éclairée, et ce génie élevé qui appartient également à tous les peuples. Je ne vois point d'ailleurs que Racine ait manqué à ces prétendues bienséances du théâtre. Ne par

soit

lons pas des tragédies foibles de ce grand poëte, | sont moins agréables à lire, mais plus intéresAlexandre, la Thébaïde, Bérénice, Esther, dans santes quelquefois dans la représentation, lesquelles on pourroit citer encore de grandes par le choc des caractères, soit par l'art des sibeautés. Ce n'est point par les essais d'un au- tuations, soit par la grandeur des intérêts. teur, et par le plus petit nombre de ses ouvra- Moins intelligent que Racine, il concevoit peutges, qu'on doit en juger; mais par le plus grand être moins profondément, mais plus fortement nombre de ses ouvrages, et par ses chefs-d'œeu- ses sujets. Il n'étoit ni si grand poëte, ni si élovre. Qu'on observe cette règle avec Racine, et quent; mais il s'exprimoit quelquefois avec une qu'on examine ensuite ses écrits. Dira-t-on grande énergie. Personne n'a des traits plus qu'Acomat, Roxane, Joad, Athalie, Mithri- élevés et plus hardis; personne n'a laissé l'idée date, Néron, Agrippine, Burrhus, Narcisse, d'un dialogue si serré et si véhément ; personne Clytemnestre, Agamemnon, etc., n'aient pas n'a peint avec le même bonheur l'inflexibilité et le caractère de leur siècle, et celui que les his- la force d'esprit qui naissent de la vertu. De ces toriens leur ont donné? Parceque Bajazet et disputes mêmes que je lui reproche, sortent quelXipharès ressemblent à Britannicus, parcequ'ils quefois des éclairs qui laissent l'esprit étonné, ont un caractère foible pour le théâtre, quoique et des combats qui véritablement élèvent l'ame; naturel, sera-t-on fondé à prétendre que Racine et enfin, quoiqu'il lui arrive continuellement de n'ait pas su caractériser les hommes, lui dont le s'écarter de la nature, on est obligé d'avouer talent éminent étoit de les peindre avec vérité qu'il la peint naïvement et bien fortement dans quelques endroits; et c'est uniquement dans ces et avec noblesse? morceaux naturels qu'il est admirable. Voilà ce qu'il me semble qu'on peut dire sans partialité de ses talents. Mais lorsqu'on a rendu justice à son génie, qui a surmonté si souvent le goût barbare de son siècle, on ne peut s'empêcher de rejeter, dans ses ouvrages, ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût, et ce qui serviroit à le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce grand maître.

Bajazet, Xipharès, Britannicus, caractères si critiqués, ont la douceur et la délicatesse de nos mœurs, qualités qui ont pu se rencontrer chez d'autres hommes, et n'en ont pas le ridicule, comme on l'insinue. Mais je veux qu'ils soient plus foibles qu'ils ne me paroissent: quelle tragédie a-t-on vue où tous les personnages fussent de la même force? Cela ne se peut : Mathan et Abner sont peu considérables dans Athalie, et cela n'est pas un défaut, mais privation d'une beauté plus achevée. Que voit-on d'ailleurs de plus sublime que toute cette tragédie? Que reprocher donc à Racine? d'avoir mis quelquefois dans ses ouvrages un amour foible, tel peut-être qu'il est déplacé au théâtre. Je l'avoue; mais ceux qui se fondent là-dessus pour bannir de la scène une passion si générale et si violente passent, ce me semble, dans un autre excès.

Les grands hommes sont grands dans leurs amours, et ne sont jamais plus aimables. L'amour est le caractère le plus tendre de l'humanité, et l'humanité est le charme et la perfection de la nature.

Je reviens encore à Corneille, afin de finir ce discours. Je crois qu'il a connu mieux que Racine le pouvoir des situations et des contrastes. Ses meilleures tragédies, toujours fort au-dessous, par l'expression, de celles de son rival,

Les gens du métier sont plus indulgents que les autres à ces défauts, parcequ'ils ne regardent qu'aux traits originaux de leurs modèles, et qu'ils connoissent mieux le prix de l'invention et du génie. Mais le reste des hommes juge des ouvrages tels qu'ils sont, sans égard pour le temps et pour les auteurs et je crois qu'il seroit à desirer que les gens de lettres voulussent bien séparer les défauts des plus grands hommes de leurs perfections; car si l'on confond leurs beautés avec leurs fautes par une admiration superstitieuse, il pourra bien arriver que les jeunes gens imiteront les défauts de leurs maîtres, qui sont aisés à imiter, et n'atteindront jamais à leur génie.

Pour moi, quand je fais la critique de tant d'hommes illustres, mon objet est de prendre des idées plus justes de leur caractère.

Je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement me reprocher cette hardiesse : la nature a donné

aux grands hommes de faire, et laissé aux au- | la perfection qui leur est propre, et on n'y regrette point la langue du sentiment, quoiqu'elle

tres de juger.

Si l'on trouve que je relève davantage les dé-puisse entrer peut-être dans tous les genres et fauts des uns que ceux des autres, je déclare les embellir de ses charmes. que c'est à cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour éviter de répéter des choses qui sont trop connues.

Pour finir, et marquer chacun de ces poëtes par ce qu'ils ont eu de plus propre, je dirai que Corneille a éminemment la force, Boileau la justesse, La Fontaine la naïveté, Chaulieu les grâces et l'ingénieux, Molière les saillies et la vive imitation des mœurs, Racine la dignité et l'éloquence.

Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion les uns des autres; ils les ont seulement dans un degré plus éminent, avec une infinité d'autres perfections que chacun y peut remarquer.

VII.

J.-B. ROUSSEAU.

On ne peut disputerà Rousseau d'avoir connu parfaitement la mécanique des vers'. Égal peutêtre à Despréaux par cet endroit, on pourroit le mettre à côté de ce grand homme, si celui-ci, né à l'aurore du bon goût, n'avoit été le maître de Rousseau, et de tous les poëtes de son siècle. Ces deux excellents écrivains se sont distingués l'un et l'autre par l'art difficile de faire régner dans les vers une extrême simplicité, par le talent d'y conserver le tour et le génie de notre langue, et enfin par cette harmonie continue sans laquelle il n'y a point de véritable poésie.

On leur a reproché, à la vérité, d'avoir manqué de délicatesse et d'expression pour le sentiment. Ce dernier défaut me paroît peu considérable dans Despréaux, parceque s'étant attaché uniquement à peindre la raison, il lui suffisoit de la peindre avec vivacité et avec feu, comme il a fait mais l'expression des passions ne lui étoit pas nécessaire. Son Art poétique, et quelques autres de ses ouvrages, approchent de

:

On trouve dans toutes les éditions la mécanique des vers.

Il n'est pas tout-à-fait si facile de justifier Rousseau à cet égard. L'ode étant, comme il dit lui-même, le véritable champ du pathétique et du sublime, on voudroit toujours trouver dans les siennes ce haut caractère; mais quoiqu'elles soient dessinées avec une grande noblesse, je ne sais si elles sont toutes assez passionnées. J'excepte quelques unes des odes sacrées, dont le fonds appartient à de plus grands maîtres. Quant à celles qu'il a tirées de son propre fonds, il me semble qu'en général les fortes images qui les embellissent ne produisent pas de grands mouvements, et n'excitent ni la pitié, ni l'étonnement, ni la crainte, ni ce sombre saisissement que le vrai sublime fait naître.

La marche impétueuse de l'ode n'est pas celle de l'esprit tranquille : il faut donc qu'elle soit justifiée par un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette de sang-froid dans ces écarts qui n'appartiennent qu'aux grandes passions, il court risque de marcher seul; car le lecteur se lasse de ces transitions forcées, et de ces fréquentes hardiesses que l'art s'efforce d'imiter du sentiment, et qu'il imite toujours sans succès. Les endroits où le poëte paroît s'égarer devroient être, à ce qu'il me semble, les plus passionnés de son ouvrage; il est même d'autant plus nécessaire de mettre du sentiment dans nos odes, que ces petits poëmes sont ordinairement vides de pensées, et qu'un ouvrage vide de pensées sera toujours foible s'il n'est rempli de passion. Or, je ne crois pas qu'on puisse dire que les odes de Rousseau soient fort passionnées. Il est tombé quelquefois dans le défaut de ces poëtes qui semblent s'être proposé dans leurs écrits, non d'exprimer plus fortement par des images des passions violentes, mais seulement d'assembler des images magnifiques, plus occupés de chercher de grandes figures que de faire naître dans leur ame de grandes pensées. Les défenseurs de Rousseau répondent qu'il a surpassé Horace et Pindare, auteurs illustres dans le même genre, et de

Cette expression n'étant ordinairement employée qu'au figuré, plus rendus respectables par l'estime dont ils

c'est sans doute une faute échappée aux premiers imprimeurs; lisez done le mécanisme des vers. B.

sont en possession depuis tant de siècles. Si

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