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XI.

Du faux jugement que l'on porte des choses.

Nous jugeons rarement des choses, mon aimable ami, par ce qu'elles sont en elles-mêmes; nous ne rougissons pas du vice, mais du déshonneur. Tel ne se feroit pas scrupule d'ètre fourbe, qui est honteux de passer pour tel, même injustement.

Nous demeurons flétris et avilis à nos propres yeux, tant que nous croyons l'être à ceux du monde; nous ne mesurons pas nos fautes par la vérité, mais par l'opinion. Qu'un homme séduise une femme sans l'aimer, et l'abandonne après l'avoir séduite, peut-être qu'il en fera gloire; mais si cette femme le trompe lui-même, qu'il n'en soit pas aimé quoique amoureux, et que cependant il croie l'être; s'il découvre la vérité, et que cette femme infidèle se donnoit par goût à un autre lorsqu'elle se faisoit payer à lui de ses rigueurs, sa défaite et sa confusion ne se pourront pas exprimer, et on le verra pålir à table, sans cause apparente, dès qu'un mot jeté au hasard lui rapprochera cette idée 1. Un autre rougit d'aimer son esclave qui a des vertus, et se donne publiquement pour le possesseur d'une femme sans mérite, que même il n'a pas. Ainsi on affiche des vices effectifs; et si de certaines foiblesses pardonnables venoient à paroître, on s'en trouveroit accablé.

Je ne fais pas ces réflexions pour encourager les gens bas, car ils n'ont que trop d'impudence. Je parle pour ces ames fières et délicates qui s'exagèrent leurs propres foiblesses, et ne peuvent souffrir la conviction publique de leurs

fautes.

Alexandre ne vouloit plus vivre après avoir tué Clitus; sa grande ame étoit consternée d'un emportement si funeste. Je le loue d'être devenu par-là plus tempérant; mais s'il eût perdu le courage d'achever ses vastes desseins, et qu'il n'eût pu sortir de cet horrible abattement où d'abord il étoit plongé, le ressentiment de sa faute l'eût poussé trop loin.

Mon ami, n'oubliez jamais que rien ne nous peut garantir de commettre beaucoup de fautes.

Je ne sais si cette tournure peut être employée pour lui rappellera cette idéc. s.

Sachez que le même génie qui fait la vertu, produit quelquefois de grands vices. La valeur et la présomption, la justice et la dureté, la sagesse et la volupté, se sont mille fois confondues, succédées ou alliées. Les extrémités se rencontrent et se réunissent en nous. Ne nous laissons donc pas abattre. Consolons-nous de nos défauts, puisqu'ils nous laissent toutes nos vertus; que le sentiment de nos foiblesses ne nous fasse pas perdre celui de nos forces: il est de l'essence de l'esprit de se tromper; le cœur a aussi ses erreurs. Avant de rougir d'être foible, mon très cher ami, nous serions moins déraisonnables de rougir d'être hommes.

RÉFLEXIONS

CRITIQUES

SUR QUELQUES POËTES.

I.

LA FONTAINE.

Lorsqu'on a entendu parler de La Fontaine, et qu'on vient à lire ses ouvrages, on est étonné d'y trouver, je ne dis pas plus de génie, mais plus même de ce qu'on appelle de l'esprit, qu'on n'en trouve dans le monde le plus cultivé. On remarque avec la même surprise la profonde intelligence qu'il fait paroître de son art; et on admire qu'un esprit si fin ait été en même temps si naturel.

Il seroit superflu de s'arrêter à louer l'harmonie variée et légère de ses vers; la grace, le tour, l'élégance, les charmes naïfs de son style et de son badinage. Je remarquerai seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères dominants de ses écrits. Il est bon d'opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grace et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fontaine donne de la grace à son bon sens, et son bon sens rend sa simplicité piquante: de sorte que le brillant de ses ouvrages naît peut-être essentiellement de ces deux sources réunies. Rien n'empêche

au moins de le croire; car pourquoi le bon sens, | falloit qu'il fût né avec un génie bien singulier,

qui est un don de la nature, n'en auroit-il pas l'agrément? La raison ne déplaît, dans la plupart des hommes, que parcequ'elle leur est étrangère. Un bon sens naturel est presque inséparable d'une grande simplicité; et une simplicité éclairée est un charme que rien n'égale. Je ne donne pas ces louanges aux graces d'un homme si sage, pour dissimuler ses défauts. Je crois qu'on peut trouver dans ses écrits plus de style que d'invention, et plus de négligence que d'exactitude. Le noeud et le fond de ses contes ont peu d'intérêt, et les sujets en sont bas. On y remarque quelquefois bien des longueurs, et un air de crapule qui ne sauroit plaire. Ni cet auteur n'est parfait en ce genre, ni ce genre n'est assez noble.

II.

BOILEAU.

Boileau prouve, autant par son exemple que par ses préceptes, que toutes les beautés des bons ouvrages naissent de la vive expression et de la peinture du vrai; mais cette expression si touchante appartient moins à la réflexion, sujette à l'erreur, qu'à un sentiment très intime et très fidèle de la nature. La raison n'étoit pas distincte, dans Boileau, du sentiment : c'étoit son instinct. Aussi a-t-elle animé ses écrits de cet intérêt qu'il est si rare de rencontrer dans les ouvrages didactiques.

Cela met, je crois, dans son jour, ce que je viens de toucher en parlant de La Fontaine. S'il n'est pas ordinaire de trouver de l'agrément parmi ceux qui se piquent d'être raisonnables, c'est peut-être parceque la raison est entrée dans leur esprit, où elle n'a qu'une vie artificielle et empruntée; c'est parcequ'on honore trop souvent du nom de raison une certaine médiocrité de sentiment et de génie, qui assujettit les hommes aux lois de l'usage, et les détourne des grandes hardiesses, sources ordinaires des grandes fautes.

Boileau ne s'est pas contenté de mettre de la vérité et de la poésie dans ses ouvrages, il a enseigné son art aux autres. Il a éclairé tout son siècle; il en a banni le faux goût, autant qu'il est permis de le bannir chez les hommes. Il

pour échapper, comme il a fait, aux mauvais exemples de ses contemporains, et pour leur imposer ses propres lois. Ceux qui bornent le mérite de sa poésie à l'art et à l'exactitude de sa versification, ne font pas peut-être attention que ses vers sont pleins de pensées, de vivacité, de saillies, et même d'invention de style. Admirable dans la justesse, dans la solidité et la netteté de ses idées, il a su conserver ces caractères dans ses expressions, sans perdre de son feu et de sa force: ce qui témoigne incontestablement un grand talent.

Je sais bien que quelques personnes, dont l'autorité est respectable, ne nomment génie dans les poëtes que l'invention dans le dessein de leurs ouvrages. Ce n'est, disent-ils, ni l'harmonie, ni l'élégance des vers, ni l'imagination dans l'expression, ni même l'expression du sentiment, qui caractérisent le poëte: ce sont, à leur avis, les pensées måles et hardies, jointes à l'esprit créateur. Par-là on prouveroit que Bossuet et Newton ont été les plus grands poëtes de la terre; car certainement l'invention, la hardiesse et les pensées mâles ne leur manquoient pas. J'ose leur répondre que c'est confondre les limites des arts que d'en parler de la sorte. J'ajoute que les plus grands poëtes de l'antiquité, tels qu'Homère, Sophocle, Virgile, se trouveroient confondus avec une foule d'écrivains médiocres, si on ne jugcoit d'eux que par le plan de leurs poëmes et par l'invention du dessein; et non par l'invention du style, par leur harmonie, par la chaleur de leur versification, et enfin par la vérité de leurs images.

Si l'on est donc fondé à reprocher quelque défaut à Boileau, ce n'est pas, à ce qu'il me semble, le défaut de génie. C'est au contraire d'avoir eu plus de génie que d'étendue ou de profondeur d'esprit, plus de feu et de vérité que d'élévation et de délicatesse, plus de solidité et de sel dans la critique que de finesse ou de gaîté, et plus d'agrément que de grace: on l'attaque encore sur quelques uns de ses jugements qui semblent injustes; et je ne prétends pas qu'il fût infaillible.

III.

CHAULIEU.

sont attachés à peindre la nature. Racine la saisit dans les passions des grandes ames; Molière, dans l'humeur et les bizarreries des gens du commun1. L'un a joué avec un agrément inexChaulieu a su mêler avec une simplicité noble plicable les petits sujets; l'autre a traité les et touchante l'esprit et le sentiment. Ses vers grands avec une sagesse et une majesté tounégligés, mais faciles et remplis d'imagina-chantes. Molière a ce bel avantage que ses dia

tion, de vivacité et de grace, m'ont toujours paru supérieurs à sa prose, qui n'est le plus souvent qu'ingénieuse. On ne peut s'empêcher de regretter qu'un auteur si aimable n'ait pas plus écrit, et n'ait pas travaillé avec le même

soin tous ses ouvrages.

Quelque différence que l'on ait mise, avec beaucoup de raison, entre l'esprit et le génie, il semble que le génie de l'abbé de Chaulieu ne soit essentiellement que beaucoup d'esprit naturel. Cependant il est remarquable que tout cet esprit n'a pu faire d'un poëte, d'ailleurs si aimable, un grand homme ni un grand génie.

IV.

MOLIÈRE.

Molière me paroît un peu répréhensible d'avoir pris des sujets trop bas. La Bruyère, animé à peu près du même génie, a peint avec la même vérité et la mème véhémence que Molière les travers des hommes 2; mais je crois que l'on peut trouver plus d'éloquence et plus d'élévation dans ses peintures.

On peut mettre encore ce poëte en parallèle avec Racine. L'un et l'autre ont parfaitement connu le cœur de l'homme; l'un et l'autre se

Il semble que les Femmes savantes, le Tartuffe, le Misanthrope, ne sont pas assurément des sujets bas; la comédie n'en peut guére traiter de plus relevés. Pourquoi l'Avare encore seroit-il un sujet trop bas pour la comédie? Passe pour les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui, Sganarelle, et si l'on veut même Georges Dandin. Mais c'est d'après les chefs-d'œuvre d'un grand homme qu'on doit juger de son génie et en déterminer le caractère. On sait d'ailleurs que Molière, forcé d'abord de se conformer au goût de son siècle pour en obtenir le droit de le ramener au sien, forcé souvent de faire servir son travail au soutien de la troupe dont il étoit le directeur, ne fut pas toujours le inaitre de choisir les sujets de ses comédies, ni d'en soigner l'exécution. S.

* On ne peut pas dire que La Bruyère fut animé du même génie que Molière. Vauvenargues disoit autrement dans la première édition, toujours en donnant à La Bruyère une sorte de supériorité aussi est-il plus facile de caractériser les hommes que de faire qu'ils se caractérisent eux-mêmes. On ne voit pas trop pourquoi il a retranché cette phrase, qui étoit du moins une espèce de correctif. S.

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logues jamais ne languissent une forte et continuelle imitation des mœurs passionne ses moindres discours. Cependant, à considérer simplement ces deux auteurs comme poëtes, je crois qu'il ne seroit pas juste d'en faire comparaison. Sans parler de la supériorité du genre sublime donné à Racine, on trouve dans Molière tant de négligences et d'expressions bizarres et impropres, qu'il y a peu de poëtes, si j'ose le dire, moins corrects et moins purs que lui.

On peut se convaincre de ce que je dis en lisant le poëme du Val-de-Grace, où Molière n'est que poëte: on n'est pas toujours satisfait. En pensant bien, il parle souvent mal, dit l'illustre archevêque de Cambray; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers 3, etc.

Alceste n'est certainement pas un homme du commun; il y a peu de caractères plus nobles. S.

2 Cette préférence presque exclusive que donne Vauvenar

gues au genre sublime, et qui tenoit à son caractère, explique son injustice envers Molière; injustice qui, sans cela, seroit

difficile à concevoir dans un homme d'un esprit aussi juste, et d'un goût généralement aussi sûr que le sien. S.

3 Le jugement de Fénelon sur Molière nous semble trop intéressant pour que nous puissions nous dispenser de le citer en entier :

« Il faut avouer que Molière est un grand poëte comique. Je ne crains pas de dire qu'il a enfoncé plus avant que Térence dans certains caractères; il a embrassé une plus grande variété de sujets; il a peint par des traits forts tout ce que nous voyons de déréglé et de ridicule. Térence se borne à représenter des vieillards avares et ombrageux, des jeunes hommes prodigues et étourdis, des courtisanes av ides et impudentes, des parasites bas et flatteurs, des esclaves imposteurs et scélérats. Ces caracteres méritoient sans doute d'être traités suivant les mœurs des Grecs et des Romains. De plus, nous n'avons que six pièces de ce grand auteur. Mais enfin Molière a ouvert un chemin tout nouveau. Encore une fois, je le trouve grand; mais ne puis-je pas parler en toute liberté sur ses défauts?

«En pensant bien, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galimalias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers, etc. Par

de la poésie. Je lui proposai mes idées lorsque j'eus envie de parler de Corneille et de Racine; et il eut la bonté de me marquer les endroits de Corneille qui méritent le plus d'admiration1, pour répondre à une critique que j'en avois

Cependant l'opinion commune est qu'aucun des auteurs de notre théâtre n'a porté aussi loin son genre que Molière a poussé le sien; et la raison en est, je crois, qu'il est plus naturel que tous les autres 1. C'est une leçon importante pour tous ceux faite. Engagé par-là à relire ses meilleures traqui veulent écrire.

V, VI.

CORNEILLE ET RACINE.

Je dois à la lecture des ouvrages de M. de Voltaire le peu de connoissance que je puis avoir

exemple, l'Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. Il est vrai que la versification françoise l'a gêné; il est vrai

même qu'il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon,
il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais, en général,
il me paroît, jusque dans la prose, ne parler point assez simple-

ment pour exprimer toutes les passions.

D'ailleurs il a outré souvent les caractères : il a voulu, par cette liberté, plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoi

qu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré et par les traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisemblable. Ainsi, malgré l'exemple de Plaute, où nous lisons cedo tertiam, je soutiens, contre Molière, qu'un avare qui n'est point fou ne va jamais jusqu'à vouloir regarder dans la troisième main de l'homme qu'il soupçonne de l'avoir volé.

« Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d'esprit lui pardonnent, et que je n'ai garde de lui pardonner, est qu'il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie probité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une hypocrisie détestable; mais, sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres législateurs de l'antiquité païenne n'auroient jamais admis dans leurs républiques un tel jeu sur les mœurs.

«Enfin, je ne puis m'empêcher de croire, avec M. Despréaux, que Molière, qui peint avec tant de force et de beauté les mœurs de son pays, tombe trop bas quand il imite le badinage de la comédie italienne *: »

Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope.
BOILEAU, Art poétique, Chant III.

'Si Molière n'étoit que le plus naturel des auteurs dramatiques, il ne seroit pas assurément un des premiers, car le naturel n'est un mérite que là où la nature est bonne à imiter. Mais Molière est celui qui a le mieux choisi, le plus approfondi; comme il est celui qui a le mieux peint, c'est-à-dire qui a le mieux su donner à ses personnages non pas seulement les actions, les discours appartenant à tel caractère, mais pour ainsi dire le maintien, la physionomie, les traits :

Ce n'est pas un portrait, une image semblable,
C'est un amant, un fils, un père véritable.

Est-ce là ce que Vauvenargues a entendu par le plus naturel?
En ce cas, l'expression seroit loin de rendre toute la pensée. B.

⚫ OEuvres choisies de Fénelon, t. II, p. 244, Lettre sur l'éloquence, S VII, in-8, Paris, 1821. B.

gédies, j'y trouvai sans peine les rares beautés que m'avoit indiquées M. de Voltaire. Je ne m'y étois pas arrêté en lisant autrefois Corneille, refroidi ou prévenu par ses défauts, et né, selon toute apparence, moins sensible au caractère de ses perfections. Cette nouvelle lumière me fit craindre de m'être trompé encore sur Racine et sur les défauts mêmes de Cor

neille : mais ayant relu l'un et l'autre avec quelque attention, je n'ai pas changé de pensée à cet égard; et voici ce qu'il me semble de ces hommes illustres.

Les héros de Corneille disent souvent de grandes choses sans les inspirer : ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et toujours trop, afin de se faire connoître; les autres se font connoître parcequ'ils parlent. Surtout Corneille paroît ignorer que les grands

qui força en quelque sorte Vauvenargues à admirer Corneille, C'est une chose digne d'être remarquée, que ce fut Voltaire dont celui-ci avoue lui-même qu'il n'avoit pas senti d'abord les beautés. On est même étonné, en lisant ses lettres à Voltaire, de son aveuglement à cet égard, et de la singularité de ses opijamais bien entièrement. On le voit, dans ce parallèle, moins nions. Elles cédèrent à l'autorité de Voltaire; mais il n'en revint occupé à caractériser Corneille et Racine, qu'à se justifier son extrême prédilection pour ce dernier, dont le genre de beautés étoit plus conforme à son caractère.

de peindre les vertus austères, dures, inflexibles, devoit proCorneille, à qui il a été donné, comme le dit Vauvenargues, duire bien moins d'effet que Racine sur l'ame d'un homme tel que Vauvenargues, qui, naturellement doux et facile, mélant toujours l'indulgence aux sentiments les plus élevés, tempéroit encore par l'habitude d'une certaine élégance de mours ce que la morale a de plus austère. D'ailleurs, à ectte préférence pour Racine se joignoit encore, pour Vauvenargues, le sentiment de l'injustice qu'on faisoit à ce grand poëte, que généralement on plaçoit encore au-dessous de Corneille. Vauvenargues et Voltaire sont les premiers qui lui aient assigné son véritable rang. et ses admirateurs les plus vifs et les plus sincères sont de l'école de Voltaire, qui ainsi défendoit Corneille contre Vauvenargues, et Racine contre les partisans exclusifs de Corneille. C'est surtout à combattre ces derniers que s'attache Vauvenargues dans son parallèle de Corneille et de Racine, ce qui fait qu'il a dû nécessairement relever davantage les beautés alors moins senties du dernier de ces poëtes, et les défauts moins avoués de l'autre. Si l'on trouve, dit-il à la fin de cet article, en parlant des jugements qu'il a portés sur la plupart de nos grands écrivains, si l'on trouve que je relève davantage les défauts des uns que ceux des autres, je déclare que c'est à cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour éviter de répéter des choses qui sont trop connues. S.

hommes se caractérisent souvent davantage par | faire connoître, et dire de grandes choses sans les choses qu'ils ne disent pas que par celles les inspirer. qu'ils disent.

Lorsque Racine veut peindre Acomat, Osmin l'assure de l'amour des janissaires; ce visir répond:

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur visir ?
BAJAZET, acte I, scène I.

On voit dans les deux premiers vers un général disgracié que le souvenir de sa gloire et l'attachement des soldats attendrissent sensiblement; dans les deux derniers, un rebelle qui médite quelque dessein: voilà comme il échappe aux hommes de se caractériser sans en avoir l'intention. On en trouveroit dans Racine beaucoup d'exemples plus sensibles que celui-ci. On peut voir, dans la même tragédie, que lorsque Roxane, blessée des froideurs de Bajazet, en marque son étonnement à Athalide, et que celle-ci proteste que ce prince l'aime, Roxane répond brièvement:

Il y va de sa vie, au moins, que je le croie.

BAJAZET, acte III, scène VI.

Ainsi cette sultane ne s'amuse point à dire : « Je suis d'un caractère fier et violent. J'aime avec jalousie et avec fureur. Je ferai mourir Bajazet s'il me trahit. » Le poëte tait ces détails qu'on pénètre assez d'un coup d'œil, et Roxane se trouve caractérisée avec plus de force. Voilà la manière de peindre de Racine : il est rare qu'il s'en écarte; et j'en rapporterois de grands exemples, si ses ouvrages étoient moins connus.

Il est vrai qu'il la quitte un peu, par exemple, lorsqu'il met dans la bouche du même Acomat:

Et, s'il faut que je meure, Mourons: moi, cher Osmin, comme un visir; et toi, Comme le favori d'un homme tel que moi.

BAJAZET, acte IV, scène VII.

Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand homme; mais je les cite, parcequ'elles semblent imitées du style de Corneille; c'est là ce que j'appelle, en quelque sorte, parler pour se

Mais écoutons Corneille même, et voyons de quelle manière il caractérise ses personnages. C'est le comte qui parle dans le Cid:

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années.
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ;

Et ce Eras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille :
Mon nom sert de rempart à toute la Castille;
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés feroit, dans les combats,
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras;
Il apprendroit à vaincre en me regardant faire,
Et....

LE CID, acte 1, scène VI.

Il n'y a peut-être personne aujourd'hui qui ne sente la ridicule ostentation de ces paroles, et je crois qu'elles ont été citées long-temps avant moi. Il faut les pardonner au temps où Corneille a écrit, et aux mauvais exemples qui l'environnoient. Mais voici d'autres vers qu'on loue encore, et qui, n'étant pas aussi affectés, sont plus propres, par cet endroit même, faire illusion. C'est Cornélie, veuve de Pompée, qui parle à César :

César; car le destin, que dans tes fers je brave,
M'a fait ta prisonnière, et non pas ton esclave;
Ei tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
Veuve du jeune Crasse et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus.

Je te l'ai déja dit, César, je suis Romaine :
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

POMPÉE, acte III, scène IV.

Et dans un autre endroit où la même Cornélie parle de César, qui punit les meurtriers du grand Pompée :

Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrois rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même, un grand cœur juge un autre,
Je n'aimois mieux juger sa vertu par la nôtre;
Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parcequ'au point qu'il est, j'en voudrois faire autant.
POMPEE, acle V, scène 1.

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