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Il seroit impertinent de dire que l'amour des choses sensibles, comme l'harmonie, les saveurs, etc., n'est qu'un effet de l'amour-propre, du desir de nous agrandir, etc., etc. Cependant tout cela s'y mêle quelquefois. Il y a des musiciens, des peintres, qui n'aiment chaeun dans leur art que l'expression des grandeurs, et qui ne cultivent leurs talents que pour la gloire ainsi d'une infinité d'autres.

:

XLII.

Des passions en général.

Les passions s'opposent aux passions, et peuvent servir de contre-poids; mais la passion dominante ne peut se conduire que par son propre intérêt, vrai ou imaginaire, parcequ'elle règne despotiquement sur la volonté, sans laquelle rien ne se peut.

Je regarde humainement les choses, et j'ajoute dans cet esprit : Toute nourriture n'est pas à tous les corps, tous objets ne sont pas propre suffisants pour toucher certaines ames. Ceux qui croient les hommes souverains arbitres de leurs sentiments ne connoissent pas la nature; qu'on obtienne qu'un sourd s'amuse des sons enchanteurs de Murer; qu'on demande à une joueuse qui fait une grosse partie, qu'elle ait la complaisance et la sagesse de s'y ennuyer: nul art ne le peut.

Les sages se trompent encore en offrant la paix aux passions : les passions lui sont ennemies'. Ils vantent la modération à ceux qui sont nés pour l'action et pour une vie agitée; qu'importe à un homme malade la délicatesse d'un festin qui le dégoûte?

Les hommes que les sens dominent ne sont Nous ne connoissons pas les défauts de notre pas ordinairement si sujets aux passions sérieuses: l'ambition, l'amour de la gloire, etc. ame; mais quand nous pourrions les connoître, Les objets sensibles les amusent et les amollis-nous voudrions rarement les vaincre. sent; et s'ils ont les autres passions, ils ne les ont pas aussi vives.

On peut dire la même chose des hommes enjoués; parceque ayant une manière d'exister assez heureuse, ils n'en cherchent pas une autre avec ardeur. Trop de choses les distraient ou les préoccupent.

On pourroit entrer là-dessus, et sur tous les sujets que j'ai traités, dans des détails intéressants. Mais mon dessein n'est pas de sortir des principes, quelque sécheresse qui les accompagne : ils sont l'objet unique de tout mon discours; et je n'ai ni la volonté, ni le pouvoir de donner plus d'application à cet ouvrage '.

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Nos passions ne sont pas distinctes de nousmêmes ; il y en a qui sont tout le fondement et toute la substance de notre ame. Le plus foible de tous les êtres voudroit-il périr pour se voir remplacé par le plus sage?

Qu'on me donne un esprit plus juste, plus. aimable, plus pénétrant, j'accepte avec joie tous ces dons; mais si l'on m'ôte encore l'ame qui doit en jouir, ces présents ne sont plus pour

moi.

Cela ne dispense personne de combattre ses habitudes, et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse. Dieu peut tout; la vertu sincère n'abandonne pas ses amants; les vices même d'un homme bien né peuvent se tourner à sa gloire.

Les passions lui sont ennemies. C'est un latinisme : gens inimica nulli. On dit ennemi de quelqu'un, et non ennemi à quelqu'un. S.

LIVRE TROISIÈME.

XLIII.

Du bien et du mal moral.

Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier, et qui peut être le contraire à l'égard du reste des hommes, ne peut être regardé en général comme un mal ou comme un bien 1.

Afin qu'une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu'elle tende à l'avantage de toute la société; et afin qu'on la regarde comme un mal, il faut qu'elle tende à sa ruine voilà le grand caractère du bien et du mal moral.

Les hommes étant imparfaits n'ont pu se suffire à eux-mêmes : de là la nécessité de former des sociétés. Qui dit une société, dit un corps qui subsiste par l'union de divers membres et confond l'intérêt particulier dans l'intérêt général; c'est là le fondement de toute la morale. Mais parceque le bien commun exige de grands sacrifices, et qu'il ne peut se répandre également sur tous les hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines, assure des indemnités dignes d'envie à ceux qui nous semblent lésés.

Et toutefois ces motifs respectables n'étant pas assez puissants pour donner un frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu'ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices; et c'est l'origine des lois.

Nous naissons, nous croissons à l'ombre de ces conventions solennelles; nous leur devons la sûreté de notre vie, et la tranquillité qui l'accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions: dès l'aurore de notre vie, nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout, ne peut trouver injuste qu'elle

Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier, et qui peut étre le contraire à l'égard du reste des hommes, ne peut étre regardé en général comme un mal ou comme un bien. Qui; mais si toute la société avoit la fièvre ou la goutte, ou étoit manchotte ou folle? V. Qu'à un particulier au lieu de pour un particulier. S.

lui ravisse tout, jusqu'à la vie. Où seroit la raison qu'un particulier ose1 en sacrifier tant d'autres à soi seul, et que la société ne pût, par sa ruine, racheter le repos public?

C'est un vain prétexte de dire qu'on ne se doit pas à des lois qui favorisent l'inégalité des fortunes. Peuvent-elles égaler les hommes 3, l'industrie, l'esprit, les talents? Peuvent-elles empêcher les dépositaires de l'autorité d'en user selon leur foiblesse?

Dans cette impuissance absolue d'empêcher l'inégalité des conditions, elles fixent les droits de chacune, elles les protégent.

On suppose d'ailleurs, avec quelque raison, que le cœur des hommes se forme sur leur condition. Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix et la satiété qui fuient l'orgueil des grands 4. Ceux-ci n'ont pas moins de desirs que les hommes les plus abjects 5; ils ont donc autant de besoins: voilà dans l'inégalité une sorte d'égalité.

Ainsi on suppose aujourd'hui toutes les conditions égales ou nécessairement inégales. Dans l'une et l'autre supposition, l'équité consiste à maintenir invariablement leurs droits réciproques, et c'est là tout l'objet des lois.

Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de l'être! Plus heureux qui porte en son cœur celles d'un heureux naturel! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus; leur noblesse et leur excellence sont l'ob

1 Où seroit la raison qu'un particulier ose en sacrifier

tant d'autres à soi seul, et que la société ne pût, par sa ruine, racheter le repos public? Il faudroit qu'un particulier osát. Par su ruine est équivoque, et veut dire la ruine de ce particulier. M.

2 On aperçoit aisément la fausseté de cette conclusion. Il n'y a certainement point de raison qu'un particulier sacrifie les auchète son repos par la ruine de l'un de ses membres. Elle n'a tres à lui seul; il n'y en a pas davantage à ce que la société rajamais droit de punir, mais de corriger. Toute peine qui n'a pas

pour objet le bonheur de l'individu même contre lequel elle est dirigée, est une injustice. F.

3 Égaler les hommes, il faudroit égaliser. B.

4 Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la

paix, etc. On pourroit dire tout cela bien mieux. V. — Satiété

n'est pas là dans son sens ordinaire, selon lequel il signifie

un peu de dégoût résultant de l'abandon; au lieu qu'ici il signifie la satisfaction résultant de la jouissance du nécessaire. Cette acception n'est plus d'usage. M. Voyez le Discours sur l'inégalité des richesses. B.

5 Ceux-ci n'ont pas moins de desirs que les hommes les plus abjects. Il faudroit de l'état le plus abject. M.

6 Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus. Distinguons vertus et qualités heureuses: bienfaisance scule est

jet de tout ce discours : mais j'ai cru qu'il falloit d'abord établir une règle sûre pour les bien distinguer du vice. Je l'ai rencontrée sans effort dans le bien et le mal moral; je l'aurois cherchée vainement dans une moins grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu, parcequ'elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n'est pas les faire connoître. La force et la beauté sont aussi de grands biens; la vieillesse et la maladie, des maux réels; cependant on n'a jamais dit que ce fût là vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de quelque chose d'estimable à l'égard de toute la terre: le vice au contraire. Or, il n'y a que le bien et que le mal moral qui portent ces grands caractères. La préférence de l'intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer l'idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l'intérêt propre est le sceau éternel du vice.

Ces divers caractères ainsi établis et suffisamment discernés, nous pouvons distinguer encore les vertus naturelles, des acquises. J'appelle vertus naturelles, les vertus de tempérament; les autres sont les fruits pénibles de la réflexion. Nous mettons ordinairement ces dernières à plus haut prix, parcequ'elles nous coùtent davantage; nous les estimons plus à nous, parcequ'elles sont les effets de notre fragile raison. Je dis la raison elle-même n'est-elle pas un don de la nature, comme l'heureux tempérament? L'heureux tempérament exclut-il la raison? n'en est-il pas plutôt la base? et si l'un peut nous égarer, l'autre est-elle plus infaillible? Je me hate, afin d'en venir à une question plus sérieuse. On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les pures vertus. Qui feroit fleurir le commerce sans la vanité, l'avarice, etc.?

:

En un sens cela est très vrai; mais il faut m'accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres; et c'est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes et le rendent utile au monde.

vertu; tempérance, sagesse; bonnes qualités? tant mieux pour toi. V.

A la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions; mais si nous n'avions aucun vice, nous n'aurions pas ces passions à satisfaire; et nous ferions par devoir ce qu'on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc ridicule de ne pas sentir que c'est le vice qui nous empêche d'être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c'est parceque les hommes sont vicieux; et les vices, s'ils vont au bien, c'est qu'ils sont mèles de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc. Un peuple qui n'auroit en partage que des vices, courroit à sa perte infaillible.

Quand le vice veut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l'admiration, il agit comme la vertu, parcequ'elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien: mais celui que le vice opère n'est ni son objet, ni son but. Ce n'est pas à un si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu subsiste; ainsi rien ne peut l'effacer.

Que prétendent donc quelques hommes, qui confondent toutes ces choses, ou qui nient leur réalité? Qui peut les empêcher de voir qu'il y a des qualités qui tendent naturellement au bien du monde, et d'autres à sa destruction? Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à tout l'univers, et par conséquent estimables à l'égard de toute la terre, voilà ce que l'on nomme vertu. Et ces odieuses passions, tournées à la ruine des hommes et par conséquent criminelles envers le genre humain, c'est ce que j'appelle des vices. Qu'entendent-ils, eux, par ces noms? Cette différence éclatante du foible et du fort, du faux et du vrai, du juste et de l'injuste, etc., leur échappe-t-elle ? Mais le jour n'est pas plus sensible. Pensent-ils que l'irréligion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu? Mais tout leur fait voir le contraire. Qu'imaginent-ils donc qui leur trouble l'esprit? qui leur cache qu'ils ont eux-mêmes, parmi leurs foiblesses, des sentiments de vertu?

Est-il un homme assez insensé pour douter que la santé soit préférable aux maladies 1? Non, il n'y en a point dans le monde. Trouve

Il faudroit ne soit préférable. S.

t-on quelqu'un qui confonde la sagesse avec la | est nécessaire n'est d'aucun mérite? mais c'est folie? Non, personne assurément. On ne voit une nécessité en Dieu d'être tout-puissant, éterpersonne non plus qui ne préfère la vérité à nel. La puissance et l'éternité seront-elles égales l'erreur; personne qui ne sente bien que le cou- au néant? ne seront-elles plus des attributs parrage est différent de la crainte, et l'envie de la faits? Quoi! parceque la vie et la mort sont en bonté. On ne voit pas moins clairement que nous des états de nécessité, n'est-ce plus qu'une l'humanité vaut mieux que l'inhumanité, qu'elle même chose, indifférente aux humains? Mais est plus aimable, plus utile, et par conséquent peut-être que les vertus que j'ai peintes comme plus estimable ; et cependant..... ô foiblesse de un sacrifice de notre intérêt propre à l'intérêt l'esprit humain! il n'y a point de contradiction public, ne sont qu'un pur effet de l'amour de dont les hommes ne soient capables, dès qu'ils nous-mêmes. Peut-être ne faisons-nous le bien veulent approfondir. que parceque notre plaisir se trouve dans ce sacrifice. Étrange objection! Parceque je me plais dans l'usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins précieuse à tout l'univers, ou moins différente du vice, qui est la ruine du genre humain? Le bien où je me plais changet-il de nature? cesse-t-il d'être bien?

N'est-ce pas le comble de l'extravagance, qu'on puisse réduire en question si le courage vaut mieux que la peur? On convient qu'il nous donne sur les hommes et sur nous-mêmes un empire naturel. On ne nie pas non plus que la puissance enferme une idée de grandeur, et qu'elle soit utile 1. On sait encore que la peur est un témoignage de foiblesse ; et on convient que la foiblesse est très nuisible, qu'elle jette les hommes dans la dépendance, et qu'elle prouve ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se trouver des esprits assez déréglés pour mettre de l'égalité dans des choses si inégales?

Les oracles de la piété, continuent nos adversaires, condamnent cette complaisance. Estce à ceux qui nient la vertu, à la combattre par la religion qui l'établit? Qu'ils sachent qu'un Dieu bon et juste ne peut réprouver le plaisir que lui-même attache à bien faire. Nous prohiberoit-il ce charme qui accompagne l'amour du bien? Lui-même nous ordonne d'aimer la vertu, et sait mieux que nous qu'il est contradictoire d'aimer une chose sans s'y plaire. S'il rejette donc nos vertus, c'est quand nous nous approprions les dons que sa main nous dispense, que nous arrêtons nos pensées à la possession de ces graces, sans aller jusqu'à leur principe; que nous méconnoissons le bras qui répand sur nous ses bienfaits, etc.

Qu'entend-on par un grand génie? un esprit qui a de grandes vues, puissant, fécond, éloquent, etc. Et par une grande fortune? un état indépendant, commode, élevé, glorieux. Personne ne dispute donc qu'il y ait de grands génies et de grandes fortunes. Les caractères de ces avantages sont trop bien marqués. Ceux d'une ame vertueuse sont-ils moins sensibles? Qui peut nous les faire confondre? Sur quel fondement ose-t-on égaler le bien et le mal? Est- Une vérité s'offre à moi. Ceux qui nient la ce sur ce que l'on suppose que nos vices et nos réalité des vertus sont forcés d'admettre des vertus sont des effets nécessaires de notre tem- vices. Oseroient-ils dire que l'homme n'est pas pérament? Mais les maladies, la santé, ne sont-insensé et méchant? Toutefois, s'il n'y avoit elles pas des effets nécessaires de la même cause? que des malades, saurions-nous ce que c'est Les confond-on cependant, et a-t-on jamais dit que la santé? que c'étoient des chimères, qu'il n'y avoit ni santé, ni maladies 3? Pense-t-on que tout ce qui

■ Il faut que la puissance n'enferme une idée de grandeur, et qu'elle ne soit utile. S.

Il faut qu'il n'y ait. S.

3 Non pas précisément. Mais on sait l'histoire du stoïcien Possidonius d'Apamée, qui, au milieu d'un violent accès de

goutte, prétendoit que la douleur n'est point un mal. A la vérité, c'étoit en soutenant ce dogme des stoïciens: Qu'il n'y a rien de bon que ce qui est honnéte. Voyez le second livre des Tusculanes de Cicéron. F.

XLIV.

De la grandeur d'ame.

Après ce que nous avons dit, je crois qu'il n'est pas nécessaire de prouver que la grandeur d'ame est quelque chose d'aussi réel que la santé, etc. Il est difficile de ne pas sentir dans

Je préférerois ne soit d'aucun mérite. S.

un homme qui maîtrise la fortune, et qui par | tre né souverain? Il étoit bon, magnanime, gédes moyens puissants arrive à des fins élevées, néreux, hardi, clément; personne n'étoit plus qui subjugue les autres hommes par son acti- capable de gouverner le monde et de le rendre vité, par sa patience ou par de profonds con- heureux s'il eût eu une fortune égale à son seils; je dis qu'il est difficile de ne pas sentir génie, sa vie auroit été sans tache ; mais parcedans un génie de cet ordre, une noble réalité. qu'il s'étoit placé lui-même sur le trône par la Cependant il n'y a rien de pur et dont nous force, on a cru pouvoir le compter avec justice n'abusions sans peine. parmi les tyrans.

La grandeur d'ame est un instinct élevé qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu'il soit, mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumières, leur éducation, leur fortune, etc. Égale à tout ce qu'il y a sur la terre de plus élevé, tantôt elle cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts ou d'artifices les choses humaines à elle, et tantôt dédaignant ces choses, elle s'y soumet ellemême sans que sa soumission l'abaisse pleine de sa propre grandeur, elle s'y repose en secret, contente de se posséder. Qu'elle est belle, quand la vertu dirige tous ses mouvements; mais qu'elle est dangereuse alors qu'elle se soustrait à la règle! Représentez-vous Catilina audessus de tous les préjugés de sa naissance, méditant de changer la face de la terre et d'anéantir le noni romain: concevez ce génie audacieux, menaçant le monde du sein des plaisirs, et formant d'une troupe de voluptueux et de voleurs, un corps redoutable aux armées et à la sagesse de Rome.

I

Qu'un homme de ce caractère auroit porté loin la vertu, s'il eût été tourné au bien! mais les circonstances malheureuses le poussent au crime. Catilina étoit né avec un amour ardent pour les plaisirs, que la sévérité des lois aigrissoit et contraignoit ; sa dissipation et ses débauches l'engagèrent peu à peu à des projets criminels: ruiné, décrié, traversé, il se trouva dans un état où il lui étoit moins facile de gouverner la république que de la détruire; ne pouvant être le héros de sa patrie, il en méditoit la conquête. Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de fatales rencontres, ou par leur situation : ainsi leur vertu dépend de leur fortune. Que manquoit-il à César, que d'é

'Lucius Sergius Catilina. Voyez l'histoire de sa conjuration par Salluste. F.

> Il seroit plus exact de dire, l'engagèrent peu à peu dans des projets criminels. S.

Cela fait sentir qu'il y a des vices qui n'excluent pas les grandes qualités, et par conséquent de grandes qualités qui s'éloignent de la vertu. Je reconnois cette vérité avec douleur : il est triste que la bonté n'accompagne pas toujours la force, et que l'amour de la justice ne prévale pas nécessairement dans tous les hommes et dans tout le cours de leur vie, sur tout autre amour; mais non seulement les grands hommes se laissent entraîner au vice, les vertueux même se démentent et sont inconstants dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort, etc. Les inégalités de la vertu, les foiblesses qui l'accompagnent, les vices qui flétrissent les plus belles vies, ces défauts inséparables de notre nature, mêlée si manifestement de grandeur et de petitesse, n'en détruisent pas les perfections. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout méchants, absolument grands ou petits, ne connoissent pas la nature. Tout est mélangé dans les hommes; tout y est limité; et le vice même y a ses bornes.

XLV.

Du courage.

Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d'ame. J'en remarque beaucoup de sortes: un courage contre la fortune, qui est philosophie; un courage contre les misères, qui est patience; un courage à la guerre, qui est valeur; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse; un courage fier et téméraire, qui est audace; un courage contre l'injustice, qui est fermeté; un coùrage contre le vice, qui est sévérité; un courage de réflexion, de tempérament, etc.

Il n'est pas ordinaire qu'un même homme assemble tant de qualités. Octave 1, dans le plan

Caius Julius Cæsar Octavianus porta le nom d'Octave dans

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