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fait de ses talents et de ses ouvrages, il ne dissimule dans le but de leurs méditations et dans le résultat

pas les défauts qu'il y remarque.

Boileau et La Bruyère sont appréciés par Vauvenargues avec autant de finesse que de goût; mais il n'a pas senti également le mérite de Molière, et l'on ne doit pas s'en étonner. Indulgent et sérieux, il étoit peu frappé du ridicule, et il avoit trop réfléchi sur les foiblesses humaines, pour qu'elles pussent lui causer beaucoup de surprise. Les caractères qu'il a essayé de tracer dans le genre de La Bruyère, sont saisis avec finesse, dessinés avec vérité, mais non avec l'énergie et la vivacité de couleurs qu'on admire dans son modèle. On voit qu'en observant les caractères, les passions, les ridicules des hommes, il apercevoit moins l'effet qui en résulte pour la société, que la combinaison des causes qui les produisent; accoutumé à rechercher les rapports qui les expliquent, plutôt que les contrastes qui les font ressortir, il étoit trop occupé de ce qui les rend naturels pour être ému de ce qui les rend plaisants. Pascal, celui de nos moralistes qui a le plus profondément pénétré dans les misères des hommes, n'a ni ri, ni fait rire à leurs dépens. C'est une étude sérieuse que celle de l'homme considéré en lui-même. Les foiblesses, qui dans certaines circonstances peuvent le rendre ridicule, méritent bien aussi d'être observées avec attention: les effets les plus graves peuvent en résulter.

« Ne vous étonnez pas, dit Pascal, si cet homme <«< ne raisonne pas bien à présent; une mouche « bourdonne à son oreille, et c'est assez pour le <«< rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez << qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal << qui tient sa raison en échec, et trouble cette puis<< sante intelligence qui gouverne les cités et les <<< royaumes. »

La plupart de nos écrivains moralistes n'ont examiné l'homme que sous une certaine face. La Rochefoucauld, en démêlant jusque dans les replis les plus cachés du cœur humain les ruses de l'intérêt personnel, a voulu sur-tout les mettre en contraste avec les motifs imposants sous lesquels elles se déguisent. La Bruyère, avec des vues moins approfondies peut-être, mais plus étendues et plus précises, a peint de l'homme, a dit un excellent observateur', l'effet qu'il produit dans le monde; Montaigne, les impressions qu'il en reçoit, et Vauvenargues les dispositions qu'il y porte'; et c'est en cela que Vauvenargues se rapproche sur-tout de Pascal. Mais la différence du caractère et de la destination de ces deux profonds écrivains en a mis une bien grande

Mademoiselle Pauline de Meulan, depuis madame Guizot. B. Mélanges de littérature de Suard, t. 1, page 309, Paris, 1805. B.

de leurs maximes. Pascal, voué à la solitude, a examiné les hommes sans chercher à en tirer parti, et comme des instruments qui ne sont plus à son usage; il a pénétré, aussi avant peut-être qu'on puisse le faire, dans la profondeur des foiblesses et des misères humaines; mais il en a cherché le principe dans les dogmes de la religion, non dans la nature de l'homme; et ne considérant leur existence ici-bas que comme un passage d'un instant à une existence éternelle de bonheur ou de malheur, il n'a travaillé qu'à nous détacher de nous-mêmes par le spectacle de nos infirmités, pour tourner toutes nos pensées et tous nos sentiments vers cette vie éternelle, seule digne de nous occuper. Vauvenargues, au contraire, a eu pour but de nous élever au-dessus des foiblesses de notre nature par des considérations tirées de notre nature même et de nos rapports avec nos semblables. Destiné à vivre dans le monde, ses réflexions ont pour objet d'enseigner à connoître les hommes pour en tirer le meilleur parti dans la société. Il leur montre leurs foiblesses pour leur apprendre à excuser celle des autres. « Je crois, a dit «Voltaire, que les pensées de ce jeune militaire « seroient aussi utiles à un homme du monde fait << pour la société, que celles du héros de Port-Royal « pouvoient l'être à un solitaire qui ne cherche que << de nouvelles raisons pour hair et mépriser le genre << humain. >>

Vraisemblablement un peu d'humeur contre Pascal s'est mêlée à son amitié pour Vauvenargues, quand il a écrit ce jugement, peut-être exagéré, mais non dépourvu de vérité sous certains rapports. Pascal semble un être d'une autre nature, qui observe les hommes du haut de son génie, et les considère d'une manière générale qui apprend plus à les connoître qu'à les conduire. Vauvenargues, plus près d'eux par ses sentiments, en les instruisant par des maximes, cherche à les diriger par des applications particulières. Pascal éclaire la route, Vauvenargues indique le sentier qu'il faut suivre; les maximes de Pascal sont plus en observations, celles de Vauvenargues plus en préceptes.

<< C'est une erreur dans les grands, dit-il, de <«< croire qu'ils peuvent prodiguer sans conséquence << leurs paroles et leurs promesses. Les hommes << souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se « sont en quelque sorte approprié par l'espérance. » « Le fruit du travail est le plus doux plaisir. » << Il faut permettre aux hommes d'être un peu in<«< conséquents, afin qu'ils puissent retourner à la « raison quand ils l'ont quittée, et à la vertu quand « ils l'ont trahie. »>

« La plus fausse de toutes les philosophies est celle

«

a qui, sous prétexte d'affranchir les hommes des << embarras des passions, leur conseille l'oisiveté. » On a observé que le sentiment encourageant qui a dicté la doctrine de Vauvenargues, et la manière en quelque sorte paternelle dont il la présente, semblent le rapprocher beaucoup plus des philosophes anciens que des modernes. La Rochefoucauld humilie l'homme par une fausse théorie; Pascal l'afflige et l'effraie du tableau de ses misères; La Bruyère l'amuse de ses propres travers; Vauvenargues le console et lui apprend à s'estimer.

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Un écrivain anonyme qui a publié un jugement sur Vauvenargues, plein de finesse et de justesse, et dont j'ai déjà emprunté quelques idées, me fournira encore un passage qui vient à l'appui de mes observations. « Presque tous les anciens, dit-il, ont << écrit sur la morale; mais chez eux elle est toujours « en préceptes, en sentences concernant les devoirs « des hommes, plutôt qu'en observations sur leurs <«< vices; ils s'attachent à rassembler des exemples << de vertus, plutôt qu'à tracer des caractères odieux « ou ridicules. On peut remarquer la même chose <«< dans les écrits des sages indiens, et en général des << philosophes de tous les pays où la philosophie a « été chargée d'enseigner aux hommes les devoirs « de la morale usuelle. Parmi nous, la religion chré<< tienne se chargeant de cette fonction respectable, « la philosophie a dû changer le but de ses études, « son application et son langage; elle n'avoit plus a à nous instruire de nos devoirs, mais elle pouvoit « nous éclairer sur ce qui en rendoit la pratique « plus difficile. Les premiers philosophes étoient les << précepteurs du genre humain; ceux-ci en ont été « les censeurs; ils se sont appliqués à démêler nos <«< foiblesses au lieu de diriger nos passions; ils ont « surveillé, épié tous nos mouvements; ils ont porté << la lumière partout; par eux toute illusion a été « détruite; mais Vauvenargues en avoit conservé << une, c'étoit l'amour de la gloire. >>

«

Mais l'homme est-il donc si mauvais ou si bon qu'il n'y ait en lui que des sentiments dangereux à détruire, ou qu'il n'y en ait pas d'utiles à lui inspirer? Tant de force, perdue quelquefois à surmonter les passions, ne seroit-elle pas mieux employée à diriger les passions vers un but salutaire? Vauvenargues pensoit comme Sénèque qu'apprendre la vertu c'est désapprendre le vice. Jeune, sensible, plein d'énergie, d'élévation, d'ardeur pour tout ce qui est beau et bon, il a porté toute la chaleur de son ame dans des recherches philosophiques, où d'autres n'ont porté que les lumières de leur es

Madame Guizot, dans ses Essais de littérature et de morale, p. 55; et dans les Mélanges de littérature de Suard, t. 4, p. 301. B.

prit, blessés par le spectacle du mal et trop aisément découragés par l'expérience. Les conseils des vieillards, dit-il quelque part, sont comme le soleil d'hiver : ils éclairent sans échauffer.

Vauvenargues, voyant arriver le terme de sa vie, et privé de tout ce qui auroit pu embellir cette vie qu'il avoit consacrée à la vertu, n'écrivoit que pour faire sentir le charme et les avantages de la vertu.

« L'utilité de la vertu, dit-il, est si manifeste, que << les méchants la pratiquent par intérêt. » << Rien n'est si utile que la réputation, et rien ne << donne la réputation si sûrement que le mérite. » « Si la gloire peut nous tromper, le mérite ne << peut le faire; et s'il n'aide à notre fortune, il sou<< tient notre adversité. Mais pourquoi séparer des «< choses que la raison même a unies? Pourquoi dis<< tinguer la vraie gloire du mérite, qui en est la << source et dont elle est la preuve ? »

Et celui qui écrivoit ces réflexions n'avoit pu, avec un mérite si rare, parvenir à la fortune, ni même à la gloire qui l'eût consolé de tout. Mais séparant, pour ainsi dire, sa cause de la considération générale de l'humanité, il ne croyoit pas que sa destinée particulière fût d'un poids digne d'être mis dans la balance où il pesoit les biens et les maux de la condition humaine.

Ceux qui l'ont connu rendent témoignage de cette paix constante, de cette indulgente bonté, de cette justice de cœur et de cette justesse d'esprit, qui formèrent son caractère, et que n'altérèrent jamais ses continuelles souffrances. Je l'ai toujours vu, dit Voltaire1, le plus infortuné des hommes et le plus tranquille.

C'étoit à Paris, où il passa les trois dernières années de sa vie, qu'il s'étoit lié avec Voltaire de cette affection tendre et profonde qui en fit la plus douce consolation. Voltaire, alors âgé de plus de cinquante ans, environné des hommages de l'Europe entière qu'il remplissoit de son nom, éprouvoit, pour ce jeune mourant, une amitié mêlée de respect.

Marmontel, qui dut à Voltaire la connoissance de Vauvenargues, donne une idée intéressante du charme de son commerce et de ses entretiens. « En «<le lisant, dit Marmontel 2, je crois encore l'en<< tendre; et je ne sais si sa conversation n'avoit pas << même quelque chose de plus animé, de plus dé<<licat que ses divins écrits. >>

Il écrit ailleurs 3 : « Vauvenargues connoissoit le << monde et ne le méprisoit point. Ami des hommes, <«< il mettoit le vice au rang des malheurs, et la pitié << tenoit dans son cœur la place de l'indignation et

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<« de la haine. Jamais l'art et la politique n'ont eu <«< sur les esprits autant d'empire que lui en don<< noient la bonté de son naturel et la douceur de « son éloquence. Il avoit toujours raison, et personne «< n'en étoit humilié. L'affabilité de l'ami faisoit ai<<< mer en lui la supériorité du maitre.

L'indulgente vertu nous parloit par sa bouche.

« Doux, sensible, compatissant, il tenoit nos «ames dans ses mains. Une sérénité inaltérable dé<«< roboit ses douleurs aux yeux de l'amitié. Pour <«< soutenir l'adversité, on n'avoit besoin que de son << exemple; et témoin de l'égalité de son ame, on « n'osoit être malheureux avec lui. »

Ce n'étoit point là le spectacle que Sénèque regarde comme digne des regards de la Divinité : L'homme de bien luttant contre le malheur. Vauvenargues n'avoit point à lutter son ame étoit plus forte que le mal.

:

Ce n'étoit que par un excès de vertu, dit Voltaire, que Vauvenargues n'étoit point malheureux; parceque cette vertu ne lui coûtoit point d'effort. Un sentiment vif et profond des joies que donne la vertu le soutenoit et le consoloit; et il ne concevoit pas qu'on pût se plaindre d'être réduit à de tels plaisirs. « On ne peut être dupe de la vertu, écrivoit-il; « ceux qui l'aiment sincèrement y goûtent un secret <«< plaisir et souffrent à s'en détourner. Quoi qu'on « fasse aussi pour la gloire, jamais ce travail n'est « perdu s'il tend à nous en rendre digne. » Cette réflexion révèle le secret de toute sa vie.

Un sentiment de lui-même, aussi noble que modeste, a pu dicter cette autre pensée : « On doit se <«< consoler de n'avoir pas les grands talents comme <«< on se console de n'avoir pas les grandes places. « On peut être au-dessus de l'un et de l'autre par « le cœur. »

Avec une élévation d'ame si naturelle et en même temps une raison si supérieure, Vauvenargues devoit être bien éloigné de goûter un certain scepticisme d'opinion qui commençoit à se répandre de son temps, que les imaginations exaltées prenoient pour de l'indépendance, et qui ne prouvoit, dans ceux qui le professoient, que l'ignorance des véritables routes qui conduisent à la vérité. Il réprouvoit <«ces maximes qui, nous présentant toutes choses comme incertaines, nous laissent les maîtres absolus de nos actions; ces maximes qui anéantissent « le mérite de la vertu, et n'admettant parmi les hommes que des apparences, égalent le bien le «mal; ces maximes qui avilissent la gloire comme «la plus insensée des vanités ; qui justifient l'intérêt, la bassesse et une brutale indolence. » Comment Vauvenargues, s'écrie Voltaire, avoit

il pris un essor si haut dans le siècle des petitesses? Je répondrai : C'est que Vauvenargues, en profitant des lumières de son siècle, n'en avoit point adopté l'esprit, cet esprit du monde, si vain dans son fonds, dit-il lui-même, par lequel il reproche à de grands écrivains de s'être laissé corrompre en sacrifiant au desir de plaire et à une vaine popularité la rectitude de leur jugement et la conscience même de leurs opinions. Vauvenargues put apprendre par sa propre expérience combien cette complaisance qu'il blame est souvent nécessaire au succès des meilleurs ouvrages. L'Introduction à la connoissance de l'esprit humain parut en 4746, et n'eut qu'un succès obscur. Un ouvrage sérieux, quelque mérite qui le recommande, s'il paroît sans nom d'auteur, s'il n'est annoncé par aucun parti, ni favorisé par aucune circonstance particulière, ne peut attirer que foiblement l'attention publique.

Des hommes qui ont vécu dans le monde, vu la cour, occupé des places importantes, obtenu quelque considération, imaginent difficilement qu'en morale et en philosophie pratique, ils puissent jamais avoir besoin d'apprendre quelque chose. Cette partie des connoissances humaines devient pour eux un objet de spéculation, un amusement de l'esprit qui ne leur paroit digne d'occuper leur esprit qu'autant qu'elle leur offre quelques idées un peu singulières, qu'ils puissent trouver leur compte à attaquer ou à défendre. On conçoit qu'un ouvrage de littérature obtienne, en paroissant, un succès à peu près général; mais un ouvrage de morale ou de philosophie ne peut faire d'abord qu'une foible sensation; il faut que les idées nouvelles qu'il renferme captivent assez l'attention pour lui susciter des adversaires et des défenseurs, et que l'esprit de parti vienne à l'appui du raisonnement pour fixer l'opinion sur le mérite de l'auteur et de l'ouvrage. Autrement il sera lu, estimé et loué par quelques bons esprits; mais ce n'est que par une communication lente et presque insensible que l'opinion des bons esprits devient celle du public. Tous les hommes éclairés qui ont parlé de Vauvenargues, l'ont regardé comme un esprit d'un ordre supérieur, observateur profond et écrivain éloquent, qui avoit observé la nature sous de nouvelles faces et donné à la morale un caractère plus touchant qu'on ne l'avoit fait encore. Ils furent frappés surtout de cet amour si pur de la vertu qui se reproduit sous toutes sortes de formes dans ses ouvrages, et qui en dicte tous les résultats. La gloire et la vertu, voilà les deux grands mobiles qu'il propose à l'homme pour élever ses pensées et diriger ses actions, les deux sources de son bonheur, qu'il regarde comme inséparables.

Vauvenargues ne concevoit pas que le vice put

jamais être bon à quelque chose; contre l'opinion de quelques écrivains qui pensent qu'il y a des vices attachés à la nature, et par cette raison inévitables; des vices, s'ils osoient le dire, nécessaires et presque innocents.

« On a demandé si la plupart des vices ne concou<< rent pas au bien public, comme les plus pures vertus. « Qui feroit fleurir le commerce sans la vanité, l'a« varice, etc.? Mais si nous n'avions pas de vices, << nous n'aurions pas ces passions à satisfaire, et nous « ferions par devoir ce qu'on fait par ambition, par << orgueil, par avarice. Il est donc ridicule de ne pas « sentir que le vice seul nous empêche d'être heu<< reux par la vertu.... et lorsque les vices vont au « bien, c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus, « de patience, de tempérance, de courage. »

« Le vice n'obtient point d'hommage réel. Si « Cromwell n'eût été prudent, ferme, laborieux, « libéral, autant qu'il étoit ambitieux et remuant, « ni sa gloire ni sa fortune n'auroient couronné ses a projets; car ce n'est pas à ses défauts que les hom« mes se sont rendus, mais à la supériorité de son « génie. »

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« Il faut de la sincérité et de la droiture, même « pour séduire. Ceux qui ont abusé les peuples sur quelque intérêt général, étoient fidèles aux parti«< culiers. Leur habileté consistoit à captiver les es« prits par des avantages réels....... Aussi les grands « orateurs, s'il m'est permis de joindre ces deux «< choses, ne s'efforcent pas d'imposer par un tissu << de flatteries et d'impostures, par une dissimulation a continuelle et par un langage purement ingé« nieux. S'ils cherchent à faire illusion sur quelque << point principal, ce n'est qu'à force de sincérité et a de vérités de détail; car le mensonge est foible par « lui-même. »

Les arts du style, les mouvements même de l'éloquence ne valent pas ce ton simple d'une raison puissante, vouée à la défense des plus nobles sentiments. Mais la supériorité même de raison, soutenue par cette persuasion intime qui ajoute une force invincible à la raison, donne au style de Vauvenargues un charme pénétrant auquel n'atteindront jamais ceux qui cherchent à en imposer par un langage purement ingenieux.

<< Nous querellons les malheureux pour nous dis<< penser de les plaindre. »

« La magnanimité ne doit pas compte à la pru«dence de ses motifs. >>

« Nos actions ne sont ni aussi bonnes ni aussi << mauvaises que nos volontés. >>

« Il n'y a rien que la crainte ou l'espérance ne << persuade aux hommes. »

« La servitude avilit l'homme au point de s'en << faire aimer. »>

Dans les écrits où notre philosophe donne à ses réflexions plus de développements, on retrouve encore ce même caractère de style, naturel dans l'expression, fort seulement par les combinaisons de la pensée, vif de raisonnement, touchant de conviction, animé moins par les images qui, comme le dit Vauvenargues lui-même, embellissent la raison, que par le sentiment qui la persuade; et ce sentiment, trop énergique en lui pour se perdre en déclamation, trop vrai pour se déguiser par l'emphase, se manifeste souvent par des tours hardis, rapides, inusités, que la vraie éloquence ne cherche pas, mais qu'elle laisse échapper, et qui ne sont même éloquents que parcequ'ils échappent à une ame profondément pénétrée de son objet.

Quoique l'imagination ne soit pas le caractère dominant du style de Vauvenargues, elle s'y montre de temps en temps, et toujours sous des formes aimables et riantes. Son esprit étoit sérieux, mais son ame étoit jeune; c'étoit comme on aime à vingt ans qu'il aimoit la bonté, la gloire, la vertu; et son imagination, sensible aux beautés de la nature, en prétoit à ses objets chéris les plus douces et les plus vives couleurs. L'éclat de la jeunesse se peint à ses yeux dans les jours brillants de l'été; la grace des premiers jours du printemps est l'image sous laquelle se présente à lui une vertu naissante.

« Les feux de l'aurore, selon lui, ne sont pas si << doux que les premiers regards de la gloire. »

Il dit ailleurs: «Les regards affables ornent le vi« sage des rois. » Cette image rappelle un vers de la Jérusalem du Tasse; c'est lorsque le poëte peint l'ange Gabriel revêtant une forme humaine pour se montrer à Godefroy :

Tra giovane e fanciullo età confine

Prese, ed orno di raggi il biondo crine.

<< Il prit les traits de l'âge qui sépare la jeunesse de l'enfance, « et orna de rayons sa blonde chevelure. »

« La clarté orne les pensées profondes. » Cette maxime de Vauvenargues paroit être le résultat de ses sentiments comme de ses observations. Dans la plupart de ses pensées la force de l'expression tient à celle de la vérité. Le philosophe a frappé si juste au but, que, pour donner à son idée le plus grand effet, il lui suffit de la faire bien comprendre. Qu'on me permette d'en citer plusieurs de ce genre. L'exemple est toujours plus frappant que la réflexion.ginalité piquante.

Quelquefois aussi, malgré la pente sérieuse des idées de Vauvenargues, ses tournures prennent, par les rapprochements que fait son esprit, une ori

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« Ceux qui combattent les préjugés du peuple «< croient n'être pas peuple. Un homme qui avoit fait « à Rome un argument contre les poulets sacrés, se « regardoit peut-être comme un philosophe. » Cette observation trouveroit bien des applications dans les temps modernes. Nous avons vu beaucoup de philosophes de cette force. J'ai connu un abbé de La Chapelle, bon géomètre, et qui avoit été jusqu'à quarante ans très bon chrétien : « Je n'avois jamais « réfléchi sur la religion, disoit-il un jour à D'A« lembert; mais j'ai lu la Lettre de Thrasybule et le « Testament de Jean Meslier; cela m'a fait faire des « réflexions, et je me suis fait esprit fort. >>

par

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde,

dit Pascal, il ne faut que les appliquer; mais cela est
très difficile. Ces maximes n'étant pas l'ouvrage d'un
seul homme, mais d'une infinité d'hommes diffé-
rents qui envisageoient les choses par divers côtés,
peu de gens ont l'esprit assez profond pour concilier
tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles
sont mêlées 1. Au lieu de songer à réunir ces divers
points de vue, nous nous amusons à discourir des
opinions des philosophes, et nous les opposons les
uns aux autres, trop foibles pour rapprocher ces maxi-
mes éparses et pour en former un système raisonna-
ble. Il ne paroît pas même que personne s'inquiète
beaucoup des lumières et des connoissances qui

nous manquent. Les uns s'endorment sur l'autorité
des préjugés, et en admettent même de contradictoi-
res,
faute d'a
'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se con-
trarient; et les autres passent leur vie à douter et à
disputer, sans s'embarrasser des sujets de leurs dis-
putes et de leurs doutes.

Après avoir fait remarquer les qualités intéressantes qui distinguent le style de Vauvenargues, nous devons convenir que ces qualités sont quelquefois ternies par des termes impropres et plus souvent par des tournures incorrectes. Il n'avoit aucun principe de grammaire; il écrivoit pour ainsi dire d'instinct, et ne devoit son talent qu'à un goût naturel, formé la lecture réfléchie de nos bons écrivains. Vauvenargues, après avoir langui plusieurs années dans un état de souffrance sans remède, qu'il supportoit sans se plaindre, voyoit sa fin prochaine comme inévitable; il en parloit peu, et s'y préparoit sans aucune apparence d'inquiétude et d'effroi. Il mourut en 4747, entouré de quelques amis distingués par leur esprit et leur caractère, qui n'avoient pas cessé de lui donner des preuves du plus tendre dévouement. Il les étonnoit autant par le calme inaltérable de son ame que par les ressources inépuisa-sage que l'auteur supprima dans la seconde ; le voici : « Si quel

bles de son esprit, et souvent par l'éloquence naturelle de ses discours.

On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur les détails de la vie d'un homme qui a été peu connu, et dont les écrits n'ont pas atteint au degré de réputation qu'ils obtiendront sans doute un jour; mais c'est pour cela même qu'il m'a paru important d'attirer plus particulièrement l'attention du public sur un mérite méconnu et sur des talents mal appréciés. Je croirois n'avoir pas fait un travail inutile, si les pages qu'on vient de lire pouvoient engager quelques esprits raisonnables à rendre plus de justice à un écrivain qui a donné à la morale un langage si noble et un ton si touchant.

SUARD.

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à

Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai commencé réfléchir, de voir qu'il n'y eût aucun principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l'idée duquel on convînt 3. Je disois quelquefois en moi-même : Il n'y a point de démarche

Dans la première édition, on lit après cette phrase un pas

⚫ que génie plus solide se propose un si grand travail, nous « nous unissons contre lui. Aristote, disons-nous, a jeté toutes ales semences des découvertes de Descartes : quoiqu'il soit ma«nifeste que Descartes ait tiré de ces vérités, connues, selon « nous, à l'antiquité, des conséquences qui renversent toute sa a doctrine, nous publions hardiment nos calomnies : cela me < rappelle encore ces paroles de Pascal: Ceux qui sont ca‹pables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent pas a sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus a forts, et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux « inventeurs la gloire qu'ils méritent, etc.

a

« Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en << admettons méme de contradictoires, faute d'aller jusqu'à l'en« droit par lequel ils se contrarient. C'est une chose monstrueuse « que cette confiance dans laquelle on s'endort, pour ainsi dire, « sur l'autorité des maximes populaires, n'y ayant point de principe sans contradiction, point de terme même sur les grands << sujets dans l'idée duquel on convienne. Je n'en citerai qu'un exemple qu'on me définisse la vertu.»

2 Il seroit plus exact de dire s'inquiète beaucoup du défaut des lumières; mais c'est une locution elliptique qui peut être justifiée. M.

3 Un terme sur les grands sujets est une expression trop vague. Convenir dans l'idée d'un terme; cette manière de s'exprimer est trop négligée. M.-La pensée de Vauvenargues est que, dans les matières de haute spéculation, le sens de l'expression n'est pas toujours exactement déterminé. B.

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