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‹ traite, il ne lui sauroit peut-être manquer <que les occasions, ou ce qu'on appelle un grand ‹ theatre, pour y faire briller toutes ses ver

tus. >

Combien d'art pour rentrer dans la nature! combien de temps, de règles, d'attention et de travail pour danser avec la même liberté et la même grace que l'on sait marcher; pour chanter comme on parle; parler et s'exprimer comme l'on pense; jeter autant de force, de vivacité, de passion et de persuasion dans un discours étudié et que l'on prononce dans le public, qu'on en a quelquefois naturellement et sans préparation dans les entretiens les plus familiers!

Ceux qui, sans nous connoître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas de tort: ce n'est pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur imagination.

Une belle femme est aimable dans son naturel; elle ne perd rien à être négligée, et sans autre parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse : une grace naïve éclate sur son visage, anime ses moindres actions; il y auroit moins de péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement et de la mode. De même un homme de bien est respectable par lui-même, et indépendamment de tous les dehors dont il voudroit s'aider pour rendre sa personne plus grave et sa vertu plus spécieuse. Un air réformé, une modestie outrée, la singularité de l'habit, une ample calotte, n'ajoutent rien à la probité, ne relèvent pas le mérite; ils le fardent et font peut-peine: juger des hommes par les fautes qui leur être qu'il est moins pur et moins ingénu,

Il y a de petites règles, des devoirs, des bienséances, attachés aux lieux, aux temps, aux personnes, qui ne se devinent point à force d'esprit, et que l'usage apprend sans nulle

échappent en ce genre, avant qu'ils soient assez instruits, c'est en juger par leurs ongles ou par la pointe de leurs cheveux; c'est vouloir un jour être détrompé.

Une gravité trop étudiée devient comique; ce sont comme des extrémités qui se touchent, et dont le milieu est dignité: cela ne s'appelle s'appelle êtr pas être grave, mais en jouer le personnage : celui qui songe à le devenir ne le sera jamais. Ou la gravité n'est point, ou elle est naturelle; et il est moins difficile d'en descendre que d'y

monter.

Un homme de talent et de réputation, s'il est chagrin et austère, il effarouche les jeunes gens, les fait penser mal de la vertu, et la leur rend suspecte d'une trop grande réforme et d'une pratique trop ennuyeuse: s'il est au contraire d'un bon commerce, il leur est une leçon utile, il leur apprend qu'on peut vivre gaiement et laborieusement, avoir des vues sérieuses sans renoncer aux plaisirs honnêtes; il leur devient un exemple qu'on peut suivre.

La physionomie n'est pas une règle qui nous soit donnée pour juger des hommes: elle nous peut servir de conjecture.

L'air spirituel est dans les hommes ce que la régularité des traits est dans les femmes: c'est le genre de beauté où les plus vains puissent aspirer.

Un homme qui a beaucoup de mérite et d'esprit, et qui est connu pour tel, n'est pas laid, même avec des traits qui sont difformes; ou, s'il a de la laideur, elle ne fait pas son impression.

Je ne sais s'il est permis de juger des hommes par une faute qui est unique; et si un besoin extrême, ou une violente passion, ou un premier mouvement, tirent à conséquence.

Le contraire des bruits qui courent des affaires ou des personnes est souvent la vérité.

Sans une grande roideur et une continuelle attention à toutes ses paroles, on est exposé à dire en moins d'une heure le oui ou le non sur une même chose ou sur une même personne, déterminé seulement par un esprit de société et de commerce, qui entraîne naturellement à ne pas contredire celui-ci et celui-là, qui en parlent différemment.

Un homme partial est exposé à de petites mortifications; car, comme il est également impossible que ceux qu'il favorise soient toujours heureux ou sages, et que ceux contre qui il se déclare soient toujours en faute ou malheureux, il naît de là qu'il lui arrive souvent de perdre contenance dans le public, ou par le mauvais succès de ses amis, ou par une nouvelle gloire qu'acquièrent ceux qu'il n'aime point.

Un homme sujet à se laisser prévenir, s'il ose remplir une dignité ou séculière ou ecclésiastique, est un aveugle qui veut peindre, un muet

qui s'est chargé d'une harangue, un sourd qui | fat, et l'impertinence dans l'impertinent : il

juge d'une symphonie: foibles images, et qui n'expriment qu'imparfaitement la misère de la prévention! Il faut ajouter qu'elle est un mal désespéré, incurable, qui infecte tous ceux qui s'approchent du malade, qui fait déserter les égaux, les inférieurs, les parents, les amis, jusqu'aux médecins : ils sont bien éloignés de le guérir, s'ils ne peuvent le faire convenir de sa maladie, ni des remèdes, qui seroient d'écouter, de douter, de s'informer et de s'éclaircir. Les flatteurs, les fourbes, les calomniateurs, ceux qui ne délient leur langue que pour le mensonge et l'intérêt, sont les charlatans en qui il se confie, et qui lui font avaler tout ce qui leur plaît: ce sont eux aussi qui l'empoisonnent et qui le tuent.

La règle de DESCARTES, qui ne veut pas qu'on décide sur les moindres vérités avant qu'elles soient connues clairement et distinctement, est assez belle et assez juste pour devoir s'étendre au jugement que l'on fait des personnes.

Rien ne nous venge mieux des mauvais jugements que les hommes font de notre esprit, de nos mœurs et de nos manières, que l'indignité et le mauvais caractère de ceux qu'ils approuvent.

Du même fonds dont on néglige un homme de mérite l'on sait encore admirer un sot.

Un sot est celui qui n'a pas même ce qu'il faut d'esprit pour être fat.

semble que le ridicule réside tantôt dans celui qui en effet est ridicule, et tantôt dans l'imagination de ceux qui croient voir le ridicule où il n'est point et ne peut être.

La grossièreté, la rusticité, la brutalité, peuvent être les vices d'un homme d'esprit. Le stupide est un sot qui ne parle point, en cela plus supportable que le sot qui parle.

La même chose souvent est, dans la bouche d'un homme d'esprit, une naïveté ou un bon mot; et dans celle du sot, une sottise.

Si le fat pouvoit craindre de mal parler, il sortiroit de son caractère.

L'une des marques de la médiocrité de l'esprit est de toujours conter.

Le sot est embarrassé de sa personne; le fat a l'air libre et assuré; l'impertinent passe à l'effronterie; le mérite a de la pudeur.

Le suffisant est celui en qui la pratique de certains détails, que l'on honore du nom d'affaires, se trouve jointe à une très grande médiocrité d'esprit.

Un grain d'esprit et une once d'affaires plus qu'il n'en entre dans la composition du suffisant, font l'important.

Pendant qu'on ne fait que rire de l'important, il n'a pas un autre nom : dès qu'on s'en plaint, c'est l'arrogant.

L'honnête homme tient le milieu entre l'habile et l'homme de bien, quoique dans une dis

Un fat est celui que les sots croient un homme tance inégale de ces deux extrêmes. de mérite.

L'impertinent est un fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte, rebute; l'impertinent rebute, aigrit, irrite, offense; il commence où l'autre finit. Le fat est entre l'impertinent et le sot: il est composé de l'un et de l'autre.

Les vices partent d'une dépravation du cœur; les défauts, d'un vice de tempérament ; le ridicule, d'un défaut d'esprit.

La distance qu'il y a de l'honnête homme à l'habile homme s'affoiblit de jour à autre, et est sur le point de disparoître.

L'habile homme est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts, qui y sacrifie beaucoup de choses, qui a su acquérir du bien ou en conserver.

L'honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et qui ne tue personne, L'homme ridicule est celui qui, tant qu'il dont les vices enfin ne sont pas scandaleux. demeure tel, a les apparences du sot.

On connoît assez qu'un homme de bien est honLe sot ne se tire jamais du ridicule, c'est son nête homme, mais il est plaisant d'imaginer que caractère : l'on y entre quelquefois avec de l'es-tout honnête homme n'est pas homme de bien. prit, mais l'on en sort. L'homme de bien est celui qui n'est ni un

Une erreur de fait jette un homme sage dans saint, ni un dévot 1, et qui s'est borné à n'avoir le ridicule. que de la vertu.

La sottise est dans le sot, la fatuité dans le

• Faux dévot. (La Bruyère.)

Talent, goût, esprit, bon sens, choses diffé- | sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire.

rentes, non incompatibles.

Entre le bon sens et le bon goût il y a la différence de la cause à son effet.

Voulez-vous' quelque autre prodige? concevez un homme facile, doux, complaisant, trai

Entre esprit et talent il y a la proportion du table, et tout d'un coup violent, colère, fou

tout à sa partie.

Appellerai-je homme d'esprit celui qui, borné et renfermé dans quelque art, ou même dans une certaine science qu'il exerce dans une grande perfection, ne montre hors de là ni jugement, ni mémoire, ni vivacité, ni mœurs, ni conduite; qui ne m'entend pas, qui ne pense point, qui s'énonce mal; un musicien, par exemple, qui, après m'avoir comme enchanté par ses accords, semble s'être remis avec son luth dans un même étui, ou n'être plus, sans cet instrument, qu'une machine démontée, à qui il manque quelque chose, et dont il n'est plus permis de rien attendre?

gueux, capricieux: imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage, un enfant en cheveux gris; mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui, j'ose dire, sans qu'il y prenne part, et comme à son insu; quelle verve! quelle élévation! quelles images! quelle latinité! Parlezvous d'une même personne? me direz-vous. Oui, du même, de Théodas, et de lui seul. Il crie, il s'agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate; et du milieu de cette tempête il sort une lumière qui brille et qui réjouit : disons-le sans figure, il parle comme un fou, et pense comme un homme sage; il dit ridiculement des choses vraies, et follement des choses sensées et raisonnables: on est surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions. Qu'ajouterai-je davantage? il dit et il fait mieux qu'il ne sait : ce sont en lui comme deux ames qui ne se connoissent point, qui ne dépendent

Que dirai-je encore de l'esprit du jeu? pourroit-on me le définir? ne faut-il ni prévoyance, ni finesse, ni habileté, pour jouer l'hombre ou les échecs? et, s'il en faut, pourquoi voit-on des imbéciles qui y excellent, et de très beaux génies qui n'ont pu même atteindre la médiocrité, à qui une pièce ou une carte dans les mains trouble la vue, et fait perdre conte-point l'une de l'autre, qui ont chacune leur

nance?

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Il y a dans le monde quelque chose, s'il se peut, de plus incompréhensible. Un homme paroît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir: s'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages.

Un autre est simple, timide, d'une ennuyeuse conversation; il prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la composition, il n'est pas au-dessous d'AUGUSTE, de POMPÉE, de NICOMÈDE, d'HÉRACLIUS; il est roi, et un grand roi; il est politique, il est philosophe : il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir; il peint les Romains; ils

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tour, ou leurs fonctions toutes séparées. Il manqueroit un trait à cette peinture si surprenante, si j'oubliois de dire qu'il est tout à-la-fois avide et insatiable de louanges, près de se jeter aux yeux de ses critiques, et dans le fond assez docile pour profiter de leur censure. Je commence à me persuader moi-même que j'ai fait le portrait de deux personnages tout différents: il ne seroit pas même impossible d'en trouver un troisième dans Théodas, car il est bon homme, il est plaisant homme, et il est excellent homme.

Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare ce sont les diamants et les perles.

Tel, connu dans le monde par de grands talents, honoré et chéri par-tout où il se trouve, est petit dans son domestique et aux yeux de ses proches, qu'il n'a pu réduire à l'estimer : tel autre, au contraire, prophète dans son pays,

Santeuil, religieux de Saint-Victor, auteur des hymnes du nouveau Bréviaire, et un de nos meilleurs poëtes latins modernes. Il est mort en 1697.

jouit d'une vogue qu'il a parmi les siens, et qui est resserrée dans l'enceinte de sa maison; s'applaudit d'un mérite rare et singulier, qui lui est accordé par sa famille, dont il est l'idole, mais qu'il laisse chez soi toutes les fois qu'il sort, et qu'il ne porte nulle part.

Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation : à peine ceux qu'il croit ses amis lui pardonnent-ils un mérite naissant et une première vogue qui semblent l'associer à la gloire dont ils sont déja en possession. L'on ne se rend qu'à l'extrémité, et après que le prince s'est déclaré par les récompenses: tous alors se rapprochent de lui; et de ce jour-là seulement il prend son rang d'homme de mérite.

Nous affectons souvent de louer avec exagération des hommes assez médiocres, et de les élever, s'il se pouvoit, jusqu'à la hauteur de ceux qui excellent, ou parceque nous sommes las d'admirer toujours les mêmes personnes, ou parceque leur gloire ainsi partagée offense moins notre vue, et nous devient plus douce et plus supportable.

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L'on voit des hommes que le vent de la faveur pousse d'abord à pleines voiles; ils perdent en un moment la terre de vue, et font leur route: tout leur rit, tout leur succède; action, ouvrage, tout est comblé d'éloges et de récompenses; ils ne se montrent que pour être embrassés et félicités. Il y a un rocher immobile qui s'élève sur une côte; les flots se brisent au pied; la puissance, les richesses, la violence, la flatterie, l'autorité, la faveur, tous les vents ne l'ébranlent pas c'est le public, où ces gens échouent. Il est ordinaire comme naturel de juger du travail d'autrui seulement par rapport à celui qui nous occupe. Ainsi le poëte rempli de grandes et sublimes idées estime peu le discours de l'orateur, qui ne s'exerce souvent que sur de simples faits; et celui qui écrit l'histoire de son pays ne peut comprendre qu'un esprit raisonnable emploie sa vie à imaginer des fictions et à trouver une rime: de même le bachelier, plongé dans les quatre premiers siècles, traite toute autre doctrine de science triste, vaine et inutile, pendant qu'il est peut-être méprisé du géo

mètre.

Tel a assez d'esprit pour exceller dans une certaine matière et en faire des leçons, qui en

manque pour voir qu'il doit se taire sur quelque autre dont il n'a qu'une foible connoissance: il sort hardiment des limites de son génie; mais il s'égare, et fait que l'homme illustre parle

comme un sot.

Hérille, soit qu'il parle, qu'il harangue ou qu'il écrive, veut citer; il fait dire au prince des philosophes que le vin enivre, et à l'orateur romain que l'eau le tempère. S'il se jette dans la morale, ce n'est pas lui, c'est le divin Platon qui assure que la vertu est aimable, le vice odieux, ou que l'un et l'autre se tournent en habitude. Les choses les plus communes, les plus triviales, et qu'il est même capable de penser, il veut les devoir aux anciens, aux Latins, aux Grecs: ce n'est ni pour donner plus d'autorité à ce qu'il dit, ni peut-être pour se faire honneur de ce qu'il sait : il veut citer.

C'est souvent hasarder un bon mot et vouloir le perdre que de le donner pour sien; il n'est pas relevé, il tombe avec des gens d'esprit, ou qui se croient tels, qui ne l'ont pas dit, et qui devoient le dire. C'est au contraire le fa ́re valoir, que de le rapporter comme d'un autre. Ce n'est qu'un fait, et qu'on ne se croit pas obligé de savoir : il est dit avec plus d'insinuation, et reçu avec moins de jalousie; personne n'en souffre: on rit s'il faut rire, et s'il faut admirer on admire.

On a dit de SOCRATE qu'il étoit en délire, et que c'étoit un fou tout plein d'esprit ; mais ceux des Grecs qui parloient ainsi d'un homme si sage passoient pour fous. Ils disoient: Quels bizarres portraits nous fait ce philosophe? quelles mœurs étranges et particulières ne décrit-il point! où a-t-il rêvé, creusé, rassemblé des idées si extraordinaires? quelles couleurs! quel pinceau! ce sont des chimères. Ils se trompoient; c'étoient des monstres, c'étoient des vices, mais peints au naturel; on croyoit les voir; ils faisoient peur. Socrate s'éloignoit du cynique ; il épargnoit les personnes, et blåmoit les mœurs qui étoient mauvaises.

Celui qui est riche par son savoir-faire connoît un philosophe, ses préceptes, sa morale et sa conduite; et, n'imaginant pas dans tous les hommes une autre fin de toutes leurs actions que celle qu'il s'est proposée lui-même toute sa vie, dit en son coeur : Je le plains, je le tiens

échoué, ce rigide censeur; il s'égare, et il est hors de route; ce n'est pas ainsi que l'on prend le vent, et que l'on arrive au délicieux port de la fortune; et, selon ses principes, il raisonne juste.

Je pardonne, dit Antisthius, à ceux que j'ai loués dans mon ouvrage, s'ils m'oublient: qu'aije fait pour eux? ils étoient louables. Je le pardonnerois moins à tous ceux dont j'ai attaqué les vices sans toucher à leurs personnes, s'ils me devoient un aussi grand bien que celui d'étre corrigés mais comme c'est un évènement qu'on ne voit point, il suit de là que ni les uns ni les autres ne sont tenus de me faire du bien. L'on peut, ajoute ce philosophe, envier ou refuser à mes écrits leur récompense; on ne sauroit en diminuer la réputation: et, si on le fait, qui m'empêchera de le mépriser?

Il est bon d'être philosophe, il n'est guère utile de passer pour tel. Il n'est pas permis de traiter quelqu'un de philosophe : ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner autrement; et, en restituant à un si beau nom son idée propre et convenable, de lui concilier toute l'estime qui lui est due.

Il y a une philosophie qui nous élève au-dessus de l'ambition et de la fortune, qui nous égale, que dis-je? qui nous place plus haut que les riches, que les grands et que les puissants; qui nous fait négliger les postes et ceux qui les procurent; qui nous exempte de desirer, de demander, de prier, de solliciter, d'importuner, et qui nous sauve même l'émotion et l'excessive joie d'être exaucés. Il y a une autre philosophie qui nous soumet et nous assujettit à toutes ces choses en faveur de nos proches ou de nos amis: c'est la meilleure.

C'est abréger, et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. Nous n'approuvons les autres que par les rapports que nous sentons qu'ils ont avec nousmemes; et il semble qu'estimer quelqu'un c'est l'égaler à soi.

Les mêmes défauts qui dans les autres sont lourds et insupportables sont chez nous comme dans leur centre; ils ne pèsent plus; on ne les

sent pas. Tel parle d'un autre, et en fait un portrait affreux, qui ne voit pas qu'il se peint lui-même.

Rien ne nous corrigeroit plus promptement de nos défauts que si nous étions capables de les avouer, et de les reconnoître dans les autres : c'est dans cette juste distance que, nous paroissant tels qu'ils sont, ils se feroient haïr autant qu'ils le méritent.

La sage conduite roule sur deux pivots, le passé et l'avenir. Celui qui a la mémoire fidèle et une grande prévoyance est hors du péril de censurer dans les autres ce qu'il a peut-être fait lui-même, ou de condamner une action dans un pareil cas, et dans toutes les circonstances où elle lui sera un jour inévitable.

Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard; mais ils le préparent, l'attirent, et semblent presque le déterminer : non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire, se servir du hasard quand il arrive; ils savent même profiter par leurs précautions et leurs mesures d'un tel ou d'un tel hasard, ou de plusieurs tout à-la-fois : si ce point arrive, ils gagnent; si c'est cet autre, ils gagnent encore: un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières. Ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme la vertu.

Je ne mets au-dessus d'un grand politique que celui qui néglige de le devenir, et qui se persuade de plus en plus que le monde ne mérite point qu'on s'en occupe.

Il y a dans les meilleurs conseils de quoi déplaire : ils ne viennent d'ailleurs que de notre esprit; c'est assez pour être rejetés d'abord par présomption et par humeur, et suivis seulement par nécessité ou par réflexion.

Quel bonheur surprenant a accompagné ce favori pendant tout le cours de sa vie ! quelle autre fortune mieux soutenue, sans interruption, sans la moindre disgrace! les premiers postes, l'oreille du prince, d'immenses trésors, une santé parfaite, et une mort douce. Mais quel étrange compte à rendre d'une vie passée dans la faveur, des conseils que l'on a donnés, de ceux qu'on a négligé de donner ou de suivre,

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