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que diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutoit pas, dont il ne pouvoit avoir le moindre soupçon il avance par des expériences continuelles dans la connoissance de l'humanité; il calcule presque en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable.

Après avoir murement approfondi les hommes, et connu le faux de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs affections, l'on est réduit à dire qu'il y a moins à perdre pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.

Combien d'ames foibles, molles et indifférentes, sans de grands défauts, et qui puissent fournir à la satire! Combien de sortes de ridicules répandus parmi les hommes, mais qui, par leur singularité, ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la morale! Ce sont des vices uniques qui ne sont pas contagieux, et qui sont moins de l'humanité que de la per

sonne.

CHAPITRE XII.

Des Jugements.

Rien ne ressemble mieux à la vive persuasion que le mauvais entêtement : de là les partis, les cabales, les hérésies.

L'on ne pense pas toujours constamment d'un même sujet. L'entétement et le dégoût se suivent de près.

Les grandes choses étonnent, et les petites rebutent : nous nous apprivoisons avec les unes et les autres par l'habitude.

Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l'habitude et la nouveauté.

Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne

mieux au peuple, que de parler en des termes magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensoit très modestement avant leur élévation.

La faveur des princes n'exclut pas le mérite, et ne le suppose pas aussi.

Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent comme un torrent. Nous louons ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.

Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer que ce qui est plus digne d'approbation et de louange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un dévot sait dire du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme, on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poëte loue les vers d'un autre poëte, il y a à parier qu'ils sont mauvais et sans conséquence.

Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une foible pente à s'approuver réciproquement action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit, ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils auroient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils penseroient ou ce qu'ils écriroient sur un tel sujet; et ils sont si pleins de leurs idées, qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.

Le commun des hommes est si enclin au déréglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que je croirois assez que l'esprit de singularité, s'il pouvoit avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, approcheroit fort de la droite raison et d'une conduite régulière.

Il faut faire comme les autres : maxime suspecte, qui signifie presque toujours, il faut mal faire, dès qu'on l'étend au-delà de ces

Faux dévot. (La Bruyère.)

choses purement extérieures qui n'ont point de suite, qui dépendent de l'usage, de la mode ou des bienséances.

Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours ou panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice à eux-mêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte, et le prodigieux accablement de leurs commentaires? que devient le pétitoire et le possessoire, et tout ce qu'on appelle jurisprudence? où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s'ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l'école, la scolastique et les controverses? S'ils sont tempérants, chastes et modérés, que lour sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages!

De combien de grands hommes dans les différents exercices de la paix et de la guerre auroit-on dû se passer! A quel point de perfection et de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devoient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique source!

Que de choses depuis VARRON, que Varron a ignorées! Ne nous suffiroit-il pas même de n'ètre savants que comme PLATON ou comme SOCRATE?

Tel, à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentiments précisément opposés. Cela me feroit dire volontiers que l'on peut hasarder, dans tout genre d'ouvrages, d'y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres; l'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire, il a ses partisans. Le phénix de la poésie chantante renaît de ses cendres; il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et si ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son sujet; ou il se trompe, ou

il s'est trompé : celui qui prononceroit aujourd'hui que Quinault, en un certain genre, est mauvais poëte, parleroit presque aussi mal que s'il eût dit il y a quelque temps: Il est bon poëte.

C. P. étoit riche, et C. N. ne l'étoit pas : la Pucelle et Rodogune méritoient chacune une autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé pourquoi, dans telle ou telle profession, celuici avoit fait sa fortune, et cet autre l'avoit manquée; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs propres caprices, qui, dans les conjonctures pressantes de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur santé et de leur vie, leur font souvent laisser les meilleures et prendre les pires.

La condition des comédiens étoit infame chez les Romains, et honorable chez les Grecs: qu'est-elle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.

Il suffisoit à Bathylle d'être pantomime pour être couru des dames romaines: à Rhoé, de danser au théâtre; à Roscie et à Nérine, de représenter dans les chœurs, pour s'attirer une foule d'amants. La vanité et l'audace, suites d'une trop grande puissance, avoient ôté aux Romains le goût du secret et du mystère; ils se plaisoient à faire du théâtre public celui de leurs amours: ils n'étoient point jaloux de l'amphithéâtre, et partageoient avec la multitude les charmes de leurs maîtresses. Leur goût n'alloit qu'à laisser voir qu'ils aimoient, non pas une belle personne, ou une excellente comédienne, mais une comédienne.

Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l'égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la république, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique, ni de si vile condition, où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts, et plus solides. Le comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de CORNEILLE qui est à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes.

Souvent où le riche parle et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à

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applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes.

Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l'érudition: l'on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savants, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir-vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état paisible, et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux parti qui l'emporte sur celui des savants. S'ils allèguent en leur faveur les noms d'ESTRÉES, de HARLAY, BOSSUET, Séguier, MontauSIER, VARDES, CHEVREUSE, NOVION, LAMOIGNON, SCUDÉRY 1, PELLISSON, et de tant d'autres personnages également doctes et polis; s'ils osent même citer les grands noms de CHARTRES, DE CONDÉ, DE Conti, de Bourbon, DU MAINE, DE VENDÔME, comme de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connoissances et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers; et, s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont foibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l'on devroit décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler, et bien écrire, ne pourroit point encore servir à être poli.

le grec. Quelle vision, quel délire au grand, au sage, au judicieux ANTONIN, de dire qu'alors les peuples seroient heureux, si l'empereur philosophoit, ou si le philosophe, ou le grimaud, venoit à l'empire!

Les langues sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien davantage : le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes; mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine; seroit-on pédant, quelques siècles après qu'on ne la parleroit plus, pour lire MOLIÈRE ou LA FONTAINE?

Je nomme Euripile, et vous dites: C'est un bel esprit ; vous dites aussi de celui qui travaille une poutre : Il est charpentier; et de celui qui refait un mur : Il est maçon. Je vous demande quel est l'atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit? quelle est son enseigne? à quel habit le reconnoit-on? quels sont ses outils? est-ce le coin? sont-ce le marteau ou l'enclume? où fend-il, où cogne-t-il son ouvrage? où l'expose-t-il en vente? un ouvrier se pique d'être ouvrier; Euripile se pique-t-il d'être bel esprit? S'il est tel, vous me peignez un fat qui met l'esprit en roture, une ame vile et mécanique à qui ni ce qui est beau ni ce qui est esprit ne sauroient s'appliquer sérieusement; et s'il est vrai qu'il ne se pique de rien, je vous entends, c'est un homme sage et qui a de l'esprit. Ne ditesIl faut très peu de fonds pour la politesse vous pas encore du savantasse : Il est bel esprit, dans les manières : il en faut beaucoup pour et ainsi du mauvais poëte? Mais vous-même vous celle de l'esprit. croyez-vous sans aucun esprit? et, si vous en Il est savant, dit un politique, il est donc in-avez, c'est sans doute de celui qui est beau et capable d'affaires, je ne lui confierois pas l'état convenable; vous voilà donc un bel esprit : ou de ma garde-robe; et il a raison. OSSAT, XIME- s'il s'en faut peu que vous ne preniez ce nom NÈS, RICHELIEU, étoient savants : étoient-ils pour une injure, continuez, j'y consens, de le habiles? ont-ils passé pour de bons ministres? donner à Euripile, et d'employer cette ironie, Il sait le grec, continue l'homme d'état, c'est comme les sots, sans le moindre discernement un grimaud, c'est un philosophe. Et en effet, ou comme les ignorants qu'elle console d'une une fruitière à Athènes, selon les apparences, certaine culture qui leur manque, et qu'ils ne parloit grec, et par cette raison étoit philoso- voient que dans les autres. phe. Les BIGNON, les LAMOIGNON, étoient de purs grimauds; qui en peut douter? ils savoient

· Mademoiselle Scudéry. ( La Bruyère.)

Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur, d'imprimerie; qu'on ne se hasarde plus de me dire: Vous écrivez si bien, Antisthène! continuez d'écrire,

ne verrons-nous point de vous un in-folio? trai- | vent rendre : écrire alors par jeu, par oisiveté, tez de toutes les vertus et de tous les vices dans et comme Tityre siffle ou joue de la flûte; cela, un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point ou rien : j'écris à ces conditions, et je cède ainsi de fin; ils devroient ajouter : Et nul cours. Je à la violence de ceux qui me prennent à la gorrenonce à tout ce qui a été, qui est, et qui sera ge, et me disent: Vous écrirez. Ils liront pour livre. Bérille tombe en syncope à la vue d'un titre de mon nouveau livre : DU BEAU, du bon, chat, et moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux DU VRAI, DES IDÉES, DU PREMIER PRINCIPE ; par nourri et plus lourdement vêtu, suis-je dans ma | Antisthène, vendeur de marée. chambre à l'abri du nord, ai-je un lit de plume, Si les ambassadeurs' des princes étrangers après vingt ans entiers qu'on me débite dans la étoient des singes instruits à marcher sur leurs place? J'ai un grand nom, dites-vous, et beau-pieds de derrière, et à se faire entendre par coup de gloire; dites que j'ai beaucoup de vent interprète, nous ne pourrions pas marquer un qui ne sert à rien : ai-je un grain de ce métal plus grand étonnement que celui que nous donqui procure toutes choses? Le vil praticien gros- nent la justesse de leurs réponses, et le bon sens sit son mémoire, se fait rembourser de frais qui paroît quelquefois dans leurs discours. La qu'il n'avance pas, et il a pour gendre un comte prévention du pays, jointe à l'orgueil de la ou un magistrat. Un homme rouge ou feuille- nation, nous fait oublier que la raison est de morte devient commis, et bientôt plus riche tous les climats, et que l'on pense juste parque son maître; il le laisse dans la roture, et tout où il y a des hommes. Nous n'aimerions avec de l'argent il devient noble. B*** s'enrichit pas à être traités ainsi de ceux que nous appeà montrer dans un cercle des marionnettes; lons barbares; et, s'il y a en nous quelque barBB**3, à vendre en bouteilles l'eau de la rivière. barie, elle consiste à être épouvantés de voir Un autre charlatan 4 arrive ici de delà les monts d'autres peuples raisonner comme nous. avec une malle; il n'est pas déchargé que les pensions courent; et il est prêt de retourner d'où il arrive, avec des mulets et des fourgons. Mercure est Mercure, et rien davantage, et l'or ne peut payer ses médiations et ses intrigues: on y ajoute la faveur et les distinctions. Et, sans parler que des gains licites, on paie au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier son temps et son ouvrage : paie-t-on à un auteur ce qu'il pense et ce qu'il écrit? et, s'il pense très bien, le paie-t-on très largement? se meuble-t-il, s'anoblit-il à force de penser et d'écrire juste? Il faut que les hommes soient habillés, qu'ils soient rasés; il faut que, retirés dans leurs maisons, ils aient une porte qui ferme bien est-il nécessaire qu'ils | soient instruits? Folie, simplicité, imbecillité, continue Antisthène, de mettre l'enseigne d'auteur ou de philosophe! avoir, s'il se peut, un office lucratif, qui rende la vie aimable, qui fasse prêter à ses amis, et donner à ceux qui ne peu

Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés : de même, toute campagne n'est pas agreste, et toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe un endroit d'une province maritime d'un grand royaume, où le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire.

Avec un langage si pur, une si grande recherche dans nos habits, des mœurs si cultivées, de si belles lois et un visage blanc, nous sommes barbares pour quelques peuples.

Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils boivent ordinairement d'une liqueur qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison et les fait vomir, nous dirions: Cela est bien barbare.

Ce prélat se montre peu à la cour, il n'est de nul commerce, on ne le voit point avec des femmes, il ne joue ni à grande ni à petite prime, peu-il n'assiste ni aux fètes ni aux spectacles, il

Un laquais, à cause des habits de livrée qui étoient souvent de couleur rouge ou feuille-morte.

» Benoît, qui a amassé du bien en montrant des figures de cire. › Barbereau, qui a fait fortune en vendant de l'eau de la riViere de Seine pour des eaux minérales.

4 Caretti, qui s'est enrichi par quelques secrets qu'il vendoit fort cher.

n'est point homme de cabale, et il n'a point l'esprit d'intrigue ; toujours dans son évêché, où il fait une résidence continuelle, il ne songe qu'à

Ceux de Siam, qui vinrent à Paris dans ce temps-là.

⚫ Ce terme s'entend ici métaphoriquement. (La Bruyère.)

instruire son peuple par la parole, et à l'édifier | par son exemple; il consume son bien en des aumônes, et son corps par la pénitence; il n'a que l'esprit de régularité, et il est imitateur du zèle et de la piété des apôtres. Les temps sont changés, et il est menacé sous ce règne d'un titre plus éminent.

Ne pourroit-on point faire comprendre aux personnes d'un certain caractère et d'une profession sérieuse, pour ne rien dire de plus, qu'ils ne sont point obligés à faire dire d'eux qu'ils jouent, qu'ils chantent, et qu'ils badinent comme les autres hommes; et qu'à les voir si plaisants et si agréables, on ne croiroit point qu'ils fussent d'ailleurs si réguliers et si sévères? Oseroit-on même leur insinuer qu'ils s'éloignent par de telles manières de la politesse dont ils se piquent, qu'elle assortit au contraire et conforme les dehors aux conditions, qu'elle évite le contraste, et de montrer le même homme sous des figures différentes, et qui font de lui un composé bizarre, ou un grotesque?

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Il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure, sur une seule et première vue: il y a un intérieur et un cœur qu'il faut approfondir : le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très petit nombre de connoisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer. Ce n'est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer.

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Ce portrait est celui de Catherine Turgot, femme de Gilles d'Aligre, seigneur de Boislandrie, conseiller au parlement, etc. Catherine Turgot épousa en secondes noces Batte de Chevilly, capitaine au régiment des Gardes-Françoises, et fut aimée de Chaulieu qui lui a adressé plusieurs pièces de vers sous le nom d'Iris, de Cathin, etc. C'est Chaulieu lui-même qui nous apprend que La Bruyère fit son portrait sous le nom d'Artenice : « C'étoit, dit-il, la plus jolie femme que j'aie connue, qui joignoit à une figure très aimable la douceur de l'humeur, et tout le brillant

« de l'esprit ; personne n'a jamais mieux écrit qu'elle, et peu « anssi bien. » (Voyez l'édition de Chaulieu, La Haye, 4774, « tome 1, page 34.) (Note communiquée par M. Aimé-Martin.)

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ment qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent; on ne sait si on l'aime ou si on l'admire : il y a en elle de quoi faire une < parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l'amitié : trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste < pour songer à plaire, elle ne tient compte aux < hommes que de leur mérite, et ne croit avoir que des amis. Pleine de vivacité et capable de sentiments, elle surprend et elle intéresse ; <et, sans rien ignorer de ce qui peut entrer <de plus délicat et de plus fin dans les conver<sations, elle a encore ces saillies heureuses qui, entre autres plaisirs qu'elles font, dispensent ⚫ toujours de la réplique : elle vous parle comme < celle qui n'est pas savante, qui doute et qui <cherche à s'éclaircir; et elle vous écoute comme <celle qui sait beaucoup, qui connoît le prix de ce que vous lui dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe. Loin de s'appliquer à vous contredire avec <esprit, et d'imiter Elvire, qui aime mieux pas< ser pour une femme vive que marquer du bon sens et de la justesse, elle s'approprie vos << sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit; vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours <au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit <qu'elle écrive; elle oublie les traits où il faut <<< des raisons; elle a déja compris que la simpli« cité est éloquente. S'il s'agit de servir quel<qu'un et de vous jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis discours et les belleslettres qu'elle met à tous usages, Artenice n'emploie auprès de vous que la sincérité, l'ardeur, l'empressement et la persuasion. Ce qui domine en elle, c'est le plaisir de la lecture, avec le goût des personnes de nom « et de réputation, moins pour en être connue <que pour les connoître. On peut la louer d'a<vance de toute la sagesse qu'elle aura un jour, <et de tout le mérite qu'elle se prépare par les années, puisqu'avec une bonne conduite, elle a de meilleures intentions, des principes sûrs, <<< utiles à celles qui sont comme elle exposées aux soins et à la flatterie; et qu'étant assez particulière, sans pourtant être farouche, ayant même un peu de penchant pour la re

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