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contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusqu'où l'on doit conquérir: au milieu d'ennemis couverts ou déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d'édifices surprenants: un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet; il faut que trop de choses concourent à-la-fois, l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paroît qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de Grand.

CHAPITRE XI.

les affaires, qui fait que l'on connoît le meilleur | sait quelquefois, et selon les divers intérêts, parti et le plus juste; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit jusqu'à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis; une mémoire heureuse et très présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes; une vaste capacité qui s'étende non seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d'état, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles; mais qui sache aussi se renfermer au-dedans, et comme dans les détails de tout un royaume; qui en bannisse un culte faux, suspect, et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre; qui abolisse des usages cruels et impies, s'ils y règnent; qui réforme les lois et les coutumes, si elles étoient remplies d'abus; qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices somptueux punir sévèrement les vices scandaleux; donner, par son autorité et par son exemple, du crédit à la piété et à la vertu; protéger l'Église, ses ministres, ses droits, ses libertés; ménager ses peuples comme ses enfants; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir de grands talents pour la guerre; être vigilant, appliqué, laborieux; avoir des armées nombreuses, les commander en personne, ètre froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son état, aimer le bien de son état et sa gloire plus que sa vie : une puissance très absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue, et à la cabale; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également : une étendue de connoissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même, que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres : une profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui

:

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De l'homme.

Ne nous emportons point contre les hommes, en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres; ils sont ainsi faits, c'est leur nature: c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève.

Les hommes, en un sens, ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses : ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goûts quelquefois ; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises ; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvoit rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devoit ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur ; sentir le fer

ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les évènements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauroient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeureroit ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite; tous vices de l'ame, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paroît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable, de mème s'il y a toujours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti qu'à n'en prendre

aucun.

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes; il est à chaque moment ce qu'il n'étoit point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été; il se succède à lui-même. Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui, quelle glace pour vous! Hier il vous cherchoit, il vous caressoit, vous donniez de la jalousie à ses amis: vous reconnoît-il bien? dites-lui votre nom.

'Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit, et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnoître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout: il demande ses gants qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avoit sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue: tous les courtisans regardent, et rient; Ménalque regarde aussi, et rit plus haut que les autres : il cherche des yeux, dans toute l'assemblée, est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue: il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du palais; et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il

Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distraction: ils ne sauroient être en trop grand nombre, s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a à choisir. (La Bruyère.)

pris pour modèle un homme de la société, et qu'il soit en effet difficile de croire qu'un même personnage lui ait fourni tous les traits qu'il rassemble, il paroit constant que la plupart de ces traits doivent être attribués au duc de Brancas, l'homme le plus distrait de son temps.

2 Bien que La Bruyère se défende ici en particulier d'avoir

se met dedans; le cocher touche, et croit ra- | pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il mener son maître dans sa maison. Ménalque a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n'est se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet : tout lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s'assit1, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive; celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense: il a affaire à un fàcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère; et il prend patience: la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois, il rend visite à une femme; et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner : il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues; il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déja avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l'oublie le soir, et découche la nuit de ses noces; et, quelques années après, il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obsèques; et le lendemain, quand on lui vient dire qu'on a servi, il demande si sa femme est prête, et si elle est avertie. C'est lui encore qui entre dans une église, et prenant l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier qui parle et qui lui offre des oraisons. Il s'avance dans la nef, il croit voir un prie-Dieu, il se jette lourdement dessus; la machine plie, s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche; il se retire confus, et va s'agenouiller ailleurs : il tire un livre pour faire sa prière, et c'est sa

■ Voir ia note 1. page 550.

pas hors de l'église qu'un homme de livrée court
après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a
point la pantoufle de monseigneur; Ménalque
lui montre la sienne, et lui dit : Voilà toutes les
pantoufles que j'ai sur moi. Il se fouille néan-
moins, et tire celle de l'évêque de *** qu'il vient
de quitter, qu'il a trouvé malade auprès de son
feu, et dont, avant de prendre congé de lui, it
a ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants
qui étoit à terre: ainsi Ménalque s'en retourne
chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une
fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa
bourse; et, voulant continuer de jouer, il entre
dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend
sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la
remettre où il l'a prise : il entend aboyer dans
son armoire qu'il vient de fermer; étonné de
ce prodige, il l'ouvre une seconde fois, et il
éclate de rire d'y voir son chien qu'il a serré
pour sa cassette. Il joue au trictrac, il demande
à boire, on lui en apporte : c'est à lui à jouer,
il tient le cornet d'une main et un verre de l'au-
tre; et, comme il a une grande soif, il avale les
dés et presque le cornet, jette le verre d'eau
dans le trictrac, et inonde celui contre qui il
joue; et, dans une chambre où il est familier,
il crache sur le lit, et jette son chapeau à terre,
en croyant faire tout le contraire. Il se promène
sur l'eau, et il demande quelle heure il est ; on
lui présente une montre : à peine l'a-t-il reçue,
que, ne songeant plus ni à l'heure ni à la mon-
tre, il la jette dans la rivière, comme une chose
qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue
lettre, met de la poudre dessus à plusieurs re-
prises, et jette toujours la poudre dans l'en-
crier. Ce n'est pas tout il écrit une seconde
lettre, et après les avoir cachetées toutes deux,
il se trompe à l'adresse ; un duc et pair reçoit
l'une de ces deux lettres, et, en l'ouvrant, y
lit ces mots : Maître Olivier, ne manquez, sitôt
la présente reçue, de m'envoyer ma provision de
foin........ Son fermier reçoit l'autre ; il l'ouvre, et
se la fait lire; on y trouve : Monseigneur, j'ai
reçu avec une soumission aveugle les ordres qu'il
a plu à votre grandeur..... Lui-même encore écrit
une lettre pendant la nuit, et, après l'avoir ca-
chetée, il éteint sa bougie; il ne laisse pas

d'être surpris de ne voir goutte, et il sait à peine | et ne comprend pas pourquoi tout le monde
comment cela est arrivé. Ménalque descend l'es-
calier du Louvre; un autre le monte, à qui il
dit: C'est vous que je cherche. Il le prend par
la main, le fait descendre avec lui, traverse
plusieurs cours, entre dans les salles, en sort;
il va, il revient sur ses pas, il regarde enfin celui
qu'il traîne après soi depuis un quart d'heure;
il est étonné que ce soit lui; il n'a rien à lui
dire; il lui quitte la main, et tourne d'un autre
côté. Souvent il vous interroge, et il est déja
bien loin de vous quand vous songez à lui ré-
pondre; ou bien il vous demande en courant
comment se porte votre père; et, comme vous
lui dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en
est bien aise. Il vous trouve quelquefois sur son
chemin; il est ravi de vous rencontrer, il sort de
chez vous pour vous entretenir d'une certaine
chose. Il contemple votre main : Vous avez là,
dit-il, un beau rubis; est-il balais? Il vous quitte
et continue sa route; voilà l'affaire importante
dont il avoit à vous parler. Se trouve-t-il en
campagne, il dit à quelqu'un qu'il le trouve
heureux d'avoir pu se dérober à la cour pen-
dant l'automne, et d'avoir passé dans ses terres
tout le temps de Fontainebleau ; il tient à d'au-
tres d'autres discours; puis, revenant à celui-ci:
Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fon-
tainebleau ; vous y avez sans doute beaucoup
chassé. Il commence ensuite un conte qu'il oublie
d'achever; il rit en lui-même, il éclate d'une chose
qui lui passe par l'esprit, il répond à sa pensée,
il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse
dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il
baille, il se croit seul. S'il se trouve à un repas,
on voit le pain se multiplier insensiblement sur
son assiette; il est vrai que ses voisins en man-
quent, aussi-bien que de couteaux et de four-
chettes, dont il ne les laisse pas jouir long-
temps. On a inventé aux tables une grande
cuiller pour la commodité du service; il la prend,
la plonge dans le plat, l'emplit, la porte à sa
bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir
répandu sur son linge et sur ses habits le po-
tage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pen-
dant tout le dîner; ou, s'il s'en souvient, et
qu'il trouve qu'on lui donne trop de vin, il en
flaque plus de la moitié au visage de celui qui
est à sa droite; il boit le reste tranquillement,

éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on
lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit
pour quelque incommodité; on lui rend visite,
il y a un cercle d'hommes et de femmes dans
sa ruelle qui l'entretiennent, et en leur présence
il soulève sa couverture et crache dans ses
draps. On le mène aux Chartreux; on lui fait
voir un cloître orné d'ouvrages, tous de la main
d'un excellent peintre; le religieux qui les lui
explique parle de saint Bruno, du chanoine et
de son aventure, en fait une longue histoire,
et la montre dans l'un de ces tableaux : Ménal-
que, qui pendant la narration est hors du cloi-
tre, et bien loin au-delà, y revient enfin, et
demande au père si c'est le chanoine ou saint
Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard
avec une jeune veuve; il lui parle de son défunt
mari, lui demande comment il est mort : cette
femme, à qui ce discours renouvelle ses dou-
leurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de re-
prendre tous les détails de la maladie de son
époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa
fièvre, qu'il se portoit bien, jusqu'à l'agonie.
Madame, lui demande Ménalque, qui l'avoit
apparemment écoutée avec attention, n'aviez-
vous que celui-là? Il s'avise un matin de faire
tout hâter dans sa cuisine; il se lève avant le
fruit, et prend congé de la compagnie on le
voit ce jour-là en tous les endroits de la ville,
hormis en celui où il a donné un rendez-vous
précis pour cette affaire qui l'a empêché de di-
ner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son
carrosse ne le fit attendre. L'entendez-vous
crier, gronder, s'emporter contre l'un de ses
domestiques? Il est étonné de ne le point voir;
où peut-il être? dit-il; que fait-il? qu'est-il de-
venu? qu'il ne se présente plus devant moi, je
le chasse dès à cette heure : le valet arrive, à
qui il demande fièrement d'où il vient; il lui
répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé,
et il lui rend un fidèle compte de sa commission.
Vous le prendriez souvent pour tout ce qu'il
n'est pas : pour un stupide, car il n'écoute point,
et il parle encore moins; pour un fou, car, ou-
tre qu'il parle tout seul, il est sujet à de certai-
nes grimaces et à des mouvements de tête invo-
lontaires; pour un homme fier et incivil, car
vous le saluez, et il passe sans vous regarder,

L'incivilité n'est pas un vice de l'ame; elle est l'effet de plusieurs vices, de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie : pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parceque c'est toujours un défaut visible et manifeste; il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit.

Dire d'un homme colère, inégal, querelleur, chagrin, pointilleux, capricieux, c'est son humeur, n'est pas l'excuser, comme on le croit, mais avouer, sans y penser, que de si grands défauts sont irremédiables.

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes; ils devroient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paroître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à être des hommes. L'on n'exige pas des ames malignes qu'elles aient de la douceur et de la souplesse: elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piége pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices; l'on desireroit de ceux qui ont un bon cœur qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants, et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir.

ou il vous regarde sans vous rendre le salut; | manquent pas de l'interroger sur les circonpour un inconsidéré, car il parle de banqueroute stances; et il leur dit : Demandez à mes gens, au milieu d'une famille où il y a cette tache; ils y étoient. d'exécution et d'échafaud devant un homme dont le père y a monté; de roture devant des roturiers qui sont riches et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d'élever auprès de soi un fils naturel, sous le nom et personnage d'un valet; et, quoiqu'il veuille le dérober à la connoissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Ha pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n'est ni présent ni attentif, dans une compagnie, à ce qui fait le sujet de la conversation: il pense et il parle tout à-la-fois; mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense; aussi ne parle-t-il guère conséquemment et avec suite: où il dit non, souvent il faut dire oui; et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non : il a, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert point, il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde tout ce que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui, vraiment : C'est vrai: Bon! Tout de bon? Oui-dà: Je pense qu'oui : Assurément : Ah ciel! et quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paroît être il appelle sérieusement son laquais monsieur; et son ami, il l'appelle la Verdure il dit votre révérence à un prince du sang, et votre altesse à un jésuite. Il entend la messe, le prêtre vient à éternuer, il lui dit : Dieu vous assiste! Il se trouve avec un magistrat; cet homme, grave par son caractère, vénérable par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un évènement, et lui demande si cela est ainsi; Ménalque lui répond: Oui, mademoiselle. Il revient une fois de la campagne; ses laquais en livrée entreprennent de le voler, et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend: arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne

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Le commun des hommes va de la colère à l'injure : quelques uns en usent autrement, ils offensent, et puis ils se fàchent; la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment.

Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire; la chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général, et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde.

Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père.

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