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CHAPITRE IX.

Des grands.

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix, et leurs manières, si général, que, s'ils s'avisoient d'être bons, cela iroit à l'idolâtrie.

Si vous êtes né vicieux, ô Théagène', je vous plains; si vous le devenez par foiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déja de pouvoir réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnoissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les prendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglements, leurs vices et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous chérissez ironie forte, mais utile, très propre à mettre vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser tel que Vous êtes.

L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une ame de joie, de prévenir d'ex

Le nom de Théagène est traduit dans les clefs par celui du grand-prieur de Vendome. Il est certain que ces mots, d'un rang et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'a les prendre d'autrui, s'appliquent assez bien à ce petit-fils légitimé d'Henri IV. Malheureusement les mots de déréglement, de rices et de folie conviennent encore mieux à la vie plus que voluptueuse que ce prince et ses familiers menoient au Temple.

trêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

On demande si, en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarqueroit pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établiroit entre elles l'égalité, ou qui feroit du moins que l'une ne seroit guère plus desirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure jusqu'à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération; ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les scrvir et à leur obéir : les grands sont entourés, salués, respectés; les petits entourent, saluent, se prosternent, et tous sont contents.

Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

Il est vieux et usé, dit un grand; il s'est crevé à me suivre qu'en faire? Un autre, plus jeune, enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parcequ'il l'a trop mérité.

Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maitre, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n'est pas goûté: expliquez-vous; est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez?

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoi quelques uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les grands sont si heureux, qu'ils n'essuient l'inconvénient pas même, dans toute leur vie, de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs ou des personnes illustres dans leur Louis XIV apprit la mort de Louvois sans en témoigner au

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genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et | guérit point: il a voulu, il veut, et il voudra

le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits foibles, dont elle prétend que ceux qui leur succèdent sont très exempts: elle assure que l'un, avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts; et ce style sert aux princes à se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle vertu. Quand je vois, d'une part, auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère, d'autre part, quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième chose.

Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux.

La règle de voir de plus grands que soi doit avoir ses restrictions: il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique.

Quelle est l'incurable maladie de Théophile? elle lui dure depuis plus de trente années: il ne

cun chagrin, quelque utilité qu'il eût tirée du zèle infatigable de ce ministre; et, s'il eût eu des regrets, ses courtisans se seroient sans doute empressés de les adoucir, en lui persuadant qu'il n'avoit pas fait une si grande perte, et qu'il l'avoit amplement réparée par le choix de son nouveau ministre. C'est à cela probablement que La Bruyère fait ici allusion.

Les clefs désignent l'abbé de Roquette, évêque d'Autun,

qui avoit effectivement la manie de vouloir gouverner les

grands. Ce qui prouve que le personnage peint ici par La Bruyère est un évéque, c'est qu'il est question des dix mille ames dont il répond à Dieu; et le trait: A peine un grand est-il débarqué, etc., s'applique parfaitement à l'évêque d'Au

tun, qui, à l'arrivée de Jacques II en France, avoit fait les plus

grands efforts pour s'insinuer dans la faveur de ce prince.

gouverner les grands; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits: est-ce en lui zèle du prochain? estce habitude? est-ce une excessive opinion de soi-même? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue; ce n'est pas au milieu d'une chambre qu'il s'arrête; il passe à une embrasure, ou au cabinet; on attend qu'il ait parlé, et long-temps, et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles; il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il prévient, il s'offre, il se fait de fête; il faut l'admettre. Ce n'est pas assez, pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille ames dont il répond à Dieu comme de la sienne propre; il en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction, dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue, de médiation, ou de manége: à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne et s'en saisit; on entend plutôt dire à Théophile qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensoit à le gouverner.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Il y a des hommes superbes que l'élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise; ils en viennent, par cette disgrace, jusqu'à rendre le salut : mais le temps, qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

Le mépris que les grands ont pour le peuple les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité; de même, les princes loués sans fin et sans relâche des grands ou des courtisans en seroient plus vains, s'ils estimoient davantage ceux qui les louent.

Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents, comme de choses dues à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si

fausses préventions: ce qu'il y a jamais eu de

mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et | dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous une règle de politique. est pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancêtres: cela ne leur peut être contesté.

Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté, du goût, du discernement? en croirai-je la prévention et la flatterie, qui publient hardiment votre mérite? elles me sont suspectes, et je les récuse. Me laisserai-je éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit, et de ce qui s'écrit; qui vous rend sec sur les louanges, et empêche qu'on ne puisse arracher de vous la moindre approbation? Je conclus de là, plus naturellement, que vous avez de la faveur, du crédit, et de grandes richesses. Quel moyen de vous définir, Téléphon? on n'approche de vous que comme du feu, et dans une certaine distance; et il faudroit vous développer, vous manier, vous confronter avec vos pareils, pour porter de vous un jugement sain et raisonnable. Votre homme de confiance, qui est dans votre familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave enfin, m'est très connu : seroitce assez pour vous bien connoître?

Il y en a de tels que, s'ils pouvoient connoître leurs subalternes et se connoître eux-mêmes, ils auroient honte de primer.

S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire? De même on s'est toujours plaint du petit nombre de personnes capables de conseiller les rois, et de les aider dans l'administration de leurs affaires. Mais s'ils naissent enfin ces hommes habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumières, sont-ils aimés, sont-ils estimés, autant qu'ils le méritent? sontils loués de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la patrie? Ils vivent, il suffit: on les censure s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent. Blâmons le peuple où il seroit ridicule de vouloir l'excuser: son chagrin et sa jalousie, régardés des grands ou des puissants comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien, et à négliger ses suffrages

Les petits se haïssent les uns les autres lorsqu'ils se nuisent réciproquement. Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté et de leur infortune; ou du moins ils leur paroissent tels.

C'est déja trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu : quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? Évitons d'avoir rien de commun avec la multitude; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent : qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes: faisons-nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César, et de Pompée, c'étoient de grands hommes; sous celui de Lucrèce, c'étoit une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier, et de Tancrède, c'étoient des paladins, et le roman n'a point de héros plus merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achille, d'Hercule, tous demi-dieux; sous ceux même de Phébus et de Diane : et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter, ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis?

Pendant que les grands négligent de rien connoître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux1, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg; des citoyens s'ins

Boileau parle ainsi des coteaux dans la satire du Repas ridicule. « Ce nom, dit-il en note, fut donné à trois grands sei

<< gneurs tenant table, qui étoient partagés sur l'estime qu'on devoit faire des vins des coteaux qui sont aux environs de < Reims. »

truisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignoient les révèrent heureux s'ils deviennent leurs gendres!

Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paroît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne sauroit faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux: l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses : là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'ame: celui-là a un bon fonds, et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? je ne balance pas, je veux être peuple.

Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paroître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paroître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui, et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir; ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil : admirables sans doute pour envelopper une dupe et rendre sot celui qui l'est déja, mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourroient tirer d'un homme d'esprit qui sauroit se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageoit pas à une fortgrande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux, dans lequel il se retranche, et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui.

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte: les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie; il s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple, seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier.

Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres mais non, les princes ressemblent aux hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité : cela est naturel.

Il semble que la première règle des compagnies, des gens en place, ou des puissants, est de donner, à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et, si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir : si c'est en faveur d'un homme de bien, il doit appréhender qu'elle ne lui échappe. Mais, comme c'est en une chose juste, il doit prévenir la sollicitation, et n'ètre vu que pour être remercié ; et, si elle est facile, il ne doit pas même la lui faire valoir : s'il la lui refuse, je les plains tous deux.

Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce sont précisément ceux de qui les autres ont besoin, de qui ils dépendent : ils ne sont jamais que sur un pied; mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agitent; semblables à ces figures de carton qui servent de montre à une fête publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroient: on n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à s'éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles.

Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition, ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte et montent leur escalier indifféremment au-dessous d'eux et de leurs maîtres: tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient!

Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même en disant d'un grand tout le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude: on ne connoît pas souvent ceux que l'on loue. La vanité ou la légèreté l'emporte quelquefois sur le ressentiment: on est mal content d'eux, et on les loue.

Un homme en place doit aimer son prince, | crois encore vous entendre ; vous voulez qu'on sa femme, ses enfants, et après eux les gens sache qu'un homme en place a de l'attention pour d'esprit : il les doit adopter; il doit s'en fournir, vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre et n'en jamais manquer. Il ne sauroit payer, je entre mille honnêtes gens de qui il détourue ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvémais de trop de familiarité et de caresses, les nient de leur rendre leur salut ou de leur sousecours et les services qu'il en tire, même sans rire. le savoir quels petits bruits ne dissipent-ils pas! quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction! ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des évènements, s'élever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étoient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseroient en douter, ou avancer des faits contraires? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir; mais je sais aussi qu'il leur arrive, en plusieurs rencontres, que laisser dire les empêche de faire. Sentir le mérite, et, quand il est une fois connu, le bien traiter: deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

Tu es grand, tu es puissant ; ce n'est pas assez fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes graces, ou de n'avoir pu les acquérir.

Vous dites d'un grand ou d'un homme en place qu'il est prévenant, officieux ; qu'il aime à faire plaisir et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su que vous preniez intérêt. Je vous entends; on va pour vous au-devant de la sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances: desiriezvous que je susse autre chose?

Quelqu'un vous dit : « Je me plains d'un tel; il est fier depuis son élévation, il me dédai◄gne, il ne me connoît plus. - Je n'ai pas pour moi, lui répondez-vous, sujet de m'en plaindre au contraire, je m'en loue fort; et il me semble même qu'il est assez civil. Je

S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand : il s'en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous.

Le prince n'a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l'on en juge par tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.

La noblesse expose sa vie pour le salut de l'état, et pour la gloire du souverain ; le magistrat décharge le prince d'une partie du soin de juger les peuples: voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes et d'une merveilleuse utilité. Les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses; et je ne sais d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivoit de même à la vérité, mais il vivoit ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avecc le

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