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qui les ont précédés ; et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues. Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est évident qu'encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux séparés des nôtres, tous deux néanmoins, joints ensemble, doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

L'éclaircissement de cette différence doit nous faire plaindre l'aveuglement de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences; et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Écriture et des Pères. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n'osent rien inventer en physique, et confondre l'insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie.

Cependant le malheur du siècle est tel, qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec obstination, et reçues avec applaudissement; au lieu que celles qu'on produit dans la physique, quoique en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu'elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu'on a pour les anciens philosophes étoit de devoir, et que celui que l'on porte aux plus anciens des Pères étoit seulement de bienséance. Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l'importance de cet abus, qui pervertit l'ordre des sciences avec tant d'injustice; et je crois qu'il y en aura peu qui ne souhaitent que nos recherches prennent un autre cours, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matières théologiques que l'on profane impunément, et qu'elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d'autres sujets d'un ordre inférieur, que toutefois on n'oseroit toucher.

Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer; et considérons que s'ils fussent demeurés dans cette retenue de n'oser rien ajouter aux connoissances

qu'ils avoient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu'ils leur offroient, ils se seroient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions.

Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avoient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acquises de la même sorte, et, à leur exemple, en faire les moyens, et non pas la fin de notre étude, et ainsi tàcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils n'ont fait ceux qui les ont précédés, et d'avoir pour eux ce respect incroyable, qu'ils n'ont mérité de nous que parcequ'ils n'en ont pas eu un parcil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage?

Les secrets de la nature sont cachés; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps les révèle d'âge en àge; et, quoique toujours égale en elle-mème, elle n'est pas toujours également connue. Les expériences qui nous en donnent l'intelligence se multiplient continuellement; et comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences se multiplient à proportion.

C'est de cette façon que l'on peut aujourd'hui prendre d'autres sentiments et de nouvelles opinions, sans mépriser les anciens et sans ingratitude envers eux, puisque les premières connoissances qu'ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres; que, dans ces avantages, nous leur sommes redevables de l'ascendant que nous avons sur eux; parceque, s'étant élevés jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut ; et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur étoit impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue; et quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvoient remarquer de la nature, ils n'en connoissoient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les

contredire et un attentat d'y ajouter, comme | cession des hommes, que dans les âges différents

s'ils n'avoient plus laissé de vérités à connoître. N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal? Les ruches des abeilles étoient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont: comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science simplement nécessaire et toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites.

Il n'en est pas ainsi de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès: car il tire avantage, non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs ; parcequ'il garde toujours dans sa mémoire les connoissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connoissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveroient ces anciens philosophes, s'ils pouvoient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connoissances qu'ils avoient, celles que leurs études auroient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, à mesure que l'univers vieillit, parceque la même chose arrive dans la suc

d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un mème homme qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés?

Ceux que nous appelons anciens étoient véritablement nouveaux en toutes choses, et formoient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connoissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avoient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du raisonnement.

Car, par exemple, n'étoient-ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie lactée, quand la foiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'art, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force? Mais ne serions-nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des avantages que nous donne la lunette d'approche, nous y avons découvert une infinité de petites étoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnoître quelle est la véritable cause de cette blancheur?

N'avoient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étoient renfermés dans la sphère du ciel de la lune, lorsque, durant le cours de tant de siècles, ils n'avoient point encore remarqué de corruptions, ni de générations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comètes s'enflammer 1, et disparoître bien loin au-delà de cette sphère?

La vraie nature des comètes étoit encore ignorée au temps de Pascal.

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Je ne parle point du premier. Je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car si l'on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner; puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on connoît, on saura si elle est exactement démontrée.

C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avoient | on la possède; le dernier, de la discerner d'avec droit de dire que la nature n'en souffroit point; le faux quand on l'examine. parceque toutes leurs expériences leur avoient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorroit et ne pouvoit le souffrir. Mais si les nouvelles expériences leur avoient été connues, peut-être auroient-ils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu sujet de nier, par la raison que le vide n'avoit point encore paru. Aussi, dans le jugement qu'ils ont fait, que la nature ne souffroit point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état où ils la connoissoient; puisque, pour le dire généralement, ce ne seroit pas assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit : car s'il restoit un seul cas à examiner, ce seul cas suffiroit pour empêcher la décision générale. En effet, dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences, et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle, que par l'énumération générale de toutes les parties et de tous les cas différents.

De même, quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connoissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connoissons point; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraires de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connoissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient dans la nature.

Ainsi, sans contredire les anciens, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disoient; et quelque face enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues, et que ce seroit ignorer la nature de s'imaginer qu'elle a commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue.

ARTICLE II.

Réflexions sur la géométrie en général.

On peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité : l'un, de la découvrir quand on la cherche; l'autre, de la démontrer quand

La géométrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues; et c'est ce qu'elle appelle analyse, et dont il seroit inutile de discourir, après tant d'excellents ouvrages qui ont été faits.

Celui de démontrer les vérités déja trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode que la géométrie y observe; car elle l'enseigne parfaitement. Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauroient jamais arriver car ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formeroit les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il étoit possible d'y arriver, consisteroit en deux choses principales: l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déja connues, c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l'ordre même que j'explique, il faut que je déclare ce que j'entends par définition.

On ne reconnoît, en géométrie, que les seules définitions que les logiciens appellent définitions de nom, c'est-à-dire que les seules impositions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus; et je ne parle que de celles-là seulement.

Leur utilité et leur usage est d'éclaircir et d'abréger le discours, en exprimant, par le seul nom qu'on impose, ce qui ne pourroit se dire qu'en plusieurs termes; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens,

s'il en a, pour n'avoir plus que celui auquel on | l'explication du véritable ordre, qui consiste, le destine uniquement. En voici un exemple.

Si l'on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d'avec ceux qui ne le sont pas, pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte: j'appelle tout nombre divisible en deux également, nombre pair.

Voilà une définition géométrique; parcequ'après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom qu'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose désignée.

D'où il paroît que les définitions sont trèslibres, et qu'elles ne sont jamais sujettes à être contredites; car il n'y a rien de plus permis que de donner à une chose qu'on a clairement désignée un nom tel qu'on voudra. Il faut seulement prendre garde qu'on n'abuse de la liberté qu'on a d'imposer des noms, en donnant le même à deux choses différentes. Ce n'est pas que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en confonde pas les conséquences, et qu'on ne les étende pas de l'une à l'autre. Mais si l'on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remède très sûr et très infaillible: c'est de substituer mentalement la définition à la place du défini, et d'avoir toujours la définition si présente, que toutes les fois qu'on parle, par exemple, de nombre pair, on entende précisément que c'est celui qui est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu'aussitôt que le discours exprime l'une, l'esprit y attache immédiatement l'autre. Car les géomètres, et tous ceux qui agissent méthodiquement, n'imposent des noms aux choses que pour abréger le discours, et non pour diminuer ou changer l'idée des choses dont ils discourent; et ils prétendent que l'esprit supplée toujours la définition entière aux termes courts, qu'ils n'emploient que pour éviter la confusion que la multitude des paroles apporte.

Rien n'éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette méthode, qu'il faut avoir toujours présente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d'équivoques.

comme je disois, à tout définir et à tout prouver.

Certainement cette méthode seroit belle, mais elle est absolument impossible: car il est évident que les premiers termes qu'on voudroit définir en supposeroient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudroit prouver en supposeroient d'autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu'on n'arriveroit jamais aux premières.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs, qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve.

D'où il paroît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli; mais il ne s'ensuit pas de là qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre.

Car il y en a un, et c'est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur, en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est moins certain. Il ne définit pas tout, et ne prouve pas tout, et c'est en cela qu'il est inférieur; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours.

Cet ordre le plus parfait entre les hommes consiste, non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d'elles-mêmes.

C'est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables, qui sont en grand nombre, parceque ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la Ces choses étant bien entendues, je reviens à | langue, que l'éclaircissement qu'on voudroit en

faire apporteroit plus d'obscurité que d'instruc- | opinions touchant l'essence du temps. Les uns tion. disent que c'est le mouvement d'une chose créée; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n'est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue à tous : ce n'est simplement que le rapport entre le nom et la chose; en sorte qu'à cette expression temps, tous portent la pensée vers le même objet: ce qui suffit pour faire que ce terme n'ait pas besoin d'être défini, quoique ensuite, en examinant ce que c'est que le temps, on vienne à différer de sentiment, après s'être mis à y penser; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l'on nomme, et non pas pour en montrer la nature.

Car il n'y a rien de plus foible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d'expliquer ce qu'on entend par le mot homme? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu'on veut désigner par ce terme? et quel avantage pensoit nous procurer Platon, en disant que c'étoit un animal à deux jambes, sans plumes? comme si l'idée que j'en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n'étoit pas plus nette et plus sûre que celle qu'il me donne par son explication inutile, et même ridicule; puisqu'un homme ne perd pas l'humanité en perdant les deux jambes, et qu'un chapon ne l'acquiert pas en perdant ses plumes.

Il y en a qui vont jusqu'à cette absurdité d'expliquer un mot par le mot même. J'en sais qui ont défini la lumière en cette sorte: La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux, comme si l'on pouvoit entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière.

On ne peut entreprendre de définir l'être sans tomber dans la même absurdité. Car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c'est, soit qu'on l'exprime ou qu'on le sous-entende. Donc pour définir l'être il faudroit dire, c'est; et ainsi employer dans la définition le mot à définir.

On voit assez de là qu'il y a des mots incapables d'être définis ; et si la nature n'avoit suppléé à ce défaut par une idée pareille qu'elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seroient confuses; au lieu qu'on en use avec la même assurance et la même certitude que s'ils étoient expliqués d'une manière parfaitement exempte d'équivoques, parceque la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l'art nous acquiert par nos explications.

Ce n'est pas que tous les hommes aient la même idée de l'essence des choses que je dis qu'il est impossible et inutile de définir; car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui pourra le definir? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu'on veut dire en parlant du temps, sans qu'on le désigne davantage? Cependant il y a bien de différentes

Il est bien permis d'appeler du nom de temps le mouvement d'une chose créée; car, comme j'ai dit tantôt, rien n'est plus libre que les définitions. Mais ensuite de cette définition, il y aura deux choses qu'on appellera du nom de temps: l'une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme; l'autre sera le mouvement d'une chose créée; car on l'appellera aussi de ce nom, suivant cette nouvelle définition.

Il faudra donc éviter les équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s'ensuivra pas de là que la chose qu'on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d'une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi-bien que de nom.

Ainsi, si l'on avance ce discours, le temps est le mouvement d'une chose créée, il faut demander ce qu'on entend par le mot de temps, c'està-dire si on lui laisse le sens ordinaire et reçu de tous, ou si on l'en dépouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d'une chose créée. Si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une définition libre, ensuite de laquelle, comme j'ai dit, il y aura deux choses qui auront ce même nom; mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu'on prétende néanmoins que ce qu'on entend par ce mot soit le mouvement d'une chose créée, on peut contredire. Ce n'est plus une définition libre, c'est une proposition qu'il faut prouver, si ce n'est qu'elle soit très évidente d'elle-même,

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