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gorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et mali- | nous, et dont on découvriroit tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisse! Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l'assurance naturelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux, et jusqu'à trois personnages divers, et que, n'osant décider eux-mêmes, ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité, ni heureusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout encore. Plus d'une fois le nom d'un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits toutà-fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modèle du courtisan hypocrite; et, à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère.

gne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme, consiste à décrire Versailles, en termes de relation, comme on feroit de quelque ville de l'Afrique ou des Indes occidentales récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir par cette heureuse fiction combien les mœurs de ce pays nous sembleroient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenoit à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France.

Depuis plus d'un siècle les éditions de La Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de La Bruyère, la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère étoit le portrait de quelque personnage connu, et l'on voulut savoir les noms des originaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention eût été de peindre telle ou telle personne en particulier; on s'obstina, et, ce qu'il ne vouloit ni ne pouvoit faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et La Bruyère, qu'elles désoloient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement, sur ce point, il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n'y avoit pas une seule clef; il y en avoit plusieurs, il y en avoit un grand nombre : c'est assez dire qu'elles n'étoient point semblables, qu'en beaucoup de points elles ne s'accordoient pas entre elles. Comme elles étoient différentes, et ne pouvoient, suivant l'expression de La Bruyère, servir à une même entrée, elles ne pouvoient pas non plus avoir été forgées et distribuées par une même main; et la main de l'auteur devoit être soupçonnée moins qu'aucune autre.

Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de La Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son Livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire : c'étoit perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circuloient manuscrites, les personnages qu'elles désignoient presque toujours faussement étoient vivants encore ou décédés depuis peu: elles étoient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux dont elles blessoient l'amour-propre ou les affections; mais plus tard, mais quand les générations intéressées eurent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques qu'en général elles sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle n'y pourroit trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l'histoire de l'avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus que obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu'à

Voyez la Préface du discours à l'Académie Françoise.

Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seroient tous aussi célèbres qu'ils sont presque tous ignorés; quand l'indécision et la contradiction même d'un certain nombre de désignations ne les feroient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y auroit encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur. On ne peut douter, il est vrai, que La Bruyère, en faisant ses portraits, n'ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d'affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle? n'est-ce pas borner le mérite, et restreindre l'utilité de son travail? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image ont été ceux d'un homme et non de l'humanité, d'un individu et non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de genre n'est plus qu'un peintre de portraits, et le moraliste n'est plus qu'un satirique 1. Quel profit y auroit-il pour les mœurs, quel avantage y auroit-il pour la gloire de Molière, à prouver que ce grand homme n'a pas voulu peindre l'avarice, mais quelque avare de son temps, dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d'Harpagon?

Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire connoître aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les mœurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célébrité, et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que La Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin de le remarquer; c'est à ce genre d'explication que nos notes se bornent.

La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en tête du petit volume intitulé Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère. Ce morceau, qui renferme une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu'ingénieuse

« J'ai peint, dit La Bruyère, d'après nature; mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés : me rendant plus difficile, je suis allé plus loin; j'ai pris un trait d'un côté, et un trait d'un autre ; et de ces divers traits, qui pouvoient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables..... › Voyez la Préface déjà citée.

du talent de La Bruyère, considéré comme écrivain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de cet académicien, si distingué par la finesse de son esprit, la politesse de ses manières et l'élégance de son langage. Nous y avons

ajouté un petit nombre de notes principalement faites pour compléter ce qui regarde la personne de La Bruyère, par quelques particularités que l'auteur a omises ou ignorées. L.-S. AUGER.

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NOTICE

SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS DE LA BRUYÈRE.

Jean de La Bruyère naquit à Dourdan' en 1639. Il venoit d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc1; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut à l'Académie reçu Françoise en 1693, et mourut en 16963. Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l'attention que le monarque donnoit aux productions du génie réfléchissoit sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir.

On ne connoît rien de la famille de La Bruyère 4, et cela est fort indifférent; mais on aimeroit à savoir quels étoient son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit dans la société; et c'est ce qu'on ignore aussi.

Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un as

D'autres ont dit, dans un village proche de Dourdan.

* M. le duc Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV: mort en 1710. Des biographes ont prétendu que l'élève de La Bruyère avoit été le duc de Bourgogne ; ils se sont trompés.

3 L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort : « Quatre jours auparavant, il étoit à Paris dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, où tout-à-coup il s'aperçut qu'il devenoit sourd, ⚫ mais absolument sourd. Il s'en retourna à Versailles, où il ⚫ avoit son logement à l'hôtel de Condé; et une apoplexie d'un ⚫ quart-d'heure l'emporta, n'étant âgé que de cinquante-deux

ans. ▾

4 On sait au moins qu'il descendoit d'un fameux ligueur du même nom, qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil.

5 On ne l'ignore pas totalement; et l'auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l'abbé d'Olivet, où il est question précisément du caractère de La Bruyère, de son genre de rie, et de son esprit dans la société.

sez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son Livre, ou qui s'y crurent désignés'; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit et une conduite sage et modeste.

« On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme << un philosophe qui ne songeoit qu'à vivre tranquille << avec des amis et des livres; faisant un bon choix << des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le <«< plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et in<< génieux à la faire naître; poli dans ses manières et «sage dans ses discours; craignant toute sorte d'am<< bition même celle de montrer de l'esprit. (Histoire de l'Académie Françoise.)

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connoissoit trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais il put aimer la société sans s'y livrer qu'il devoit être très réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentoit si bien, trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les foiblesses de l'amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

M. de Malezieux, à qui La Bruyère montra son Livre avant

de le publier, lui dit : Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.

2 On peut ajouter à ce peu de mots sur La Bruyère ce que dit de lui Boileau, dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai

1687, année même de la publication des Caractères : « Maximi

<lien m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme, et à qui il ne man« queroit rien, si la nature l'avoit fait aussi agréable qu'il a envie « de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite. » Pourquoi Boileau désigne-t-il La Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portoit pas? Étoit-ce pour faire comme La Bruyère lui-même, qui peignoit ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire ancienne? Par le Théophraste de La Bruyère, Boileau entend-il sa traduction de Théophraste, ou l'ouvrage composé par lui à l'imitation du moraliste grec? Je croirois qu'il s'agit du dernier. Boileau semble reprocher à La Bruyère d'avoir poussé un peu plus loin qu'il ne convient l'envie d'être agréable; et, suivant ce que rapporte d'Olivet, il n'avoit aucune ambition, pas même celle de montrer de l'esprit. C'est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, paroit trop constamment animé du desir de produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentit pas un peu ; je me rangerois donc volontiers à l'opinion de Boileau. Quoi qu'il en soit, ce grand poëte estimoit La Bruyère et son livre: il n'en faudroit pas d'autre preuve que ce quatrain qu'il fit pour mettre au bas de son portrait :

Tout esprit orgueilleux qui s'aime

Par mes leçons se voit guéri,

Et, dans ce livre si chéri,
Apprend à se haïr lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès | remarquable par la profondeur que par la sagacité. sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiri- Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avoit ques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne pénétré plus avant dans les principes essentiels de la peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât nature humaine; La Rochefoucauld a présenté en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont l'homme sous un rapport plus général, en rapporni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pourtant à un seul principe le ressort de toutes les actions sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le humaines; La Bruyère s'est attaché particulièrement moment où il paroit, et qu'ils ont besoin d'être aver- à observer les différences que le choc des passions tis de ses beautés par quelque passion particulière, sociales, les habitudes d'état et de profession, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais, blissent dans les mœurs et la conduite des hommes. si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme le temps y a mis le sceau : on l'a réimprimé cent de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyère a fois; on l'a traduit dans toutes les langues'; et, ce peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une bourgeois du siècle de Louis XIV. foule de copistes: car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

éta

Peut-être que sa vue n'embrassoit pas un grand horizon, et que son esprit avoit plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé: Du Souverain, ou de la République, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouverne

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivoit; mais il peignit les hommes, non en peintre de portraits, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'his-ment, il peint toujours la cour et la ville, le négotoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poëte comique : aussi a-t-on comparé La Bruyère à Molière; et ce parallèle offre des rapports frappants: mais il y a si loin de l'art | d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paroît moins

Je doute de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu'il avoit parlé de son propre ouvrage ; et l'opinion s'en établit tellement, que ses ennemis mème lui firent honneur de ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de La Bruyère nia que les Caractères eussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en est fait des traductions depuis cette discussion; mais j'aurois peine à croire qu'il s'en fût fait beaucoup pour le fond et pour la forme, les caractères sont peu traduisibles.

ciateur et le nouvelliste. On s'attendoit à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes ; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant, dans ce même chapitre, des pensées plus profondes qu'elles ne le paroissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez aujourd'hui, « dit-il, ôter à cette ville ses franchises, ses droits, << ses priviléges; mais demain ne songez pas même « à réformer ses enseignes.

« Le caractère des François demande du sérieux << dans le souverain.

<< Jeunesse du prince, source des belles fortunes.>> On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais, si elle se trouvoit démentie par quelque exemple, ce seroit l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur'.

Un grand nombre des maximes de La Bruyère paroissent aujourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière, et même triviale : c'est le sort de toutes les vérités d'un 'usage universel.

On peut croire que La Bruyère avoit plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés,

Cette phrase est une louange délicate adressée par l'auteur de cette notice à Louis XVI, qui étoit jeune encore quand le morceau parut, et qui, dès le commencement de son règne, avoit manifesté l'intention de réprimer la dilapidation des finances de l'État.

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaitement.

même populaires. On voit avec peine qu'il n'étoit | des nuances qui en changent sensiblement l'effet pas éloigné de croire un peu à la magie et au sorti- | principal. lége. « En cela, dit-il, chap. XIV, De quelques Usa« ges, il y a un parti à trouver entre les ames a crédules et les esprits forts. » Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. « Il n'est pas permis, « dit-il, de traiter quelqu'un de philosophe; ce sera « toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait « plu aux hommes d'en ordonner autrement. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode, qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudroit les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes?

En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paroissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes, et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc., dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; des rapports sensibles que l'imagination y attache; des sentiments enfin que l'ame y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé : l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connoissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beauxarts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'es-grace, avec feu, avec intérêt ; mais ces dons naturels prit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

Il ne suffit pas de connoître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même aux membres de la phrase une tournure symétrique et harmonieuse; avec cela on n'est encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élégant.

Le langage n'est que l'interprète de l'ame; et c'est dans une certaine association des sentiments et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style.

Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments et d'idées qui n'ont point de signes: aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association secrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots cheval et coursier, aimer et chèrir, bonheur et félicité, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec

sont rares ils ont des bornes et des imperfections très marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution étoit un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau : ce n'étoit pas l'instinct qui produisoit sous leur plume ces beautés, ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesse et de perfection; c'est l'effet du génie sans doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, il paroitra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénelon; ni la grace brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau : mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours qui étonnent dans La Bruyère.

Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.

Despréaux observoit, à ce qu'on dit, que La Bruyère, en évitant les transitions, s'étoit épargné ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paroît pas digne d'un si grand maitre. Il savoit trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions que La Bruyère a écrit son Livre par fragments, et par pensées détachées. Ce plan convenoit mieux à son objet; mais il s'imposoit dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'étoit dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger : on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison; voilà les matériaux de son Livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvements. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peutêtre pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.

Il seroit difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité de ton, de personnage, et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une ame très sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre par-tout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme le poète dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron, ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ces personnages, et il trouve dans son imagination échauffée tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

volontaire de son ame: mais observons les formes diverses qu'il prend tour-à-tour pour nous intéresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvoit guère se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone auroit bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continûment prolongée.

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'ame, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles.

Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété?

Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je voudrois qu'il me fût permis « de crier de toute ma force à ces hommes saints << qui ont été autrefois blessés des femmes: Ne les << dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur << salut. >>

Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, re<< tirez-vous; vous n'êtes pas assez loin.... Je suis, « dites-vous, sous l'autre tropique.... Passez sous le << pôle et dans l'autre hémisphère.... M'y voilà.... << Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la <<< terre un homme avide, insatiable, inexorable, etc.» C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule :

<< Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse « brillant, ce grand nombre de coquins qui te sui« vent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses << qu'on t'en estime davantage : on écarte tout cet << attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à « toi, qui n'es qu'un fat.

« Vous aimez, dans un combat ou pendant un « siége, à paroître en cent endroits, pour n'être << nulle part; à prévenir les ordres du général, de << peur de les suivre, et à chercher les occasions plu« tôt que de les attendre et les recevoir votre va« leur seroit-elle douteuse? >>

Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée est relevée par une image ou un rapport éloigné, qui frappe l'esprit d'une manière inattendue. « Après << l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de Ne cherchons donc dans le style de La Bruyère ni << plus rare, ce sont les diamants et les perles. » Si l'expression de son caractère, ni l'épanehement in- | La Bruyère avoit dit simplement que rien n'est plus

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