Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

<< de beaucoup souhaiter, je sens que vous êtes ca- | phe du méchant ! La voici assise aux portes de l'éter

nité; les infortunés la bénissent comme l'unique refuge où l'homme ne peut atteindre l'homme. Osez donc la bannir de ce monde! ou plutôt écoutez la nature qui vous dit: Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez de vous en avoir privés '.

:

pable de beaucoup donner. Mais parcequ'il n'est <<< pas entré dans vos plans de nous inspirer le mépris « de la mort, s'ensuit-il que la mort soit une chose « horrible, et que l'effroi qu'elle inspire soit un sen«<timent général ? Les petits enfants, que déja vous « avez attachés à la vie par le plaisir, ignorent ces Non seulement il ne la faut pas craindre, mais il << craintes douloureuses: comme les fleurs superflues la faut chérir, parceque son amour doit nous faire « de nos vergers, poussées par un doux zéphyr, vivre heureusement. Aimer la mort, c'est s'ôter la « tombent doucement sur le gazon, de même nos moitié des peines de la vie ; c'est s'ouvrir une per<«< enfants, ces tendres fleurs du genre humain, tom- spective qui rend le malheur supportable et la vertu « bent chaque jour entre les bras de la mort. S'il est facile. J'ai perdu ma fortune irai-je regretter ce <«< des craintes dans un autre âge, elles ne viennent qu'il faut quitter si tôt et si certainement? J'ai perdu « pas tant de notre amour pour la vie, que de nos un ami : lui envierai-je le bonheur d'être arrivé plus <«< criminelles défiances envers vous qui nous l'avez tôt que moi au terme de mes desirs? Suis-je comme « donnée; et cependant rien ne nous annonce que Epictète accablé sous le poids de la misère et des in« que vous soyez cruel! Toutes vos œuvres sont des firmités, j'entrevois l'heure sacrée du repos qui « bienfaits, partout je vois votre justice, partout la m'apprend que je suis aimé des dieux! Enfin, les << nature m'avertit de votre bonté. La grandeur de satellites d'un tyran me demandeut-ils une action « mon intelligence devroit seule m'effrayer, car elle infâme, je leur réponds comme les Lacédémoniens « m'unit à vous ! et mon ame embrasse à la fois à Antipater : Si tu nous commandes choses plus griè« l'immensité et l'éternité, puisqu'elle vous connoît. ves que la mort, nous en mourrons tant plus facile« Oui, tout nous dit que vous êtes, et que vous êtes ment! La vie est une épreuve imposée au genre hu« bon; cette joie de faire le bien qui nous élève à main; c'est l'apprentissage d'un état plus digne de « vous, cette inquiétude de l'immortalité, ces am- nous bonne, je la quitte sans peine, ainsi qu'une «bitions sans bornes, ce souci du plaisir d'aimer, tâche agréable finie avec le jour; mauvaise, je la « notre ivresse, nos ravissements, nos douleurs, supporte parceque la mort m'encourage et me ras« tout nous dit que l'homme n'est lui-même qu'un sure. Que fait d'ailleurs sa brièveté ? la plus longue « dieu exilé. vie, dit Plutarque, n'est pas la meilleure, mais bien la plus vertueuse. On ne loue pas celui qui a le plus longuement harangué ou gouverné, mais celui qui l'a bien fait3. La mort est donc un bien qui ne me sauroit manquer; je marche à elle joyeusement ! heureux si je pouvois hâter son secours pai quelque action vertueuse! Mourir pour la patrie, pour l'humanité, c'est låter notre récompense : et qui ne s'écrie alors avec Epaminondas: Embrassons la mort sacrée, non comme une nécessité, mais comme le plus grand des biens!

<< La plainte est donc une ingratitude, et le plus « horrible des blasphèmes est de dire la mort est un « mal. Quoi ! nous ne recevons la vie que pour aller « à la mort, et la mort seroit un mal? Il y auroit un << supplice inévitable avant qu'il y eût un crime «< commis? L'horreur de cette assertion, ô mon « Dieu! en prouve la fausseté; car il s'ensuivroit « que tant d'êtres innocents étant condamnés, vous « cesseriez d'être juste, d'être bon! vous cesseriez « d'être Dieu, votre essence étant la bonté et la jusa tice. Ah! sans doute il en coûteroit moins alors de a rejeter votre existence, que de supposer celle d'un « tyran. »

Ainsi, la crainte de la mort conduit les esprits élevés à l'athéisme, comme elle conduit les esprits vulgaires à la superstition : d'où je conclus qu'un pareil sentiment ne peut être qu'un mensonge, parcequ'il ne peut produire que du mal.

Mais la mort, loin d'être la plus épouvantable des choses, est le plus grand des biens. Considérée dans l'ensemble de la création, elle est, comme dit Montaigne, une des pièces de l'ordre de l'univers. Elle devoit y régner, puisque la douleur y règne ! elle devoit y régner, puisque le crime y règne! elle devoit y régner pour terminer les maux du juste et le triom

Mais, dites-vous, un laquais sait aussi braver la mort! Insensé ! qui ne distinguez pas la fureur de la vertu! Un laquais criminel est mort en dansant, et vous opposez au courage, à la résignation des plus grands hommes, la bassesse d'un misérable qui connoissoit si peu le prix de la vie, qu'il a donné, et sa vie et son ame pour un crime! Croyez-vous que s'il avoit compris, je ne dis pas comme Fénelon, mais comme le dernier des chrétiens, que la mort est un bienfait, il s'y seroit préparé par des actions infâmes? Ceux qui connoissent la mort ne la méprisent pas, l'aiment; et c'est le défaut de lumière qui empêche

Essais, livre I, chap. 19.

2 PLUTARQUE, Apophth. des Lacédémoniens.
3 Consolations à Apollonius, §. 35.

ils

242 EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD.

de sentir non la grandeur d'un tel mal, mais l'im- | J'ai donc préféré combattre l'auteur des Maximes à mensité d'un tel bien.

Ainsi, l'auteur débute par soutenir qu'on ne peut avoir du courage contre la mort; et il termine en cherchant à déshonorer, par un rapprochement avilissant, les païens mêmes qui ont eu ce courage.

armes égales, d'autant que dès l'entrée de la carrière il s'étoit refusé à toute autre lutte, en s'exprimant ainsi : « J'entends parler de ce mépris de la mort que << les païens se vantent de tirer de leur propre force, « sans l'espérance d'une meilleure vie! » Comme si Epictète, Marc-Aurèle, Socrate et tant d'autres, étoient morts sans espérance! Je le demande, l'erreur d'un système n'est-elle pas démontrée lorsque son auteur, pour lui donner un air de vraisemblance, est obligé de raisonner dans la supposition que tout meurt avec nous ?

Une religion qui n'enseigne que l'amour auroit pu me fournir contre mon adversaire des armes invincibles. Mais devois-je en faire usage pour renverser un prétendu Traité de morale où le NOM DE DIEU NE SE TROUVE PAS UNE SEULE FOIS! Qu'on ne s'étonne donc plus des erreurs de La Rochefoucauld. C'est une vérité que le monde entier révèle, que Mais force étoit à lui de partir d'un faux principe nous ne pouvons, sans nous égarer, oublier un mo- pour n'être pas renversé par sa propre conviction ment la plus haute de nos pensées: CELLE DE DIEU! | avant même d'avoir combattu.

FIN DE L'EXAMEN CRITIQUE.

LES CARACTÈRES

DE LA BRUYÈRE,

SUIVIS

DES CARACTÈRES

DE THEOPHRASTE,

TRADUITS DU GREC PAR LE MÈME.

LES CARACTÈRES

OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE.

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non lædere; consulere moribus hominum, non officere. ERASM.

AVERTISSEMENT.

C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement. L'ignorance, l'étourderie, ou le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte, que l'on répète avec une désolante fidélité. On fait plus: on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles, et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Que falloit-il faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée on avouée par l'auteur, et la reproduire avec exactitude. C'est ce que nous avons fait pour les Caractères de La Bruyère'. Nous ne voulons pas nous prévaloir d'un soin si facile et si peu méritoire; mais nous devons justifier, par quelques exemples, la sévérité avec laquelle nous venons de parler de ceux qui l'ont négligé.

La Bruyère, écrivain original et hardi, s'est souvent permis des expressions qu'un usage universel n'avoit pas encore consacrées; mais il a eu la prudente attention de les souligner: c'étoit avertir le lecteur de ses témérités, et s'en justifier par-là même. L'aversion des nouveaux typographes pour les lettres italiques les a portés à imprimer ces mêmes mots en caractères ordinaires. Ce changement, qui semble étre sans conséquence, fait disparoître chaque fois la trace d'un fait qui n'est pas sans utilité pour l'histoire de notre langue; il nous empêche de connoître à quelle époque tel mot, employé aujourd'hui sans scrupule, n'étoit encore qu'un néologisme plus ou moins audacieux. Nous avons rétabli par-tout les caractères italiques 2.

[ocr errors]

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l'on doit reconnoître, non pas un individu, mais une espèce. Quelquefois il particularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins délicate, ou la louange plus directe, il use de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur; il jette, sur son expression plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avoit omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi quand La Bruyère dit : « Quel besoin a Trophime d'être cardinal? » bien sûr que ni son siècle, ni la postérité, ne pourront hésiter à reconnoître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'auroit pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Benigne; et, comme si ce n'étoit pas assez clair encore, ils écrivent au bas de la page: « Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. »

Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire, en élucidant un auteur qui croyoit être assez clair, ou qui ne vouloit pas l'être davantage. Dans le chapitre De la cour, La Bruyère fait une description qui commence par ces mots : << On parle d'une région, etc., » et qui se termine ainsi : « Les gens du pays le nomment ***; il est à quelques qua<< rante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze << cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allé

La huitième et dernière édition publiée par l'auteur, en a voulu que certains noms fussent imprimés avec des capitales. 1694, est celle qui m'a servi de copie. (LEFÈVRE.)

» Et même les petites capitales. Il est certain que La Bruyère

Voyez ci-après la Préface de son discours à l'Académie Françoise. (LEP....)

« PreviousContinue »