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CCLXIII.

Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

L'action de celui qui donne étant celle d'un égoïste, les sentiments de celui qui reçoit seront ceux d'un ingrat. Que penseriez-vous d'un malheureux dont une main généreuse viendroit soulager la misère, et qui remercieroit son bienfaiteur en lui disant : « Votre libéralité n'est que de la vanité, que vous aimez mieux que ce que vous me donnez?» Est-ce donc là ce que votre philosophie peut nous apprendre? Certes, on ne sauroit trop le répéter, une Maxime qui pourroit détruire le repos du genre humain ne peut être qu'une Maxime fausse. Ici, vous tuez la reconnoissance dans l'ame du malheureux; plus loin vous tuerez la pitié dans l'ame du bienfaiteur. Vous ôtez à la créature la plus foible les deux seuls refuges de sa misère, la pitié et la bienfaisance. Je ne dis rien de la religion, vous n'en parlez pas; et pour remplacer ces biens inestimables, je ne vois dans votre livre que le mépris de nous-mêmes, la crainte de la mort, la haine des hommes, et l'oubli de Dieu !

Ainsi plus on avance dans l'étude de ce Livre, et plus on est tenté de lui appliquer ces paroles de Montaigne : «< De tant d'ames et effets qu'il juge, « de tant de mouvements et de conseils, il n'en rap<< porte jamais un seul à la vertu, à la religion, à la << conscience : comme si ces parties-là étoient du tout « esteintes au monde, et de toutes les actions pour « belles par apparence qu'elles soient d'elles-mesmes, << il en rejette la cause à quelque occasion vicieuse, « ou à quelque profit. Il est impossible d'imaginer « que parmi cet infini nombre d'actions de quoi il « juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la « voie de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi « les hommes si universellement que quelqu'un n'é« chappe à la contagion. Cela me fait craindre qu'il « y ait un peu de vice de son goût ; et peut estre ada venu qu'il ait estimé un autre selon soi1. »

CCLXIV.

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui ; c'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions; et ces services que nous leur rendons, sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

En nous livrant à la douleur, Dieu nous donna la pitié; la pitié si dédaignée des gens heureux et qui est un baume salutaire pour les infortunés. Ce sen'Essais, livre u, chap. 10.

timent est un des liens de la société, car il unit le fort au foible, le premier au dernier, et cela par un mouvement naturel que la bienfaisance suit aussitôt. La Rochefoucauld veut y trouver une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber; il se trompe, nous n'avons pas la crainte de redevenir enfant; cependant c'est l'âge qui inspire les plus vifs sentiments de pitié. L'aspect d'un homme souffrant nous touche, mais nous courons vers l'enfant dont les cris nous appellent. Des peuples barbares contempleront avec une stupide indifférence l'incendie d'un palais, ou la ruine d'un empire; mais jamais ils ne verront sans être émus, des enfants au bas âge suivre tout éplorés le corps de leur mère au tombeau. Tant qu'il y aura des hommes, la pitié restera sur la terre, parceque tant qu'il y aura des hommes, y aura des malheureux.

il

Qu'on ne s'étonne point au reste de l'erreur de

La Rochefoucauld; on peut dire ici sans le calomnier qu'il a écrit selon son cœur, puisque dans le portrait qu'il trace de lui-même, il ne craint pas de s'exprimer ainsi sur la pitié : « On peut témoigner << beaucoup de compassion, car les malheureux sont << si sots, que cela leur fait le plus grand bien du <«< monde ; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter « d'en témoigner et se garder soigneusement d'en << avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au<< dedans d'une ame bien faite, qui ne sert qu'à « affoiblir le cœur et qu'on doit laisser au peuple, etc.»> Cet aveu est non seulement la plus grande injure qu'un homme puisse se faire à lui-même, c'est encore une réfutation complète de tout ce que l'auteur a écrit de la pitié. Comment auroit-il apprécié un sentiment qu'il regardoit comme une foiblesse, et dont il se défendoit comme d'un vice? Mais ne l'accusons ni d'ignorance, ni d'insensibilité; cherchons plutôt à pénétrer le secret de sa pensée, et nous apprendrons pourquoi il a jeté tant de mépris sur la pitié. Tout se lie dans ce système où tout semble dispersé sans ordre, et la Maxime qu'on vient de lire est la conséquence du livre entier. La pitié est un sentiment naturel qui tend à modérer dans chacun l'activité de l'amour de soi '. Elle ne réfléchit pas, elle agit; par ses inspirations le bien est fait avant qu'on sache que c'est le bien, et quelquefois contre notre intérêt. C'est une loi de la nature qui prouve notre misère, car elle ne pouvoit être donnée qu'à des ètres destinés au malheur; mais aussi c'est un sentiment généreux qui prouve notre excellence, qui croient n'être guidés que par l'égoïsme. On voit car il inspire des actions vertueuses à ceux mêmes maintenant comment la pitié détruit le système de

1 ROUSSEAU, Discours sur l'origine de l'inégalité, etc.,

p. 101.

La Rochefoucauld, qui s'est vu forcé de la nier ou de renoncer à son livre. Nous disons qu'il nie la pitié, car donner un motif intéressé à un sentiment qui précède toute réflexion, c'est nier le sentiment; et nier le sentiment, c'est nier l'action qui en est la suite: ce qui est absurde. Veut-on dire seulement que la première émotion affoiblie, il se fait un retour sur nous-mêmes, cela est possible; mais ce retour intéressé qui peut combattre la pitié ne doit pas être confondu avec elle. La pitié est pure, sublime, naturelle : c'est la marque de l'humanité! par elle les êtres les plus dépravés exercent encore des vertus involontaires, et sans doute elle nous a été donnée afin que les méchants mêmes ne pussent passer sur la terre sans avoir senti qu'ils sont hommes !

CCLXXI.

CCLXXV.

Le bon naturel, qui se vante d'être si sensible, est souvent étouffé par le moindre intérêt.

Le bon naturel a plus de force que ne lui en suppose l'auteur des Maximes. Voyez tout ce qu'il inspire à l'enfance et à la jeunesse ! que de nobles actions, que de sublimes sentiments il fait jaillir de notre ame, avant que nous sachions que ce sont des vertus ! Il dure vingt ans, trente ans; il pourroit durer toujours; l'éducation, le monde, l'exemple, la corruption générale, les récompenses accordées au vice, le ridicule jeté sur la vertu, tout travaille à le détruire, et cependant il résiste encore; il faut pour l'étouffer les efforts de la société entière. Lorsque vous dites que le plus foible intérêt peut remporter une aussi grande victoire, c'est que vous ne demandez rien au passé. La dernière goutte ne vide

La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de la pas le verre, elle achève de le vider; un petit in

raison.

Fénelon a marqué d'une manière admirable, dans le quatrième Livre de Télémaque, ce temps d'ivresse que La Rochefoucauld appelle la fièvre de la raison. Vénus apparoît en songe au fils d'Ulysse : « Jeune « Grec, lui dit-elle, tu vas entrer dans mon empire.» Télémaque est au printemps de la vie, et il touche aux rives charmantes de l'ile consacrée à la déesse. Dans la description de ces lieux, l'auteur semble vouloir épuiser toutes les séductions de l'amour; en l'écoutant, on sent fondre son ame, elle se perd dans un torrent de délices, et de tous côtés la volupté l'effleure comme le souffle d'un vent gracieux : «< O malheureuse jeunesse! s'écrie Télémaque, ô « dieux qui vous jouez cruellement des hommes, <«< pourquoi les faites-vous passer par cet age qui est « un temps de folie et de fièvre ardente!» D'abord on est tenté de dire comme lui, mais bientôt on comprend que les jours d'épreuve sont nécessaires pour nous apprendre le prix de la sagesse. Les amertumes de la volupté révèlent à Télémaque les délices de la vertu; de la vertu qu'on ne peut voir sans ravissement, et que Fénelon ne présente pas comme un devoir, mais comme un moyen de bonheur. A son doux aspect, le fils d'Ulysse, qui vouloit mourir pour fuir l'esclavage, demande l'esclavage comme une faveur pour fuir le vice. Les maux de la fortune ne lui semblent plus que des peines légères, car il a compris que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes '. Quel chef-d'œuvre que ce quatrième Livre! c'est un hymne à la vertu; c'est avec le Livre VII et le Livre XXIV, tout ce qu'il a été donné aux hommes d'écrire de divin.

Maxime 185.

térêt ne tue pas le bon naturel, il achève de le tuer. Chose digne de remarque ! la société même reconnoit cette force, car si elle ne la reconnoissoit pas, oseroit-elle flétrir ceux qui tombent dans la bassesse et le crime? Les parents qui se méconnoissent, les frères que l'intérêt divise, les enfants qui poursuivent leurs pères, les pères qui haïssent leurs enfants, tous sont livrés au mépris ou à l'exécration publique. La société semble leur dire: Vous aviez assez de force pour me résister, et j'ai le droit de punir votre foiblesse. Après cette vengeance de la société, il y a

celle de la conscience et celle de Dieu.

Terminons en faisant observer que l'auteur cherche à affoiblir l'effet du bon naturel par les mêmes motifs qui l'ont porté à flétrir la pitié. Une fois la pitié et le bon naturel chassés de notre cœur, il ne reste plus qu'un être méchant : l'homme de La Rochefoucauld. (Voyez la note de la Maxime 274.)

CCLXXXV.

La magnanimité est assez définie par son nom; néanmoins on

pourroit dire que c'est le bon sens de l'orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges.

On dit d'un prince qui a de la grandeur, de l'élévation naturelle, qu'il est magnanime. Appeler ces heureuses dispositions le bon sens de l'orgueil, c'est montrer jusqu'à l'évidence la vanité d'un système qui, ne pouvant anéantir toutes les vertus, recourt à de si misérables subtilités pour empoisonner leur

source.

Cette pensée est encore une preuve que l'auteur n'a voulu juger que la cour et les hommes de cour, car la magnanimité est une vertu de prince comme la clémence : c'est pour eux seuls que ces mots exis

tent. Dans le monde vulgaire, ces vertus prennent le nom de bonté et de générosité.

CCXCI.

Le mérite des hommes a sa saison aussi-bien que les fruits.

:

la

Répétition de la Maxime 214. Cette pensée ne doit être appliquée qu'à une certaine fleur de réputation qui dure chez les hommes à peu près autant que beauté chez les femmes. Quant au vrai mérite, il est inaltérable; le temps, loin de le détruire, en augmente l'éclat je n'en veux d'autre exemple que la vie entière de ces héros, de ces ministres, de ces magistrats, éternel honneur de la patrie Sully, Bayard, L'Hospital, et vous aussi, grand Condé, illustre Turenne, vous dont La Rochefoucauld fut assez malheureux pour méconnoître la gloire, et qu'une aveugle passion voulut peut-être désigner

dans cette Maxime.

CCXCIII.

:

La modération ne peut avoir le mérite de combattre l'ambition et de la soumettre; elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la paresse de l'ame, comme l'ambition en est l'activité et l'ardeur.

La modération des hommes qui, suivant l'expression de La Rochefoucauld, n'ont pas la force d'étre méchants, est paresse et non vertu. Mais la moderation de Marc-Aurèle et de saint Louis, celle de Scipion et de Bayard, est force d'ame et non langueur. La modération des grands hommes, dit Vauvenargues, ne borne que leurs vices. Or, l'ambition est toujours un vice lorsqu'elle n'est pas un crime: la modération peut donc combattre l'ambition et la soumettre, elle peut aussi la servir; mais alors elle n'est plus qu'un effet de la politique: tel fut le pardon d'Auguste. Au reste, il est utile de remarquer que l'auteur ne veut peut-être détruire la modération que parcequ'il a déja tenté de détruire la clé mence qui en est la suite naturelle. Mais il n'est pas toujours d'accord avec lui-même, et l'on s'étonne, par exemple, de le voir nier ici ce qu'il avoue quelques lignes plus loin, lorsqu'il dit : « On a fait une vertu de la modération pour borner l'ambition des grands hommes » (Maxime 308). Or, je le demande, comment la modération pourra-t-elle borner l'ambition, si, comme vous le dites ici, elles ne se trouvent jamais ensemble ? J'ajoute que votre définition conduit à un résultat absurde. Si la modération est la paresse de l'ame, si l'ambition en est l'activité, il faut en conclure que le repos de l'ame est une vertu, et que son action est un vice ou un crime. Voilà cependant ce que vous avez dit, et ce que peut-être vous n'avez pas cru dire.

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Il arrive quelquefois des accidents dans la vie, d'où il faut être un peu fou pour se bien tirer.

Cette pensée rappelle peut-être les aventures du marquis de Pomenars, sa gaîté, ses folies et ses procès criminels, où il ne s'agissoit de rien moins que sieurs traits de cet homme singulier: tantôt elle le de sa vie. Madame de Sévigné nous a conservé plupeint sollicitant ses juges avec une longue barbe, sous prétexte qu'il n'étoit pas assez fou pour prendre soin d'une tête que le roi lui disputoit; tantôt elle le montre chez M. de La Rochefoucauld, le nez dans son manteau, et caché parmi les laquais, pour entendre une lecture du grand Corneille, attendu, dit-elle, que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu'il y fasse. « L'autre jour «< (dit-elle encore à sa fille), Pomenars passa par <«< ici; il venoit de Laval, où il trouva une grande as« semblée de peuple. Il demanda ce que c'étoit : <«< C'est, lui dit-on, que l'on pend en effigie un gen« tilhomme qui a enlevé la fille de M. le comte de « Créance. Cet homme-là, c'étoit lui-même. Il ap<< procha et trouva que le peintre l'avoit mal ha« billé; il s'en plaignit, puis il alla souper et cou<< cher chez le juge qui l'avoit condamné. Le lende<«< main il vint ici se pâmant de rire; il en partit «< cependant de grand matin. » Pomenars ayant été poursuivi pour crime de fausse monnoie, gagna son de son arrêt en fausses pièces. Quoi qu'il en soit, ses procès et fut ensuite accusé d'avoir payé les épices aventures se terminèrent assez heureusement; et sans doute on peut dire, avec La Rochefoucauld, qu'il falloit être un peu fou pour s'en bien tirer.

CCCXII.

Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s'ennuient

point d'être ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-mêmes.

Parler de soi est un plaisir dont le charme dure peu. L'égoïsme et l'amour-propre font une pauvre conversation; ce n'est pas au moins celle de l'amour. Les amants se plaisent ensemble, non parcequ'ils parlent d'eux, mais parcequ'ils s'aiment.

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Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d'être fait, la coquetterie devient inutile et s'évanouit. méprisés.

On pourroit dire avec autant de vérité : Le comble de la bassesse est de ne plus craindre le mépris.

CCCXXIII.

Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la fortune que nos biens.

Est-ce donc que la volonté de l'homme dépend de la fortune? Non, il peut commander ou obéir; qu'il fasse un choix, il lui est loisible. (Voyez la note de la Maxime 5.)

CCCXXVI.

Le ridicule déshonore plus que le déshonneur.

Grace au Ciel ce qui déshonore, c'est le vice! Pour être vrai il falloit dire: Le ridicule est plus nuisible que le déshonneur. Et cela ne vient pas d'une corruption générale, mais de ce que le ridicule qui s'ignore se présente hardiment et de front; tandis que le vice qui se connoît cache son déshonneur sous des marques d'honneur ou sous le masque de l'hypocrisie.

Cette observation est si vraie, que l'auteur l'a répétée deux fois dans les Maximes 349 et 576, qui peuvent servir de réfutation à celle-ci.

CCCXXXVI.

Il y a une certaine sorte d'amour dont l'excès empêche la jalousie.

Cette pensée est la suite naturelle de celle-ci : Il y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour. (Maxime 324.)

CCCXXXVIII.

Lorsque notre haine est trop vive, elle nous met au-dessous de ceux que nous haïssons.

Elle produit toujours cet effet; le degré n'y fait rien. La haine de l'homme ne doit jamais entrer dans le cœur de l'homme. Il faut avoir de la compassion pour les méchants et ne haïr que leurs vices. « Garde<< toi, dit Marc-Aurèle, de ressentir pour ceux mêmes « qui sont inhumains, autant d'indifférence que le « vulgaire en éprouve pour le vulgaire. >> Remarquez que cette douce pitié que nous recommande MarcAurèle est dans notre intérêt comme toutes les vertus, car elle remplit l'ame d'un sentiment de bienveillance et d'amour, tandis que la haine est un effort douloureux pour le méchant lui-même; elle Cette maxime est reproduite avec quelques modi- met en nous la peine du mal que nous voulons à fications sous les numéros 583 et 442.

CCCXXVII.

Nous n'avouons de petits défauts que pour persuader que nous n'en avons pas de grands.

autrui.

CCCXXXIX. Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu'à proportion de notre amour-propre.

réfuté ces imputations déshonorantes dans la note de la Maxime 44, et nous offrons la même réponse aux mêmes erreurs.

CCCXLVIII.

Quand on aime, on doute souvent de ce que l'on croit le plus.

Vous vous en rapportez plus à vos yeux qu'à moi, disoit une femme à son amant; vous ne m'aimez donc plus ?

CCCLVI.

Nous ne louons d'ordinaire de bon cœur que ceux qui nous admirent.

L'amour-propre, l'amour de soi, l'orgueil, la vanité, que l'auteur des Maximes confond sans cesse, peuvent augmenter ou diminuer les biens factices qu'ils nous donnent, mais leur pouvoir ne va pas plus loin; et, par exemple, je voudrois que le duc de La Rochefoucauld pût me dire quel secours il tiroit de l'amour-propre pour adoucir les tortures de la goutte, et comment cette passion vint à son aide lorsqu'en 1672 il apprit en un même jour qu'un de ses fils étoit mort au passage du Rhin, un autre blessé, et que la cour pleuroit la perte du jeune duc de Longueville qu'il chérissoit comme ses propres enfants. Madame de Sévigné, témoin de ce désastre, écrit à sa fille : « J'ai vu son cœur à découvert dans « cette cruelle aventure: il est au premier rang de « ce que j'ai jamais vu de courage, de mérite, de < tendresse et de raison; je compte pour rien son « esprit et son agrément. » Et en effet, que peuvent l'esprit et l'agrément où il ne faut que du courage et de la résignation? Combien madame de Sévigné, dans ces quatre lignes, nous fait regretter que La Rochefoucauld ait si souvent fait usage de cet esprit, de cet agrément qu'elle compte pour rien, et qu'il ait presque toujours craint d'exprimer les sentiments de ce cœur généreux dont elle admiroit la résigna- infidélités qu'on nous fait, que par les plus grandes qu'on fait

tion !

CCCXLII.

L'auteur a pris la peine de retourner plusieurs fois cette Maxime qui manque de justesse. La louange est quelquefois, comme il l'observe, un retour sur nous-même, une flatterie habile, un blâme perfide ou empoisonné'; mais elle est aussi l'expression d'un plaisir. On loue la grace d'un jeune enfant, la valeur d'un général; on loue jusques aux talents d'un mais les plaisirs qu'elles nous donnent, et ne pas acteur; toutes personnes qui peuvent ignorer à japayer nos louanges de leur admiration. ( Voyez la

note de la Maxime 145.)

CCCLX.

On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres

aux autres.

Ainsi La Rochefoucauld trouvoit tout naturel que, pour favoriser son ambition et son amour, la belle

L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans madame de Longueville eût oublié ce qu'elle devoit

le cœur comme dans le langage.

Cette vieille observation, qui surprend ici par son tour, est un trait de satire contre Mazarin, qui, devenu maître de la France, resta toujours Italien par l'esprit, par l'accent et par le cœur.

CCCXLIII.

Pour être un grand homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune.

Peut-être cette pensée seroit-elle plus vraie en la tournant ainsi : Pour être un grand homme, il faut savoir se placer au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune.

CCCXLVI.

Il ne peut y avoir de règle dans l'esprit ni dans le cœur des femmes, si le tempérament n'en est d'accord.

Il y a quelque chose de supérieur au tempérament, c'est la volonté faites seulement qu'elle soit vertueuse, vous en êtes le maître. Nous avons déja

à son mari, à sa souveraine, à sa patrie, à ellemême; et il ne put lui pardonner l'inclination qu'il crut reconnoître en elle pour le duc de Nemours. Devenu l'ennemi de celle qu'il avoit aimée, il passa si rapidement de la reconnoissance à l'ingratitude, que plus tard tout le monde put le reconnoître dans cette autre Maxime de son Livre: « Plus on aime « une maîtresse, plus on est près de la hair2. » Enfin, la haine lui inspira des offenses qui auroient pu le déshonorer, s'il eût eu moins de trouble, et que sans doute il ne se pardonna jamais. << Si l'on juge de <«<l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble <«< plus à la haine qu'à l'amitié. » C'est encore une de ses Maximes3 dont on peut trouver le commentaire dans sa propre conduite. Au reste, ses mauvais procédés eurent un résultat auquel il étoit loin de s'attendre madame de Longueville en éprouva toute l'amertume, mais ils lui firent sentir la honte

:

Voyez les Maximes 143, 144, 145, 146.

2 Maxime 144.

3 Maxime 72.

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