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de la conscience. Elle nait avec nous: c'est le sentiment le plus énergique de la jeunesse, et celui qu'il est le plus facile de blesser. Il lui est aussi naturel que l'amour; mais à mesure que nous avançons dans la vie, il cesse d'être une inspiration et devient une vertu. C'est ainsi qu'il s'échappe de notre ame, d'abord sans aucun retour sur nousmêmes, ensuite avec la crainte de souffrir l'injustice qui n'est que le fruit de l'expérience. Il faut donc se garder de confondre le mouvement de la nature avec le mouvement de la réflexion. L'une produit les actions généreuses, l'autre produit la loi qui empêche les actions injustes. Dans le premier, je vois l'homme œuvre de Dieu; dans le second, je vois l'homme œuvre de la société, et ce sont ces nuances délicates que l'ouvrage de La Rochefoucauld tend toujours à nous faire oublier.

Le règne de saint Louis, de ce bon roi droicturier, comme l'appeloit son peuple, offre les exemples les plus sublimes de cet amour de la justice, qui n'est que l'inspiration du cœur. La volonté d'être juste en fit un grand roi; elle ne l'abandonna pas même au lit de la mort, et il voulut la léguer à son fils dans ces paroles, qu'il est impossible de lire sans reconnoissance et sans admiration : «< Cher fils, s'il

« advient qu'il y ait aucune querelle d'aucun pau« vre contre aucun riche, soustiens plus le pauvre « que le riche, jusques à tant que tu en saches la « vérité, et quand tu entendras la vérité, fais le a droit. Et s'il advient que tu ayes querelle en contre « aucun autrui, soutiens la querelle de l'étranger << devant ton conseil, et ne fais pas semblant d'ai« mer trop la querelle jusqu'à ce que tu cognoisses << la vérité. Et si tu entends dire que tu tiennes rien « à tort, tantôt le rends, combien que la chose soit « grand. Et combien oncques que tu oies dire que « tes ancesseurs aient rendu, mets-toi toujours en a peine savoir si rien y a encore à rendre'. »

LXXXI.

Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nons, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir, quand nous

préférons nos amis à nous-mêmes; c'est néanmoins par cette préférence seule que l'amitié peut être vraie et parfaite.

Ici l'auteur change de système, et l'amour de soi prend la place de l'égoïsme et de la vanité. Nous avons déja remarqué cette confusion de principes en établissant que l'amour de soi peut entrer dans les actions vertueuses. Mais quel est le but de cette maxime? La Rochefoucauld pensoit-il avilir l'amitié? L'erreur seroit étrange; dire que nous ne faisons que suivre notre plaisir, lorsque nous préférons

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nos amis à nous-mêmes, c'est donner à l'amitié le caractère de la plus haute vertu. Que le mot plaisir soit employé à dessein de rabaisser le sentiment qu'il exprime, qu'importe, puisque le sentiment existe et qu'on ne peut le nier? L'oubli de nos intérêts, celui de notre vie en faveur d'un ami sera donc, si l'on veut, un plaisir, mais ce sera un plaisir héroïque, tel que les plus belles ames s'honoreront de l'éprouver. Cette maxime nous paroît en opposition avec les idées habituelles de l'auteur, et c'est une chose singulière que, dans un livre si court, il lui soit échappé plusieurs aveux qui détruisent son système. Mais il ne tardera pas à se repentir de celui-ci, et à calomnier ce qu'il vient de consacrer involontairement. Nous allons le voir nier froidement l'amitié et l'amour, et s'efforcer de nous isoler; ce qui n'auroit d'autre résultat que de nous rendre méchants, car celui qui est bon a encore besoin de l'amour et de l'amitié pour rester bon.

LXXXII.

La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un desir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais évènement.

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Ainsi se termina cette fameuse guerre de la Fronde, qui, après avoir trompé et lassé tous ses partisans, les laissa dans une éternelle disgrace'. Le duc de La Rochefoucauld, qui s'étoit jeté dans cette guerre par intérêt, souhaita la paix dès que des blessures graves et ses maisons rasées lui eurent appris à craindre de plus tristes évènements. D'un autre côté, la reine, qui s'étoit montrée ingrate envers des amis trop ambitieux, ne cessoit d'éprouver l'amertume de leur ressentiment. « Je voudrois, soit-elle, je voudrois qu'il fût toujours nuit, parcehissent 3. >> Dès-lors la paix devint plus facile entre que dans le jour je ne vois que des gens qui me trales deux partis également fatigués. On peut donc, en appliquant à cette époque la pensée de La Rochefoucauld, dire que la cour et les Frondeurs ne se réconcilièrent que par lassitude de la guerre, par crainte de quelques mauvais évènements, et avec le desir de rendre leur condition meilleure. C'est ainsi qu'en suivant chaque maxime, on pourroit en trouver la lumière dans l'histoire du temps.

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LXXXVII.

Les hommes ne vivroient pas long-temps en société, s'ils n'é toient les dupes les uns des autres.

Si les hommes étoient assez éclairés pour n'être jamais dupes, la vérité, qui est le plus grand des biens, loin de briser le nœud qui les unit, le resserreroit encore en leur montrant combien ils ont besoin les uns des autres.

XC.

Nous plaisons plus souvent dans le commerce de la vie par nos défauts que par nos bonnes qualités.

Ceci ne veut pas dire, sans doute, que l'avarice sait mieux plaire que la générosité, la colère que la douceur, la paresse que l'activité, et la débauche que la sagesse. Une pareille assertion seroit absurde. Mais, dites-vous, le vice peut se donner des apparences aimables, et il est des défauts qui déparent la vertu. J'entends! il y a des fripons polis et d'hon

avons à décider; il s'agit de savoir si la vertu existe ou n'existe pas : justice, clémence, modération, modestie, La Rochefoucauld nous ravit tout, comment nous laisseroit-il un ami? En effet, l'anéantissement de l'amitié étoit une conséquence nécessaire de l'anéantissement de toutes les vertus, puisque l'amitié ne peut exister qu'entre les hommes vertueux. La vertu, dit énergiquement un vieil auteur, en parlant des amis, la vertu est l'outil avec lequel on les fait. Mais une fois le système de La Rochefoucauld détruit, la conséquence opposée nous reste et nous disons: L'amitié existe parcequ'il est des ames vertueuses. Dira-t-on que l'auteur des Maxinié l'existence de l'amitié? je réponds : mes n'a pas l'amitié se compose d'actes de dévouement, et vous la composez d'actes d'amour-propre et d'intérêt; je puis donc en conclure qu'elle n'existe pas pour vous. Que dans un certain monde l'amitié soit un commerce de politique et de bienséance où l'on s'oblige par honneur et par intérêt, je le crois; mais n'estelle jamais que cela? voilà la question. Si vous me répondez, elle n'est jamais que cela, je vous de-nêtes gens incivils; et dans les uns, vous estimez la mande alors ce que vous comprenez de la dernière pensée du pauvre Eudamidas, lorsque, près d'expirer, il léguoit sa mère et sa fille à ses deux amis. Je vous supplie de me dire quel sentiment pénétroit il l'ame de Dubreuil, lorsque, sur son lit de mort, disoit à Pehmeja : Mon ami, pourquoi tout ce monde dans ma chambre? il ne devroit y avoir que vous; ma maladie est contagieuse.... Que m'importe? | dites-vous; ce sont des exceptions. J'attendois cette dernière parole. Eh bien! j'ose l'affirmer, n'y eût-il qu'une exception à votre déplorable système, seule elle seroit la vérité, seule elle seroit l'image de l'homme au milieu des êtres corrompus, le trait de lumière à travers les ténèbres; j'y verrois le genre humain tout entier. La vertu est naturelle, c'est le vice qui ne l'est pas : elle nait avec nous sous le nom d'innocence; il vient avec l'âge, la corruption et l'avilissement. Le vice, si l'on peut s'exprimer ainsi, nous est ajouté; loin d'être l'ordre de la nature, il ne fait que le détruire; et au milieu de toutes les iniquités du monde, il suffiroit d'un sentiment généreux pour nous révéler ce que nous sommes et nous apprendre ce que nous devrions être.

LXXXVI.

Notre défiance justifie la tromperie d'autrui.

Maxime qui pourroit entrer dans le code des fripons vulgaires, quoiqu'elle semble dérobée à la haute politique du temps, mais qu'on s'étonne de trouver dans un traité de morale.

DUVAIR, Traité de la Consolation, livre I.

politesse; dans les autres, vous blâmez la grossièreté. Cela est juste. Ainsi, même à vos yeux, ce n'est pas le vice qui charme, c'est la qualité qui le cache; ce n'est pas la vertu qui éloigne, c'est le defaut qui la gâte. L'homme vicieux vous plaît par une qualité d'honnête homme, et l'honnête homme vous déplaît par un défaut d'homme vicieux. Pour être vrai voilà tout ce qu'il falloit dire; mais est-il bien sûr que l'auteur n'ait voulu dire que cela? (Voyez les notes des Maximes 155 et 251.)

XCIII.

Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.

Maxime qui flétriroit l'humanité si elle n'étoit démentie par l'expérience. Les empreintes que laisse le vice ne s'effacent que par le repentir, et il est plus rare qu'on ne pense de voir de bons préceptes sortir d'une ame corrompue. Celui qui a dégradé sa vie et qui ne se relève pas, ne sauroit parler dignement de la vertu; et le vice qui a pénétré jusqu'à la moelle de ses os, le condamne à donner toujours de tristes exemples. Mais Dieu a voulu que nous apprissions quelque chose du temps et du malheur; il a voulu aussi que tous les hommes ne flétrissent pas leur jeunesse, afin que parmi nous il se trouvât des vieillards qui eussent acquis le droit de calmer dans les autres les passions qu'ils avoient vaincues dans euxmêmes. Comme des dieux tutélaires, impuissants pour le mal, ils nous montrent jusqu'au terme que la vertu a des graces que rien ne sauroit effacer.

C'est ainsi que vous quittâtes la terre, vénérable Sully, divin Fénelon, et toi aussi, ô mon maître! lorsque déja penché vers la tombe, tu répandois autour de toi la persuasion et la sagesse qui respirent dans tes ouvrages avec l'amour du genre humain et celui de la Divinité!

XCV.

La marque d'un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui l'envient le plus, sont contraints de le louer.

Montesquieu s'est saisi de cette pensée dans son fameux Dialogue d'Eucrate et de Sylla, et l'a mise en action de manière qu'elle forme presque seule la politique profonde du dictateur romain. Ce n'est point un foible éloge de La Rochefoucauld que de montrer dans ces deux lignes le type d'une des plus belles pages de notre langue; mais pour que rien ne manque à cet éloge, nous citerons ce passage; c'est Sylla qui parle : « J'allois faire la guerre à Mithria date, et je crus détruire Marius à force de vain<< cre l'ennemi de Marius. Pendant que je laissois ce « Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je a multipliois ses mortifications, et je le forçois tous « les jours d'aller rendre grace aux dieux des suc« cès dont je le désespérois. Je lui faisois une guerre « de réputation plus cruelle cent fois que celle que « mes légions faisoient au roi barbare. Il ne sortoit « pas un seul mot de ma bouche qui ne marquât << mon audace; et mes moindres actions, toujours « superbes, étoient pour Marius de funestes pré« sages. Enfin, Mithridate demanda la paix; les « conditions étoient raisonnables; et si Rome avoit a été tranquille, ou si ma fortune n'avoit pas été a chancelante, je les aurois acceptées. Mais le maua vais état de mes affaires m'obligea de les rena dre plus dures; j'exigeai qu'il détruisît sa flotte, a et qu'il rendit aux rois, ses voisins, tous les états a dont il les avoit dépouillés. Je te laisse, lui dis-je, a le royaume de tes pères, à toi qui devrois me rea mercier de ce que je te laisse la main avec laquelle « tu as signé l'ordre de faire mourir, en un jour, « cent mille Romains: Mithridate resta immobile, « et Marius, au milieu de Rome, en trembla! »> Qu'on relise la maxime de La Rochefoucauld, et l'on verra qu'elle est tout entière dans ce passage. Il a dit: Voici la marque d'un génie extraordinaire; Montesquieu a tracé le caractère, et lui a donné le mouvement.

XCVI.

XCVIII.

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n'en ose dire de son esprit.

Cette maxime est généralement vraie; mais l'auteur s'est plu à la contredire dans le portrait qu'il a tracé de lui-même : J'ai de l'esprit, dit-il, j'écris bien en prose, je fais bien les vers, et je suis peu sensible à la pitié! On ne peut dire plus de bien de son esprit, ni médire plus franchement de son cœur. CII.

L'esprit est toujours la dupe du cœur.

Foible imitation de cette grande pensée de l'Écriture: toute folie vient du cœur, c'est-à-dire de la déviation de nos sentiments. L'esprit juge seul de la convenance des choses de la vie; le cœur a seul la conscience de ce qui est au-delà: c'est lui qui aime, c'est lui qui croit. Mais si, venant à s'égarer, il s'attache à des intérêts purement matériels, au lieu de se porter vers les biens célestes qu'il est appelé à connoître, aussitôt le voilà en proie aux folles agitations, aux ambitieux desirs, à tous les vices, à toutes les passions qui éteignent la vertu; il égare l'esprit, il le trompe, il lui donne sa folie, et, pour parler le langage de La Rochefoucauld, il le fait sa dupe.

En résumé, il est vrai de dire que tout l'esprit qui est au monde devient inutile à l'homme qui a des passions, et point de volonté pour les combattre.

Cette Maxime a exercé la sagacité des amis de La Rochefoucauld; madame de Schomberg en a donné une explication ingénieuse que nous rapporterons ici. « Je ne sais, écrivoit-elle à l'auteur, si vous l'en<< tendez comme moi, mais je l'entends, ce me sem«<ble, bien joliment, et voici comment : c'est que << l'esprit croit toujours, par son habileté et par ses << raisonnements, faire faire au cœur ce qu'il veut; << mais il se trompe, il en est la dupe; c'est toujours « le cœur qui fait agir l'esprit; l'on sert tous ses << mouvements, malgré que l'on en ait, et l'on les «< suit, même sans croire les suivre. » Terminous, en faisant remarquer au moins une exception à cette règle générale. La vanité est aveugle et rend crédule, et il arrive assez souvent, soit qu'on aime, soit qu'on n'aime pas, qu'une louange délicate rend le cœur dupe de l'esprit.

CXXIV.

Les plus habiles affectent tonte leur vie de blâmer les finesses, Tel homme est ingrat, qui est moins coupable de son ingrati- pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque ende que celui qui lui a fait du bien. grand intérêt.

Quelle que soit la cause de l'ingratitude, elle ne peut excuser les ingrats. (Voyez la note de la Maxime 223.)

L'auteur dit avec plus de justesse, quelques lignes plus loin: Les finesses et les trahisons ne viennent que du manque d'habileté.

CXXVII.

Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres.

La Rochefoucauld en a dit la raison dans cette autre pensée : On peut être plus fin qu'un autre, mais non plus fin que tous les autres.

CXXXI.

Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à faire l'amour, c'est de faire l'amour.

J.-J. Rousseau a dit quelque part qu'il n'auroit voulu de Ninon ni pour maîtresse ni pour amie. Sans doute il avoit appris de la Maxime de La Rochefoucauld, ce que La Rochefoucauld lui-même avoit appris de l'expérience et de Ninon.

CXXXIV.

On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a, que par celles que l'on affecte d'avoir.

La Rochefoucauld étoit l'homme le plus poli et le plus ami des bienséances'. Il détestoit l'affectation, et ce genre de travers lui a paru si ridicule qu'il l'a

critiqué dans cinq Maximes. Mais il trouvoit aussi tant de charme à la vertu opposée, que pour l'exprimer il a enrichi notre langue d'une locution nouvelle. Dire d'une personne qu'elle est vraie3, c'est

faire entendre qu'elle est simple et naturelle. La Rochefoucauld trouva cette heureuse expression pour louer et peindre en même temps le caractère

de madame de La Fayette.

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C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des antres, que par l'estime de leur mérite; et nous voulons nous attirer des louanges, lorsqu'il

semble que nous leur en donnons.

Il y a dans cette Maxime plus de subtilité d'esprit que de véritable observation. On loue par surprise, par ignorance, par admiration, par persuasion; on loue sans intérêt des princes qu'on n'a jamais vus des sages, des savants, des héros, qu'on ne sauroit ni juger ni envier, mais qui plaisent, mais qu'on

Mémoires de Segrais, p. 22.

2 Dans les Maximes 133, 134, 572, 431, 457.

3 Mémoires de Segrais, p. 36.

aime, mais qu'on admire; on loue enfin une belle action parcequ'elle touche, un bon mot parcequ'il amuse, et la louange part plus souvent d'une satisfaction qu'on éprouve, que de l'espérance d'une louange qu'on voudroit recevoir.

CLI.

Il est plus difficile de s'empêcher d'être gouverné, que de gouverner les autres.

Thémistocle, montrant son fils, disoit que c'étoit le plus puissant homme de la Grèce : « Pour ce que «<les Athéniens commandent au demourant de la « Grèce, je commande aux Athéniens, sa mère à « moi, et lui à sa mère 1. »

CLV.

Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d'autres qui plaisent avec des défauts.

Vérité commune présentée d'une manière pin'est pas le mérite qui dégoûte, et que ce ne sont quante mais insidieuse, car s'il est certain que ce mais pas les défauts qui plaisent, il falloit le dire; l'auteur n'avoit d'autre but que de peindre un travers de société. Ceci n'est donc point une Maxime de morale, c'est une de ces observations de mœurs

qu'il jette de temps à autre au milieu de son livre s'en convaincre, de lire la Maxime 273, qui est le comme pour dérouter son lecteur; et il suffit, pour développement nécessaire de celle-ci. (Voyez les no‐ tes des Maximes 90 et 254.)

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D'après une remarque de Segrais, cette Maxime fut faite à l'occasion de madame de Montausier, à qui la cour fit oublier tous ses anciens amis. La tournure de la pensée, telle que l'auteur l'a refaite, paroît empruntée de Tacite, qui disoit, en parlant d'un empereur romain : Il eût paru digne de l'empire s'il n'avoit jamais régné.

CLXVIII.

L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

L'espérance qui nous console, celle qui nous rend plus prompt à entreprendre les choses belles et louables, ne nous trompe pas, car elle donne force, courage, vertu; c'est tout ce qu'elle promet. Mais l'espérance qui nous arrache sans cesse au présent pour nous jeter dans un avenir lointain et incertain, celle qui accroit nos desirs, irrite nos vices, flatte nos passions, doit toujours être déçue, car elle promet le bonheur qu'elle ne peut nous donner : c'est une ambition déguisée qui augmente sa convoitise de tout ce qu'elle reçoit. Alexandre distribue ses trésors à son armée, et ne se réserve que l'espérance: espérance orgueilleuse et trompeuse, que la conquête du monde entier ne put assouvir.

CLXX.

point inconnues à La Rochefoucauld, seulement il n'entroit pas dans son plan de les dire: mais puisqu'il ne sondoit le cœur humain que pour en dévoiler les foiblesses, pourquoi n'a-t-il pas parlé de cette autre sorte de curiosité que Plutarque définissoit un desir de savoir les tares et imperfections d'autrui, qui est un vice ordinairement conjoinct avec envie et malignite'?

CLXXVII.

La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parcequ'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments, qu'on ne s'ôte et qu'on ne se donne point.

Quel jugement porteriez-vous d'un moraliste qui viendroit vous dire : Le vice n'a rien d'odieux, la vertu n'a rien de louable? Les crimes de Sylla, la sagesse de Caton, choses égales, choses indifférentes, qui ne méritent ni blâme ni louange, car elles furent l'effet d'un pouvoir que l'homme ne peut changer? Telle est cependant la traduction littérale de la Maxime de La Rochefoucauld. D'un mot il anéantit la conscience, la raison et la liberté. Il dit à l'homme vicieux: Tu n'es pas coupable; à l'homme vertueux: Tes actions sont sans mérite; à ceux qui furent grands par la sagesse, et qui ne recurent de leurs siècles d'autres récompenses que le mépris et la mort: Vous ne fites point de sacrifices; et à Socrate, qui pour acquérir la vertu fut obligé de vaincre tous ses pen

Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête, chants, de maîtriser toutes ses passions: Tu n'eus est un effet de probité ou d'habileté. point de volonté !

Oui; mais aussi c'est être véritablement habile que d'être honnête et sincère. Ce qui nous est de

CLXXXII.

Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les

mandé par la vertu nous eût été commandé par poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence

notre intérêt.

CLXXIII.

ny a diverses sortes de curiosité : l'une d'intérêt, qui nous porte à desirer d'apprendre ce qui nous peut être utile; et l'autre d'orgueil, qui vient du desir de savoir ce que les autres ignorent.

Ce n'est ni l'intérêt, ni l'orgueil, qui inspirent la curiosité du génie. Dieu mit dans notre ame le besoin de la vérité, et un sentiment d'amour pour arriver à elle. Que Pythagore sacrifie une hécatombe après la découverte du carré de l'hypothénuse; qu'Archimède s'élance du bain et coure dans les rues de Syracuse, heureux de pouvoir reconnoître la quantité d'or que renferme la couronne du roi Hieron ; qu'assis au sommet du cap Sunium, Platon s'exalte par la contemplation des choses morales et divines; la curiosité qui éveille leur ame, la volupté qui les pénètre, ont une autre origine que l'orgueil ou l'intérêt. De pareils ravissements ne peuvent être donnés par le vice! Sans doute ces vérités n'étoient

les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de la vie.

Les vices n'entrent point dans la composition de la vertu, car ils ne pourroient y entrer sans la détruire; mais il est quelquefois dans les actions les plus criminelles un certain mélange de sentiments nobles et généreux, ce qui explique l'éblouissement du vulgaire. « Lorsque les vices vont au bien, dit Vauvenargues, c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus, de patience, de tempérance, de courage ou de modération. »

CLXXXIII.

Il faut demeurer d'accord, à l'honneur de la vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes.

Qui méditeroit utilement cette grande vérité, seroit en état de réfuter souvent l'auteur des Maximes :

I PLUTARQUE, De la Curiosité.

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