Page images
PDF
EPUB

EXAMEN CRITIQUE

DES

RÉFLEXIONS OU
OU SENTENCES

ET MAXIMES MORALES

DE LA ROCHEFOUCAULD;

PAR LOUIS AIMÉ-MARTIN.

Intueri naturam et sequi. QUINT.

INTRODUCTION.

VOULANT écrire de l'Homme, et se tracer une route nouvelle, l'illustre auteur des Maximes nie, dès l'abord, l'existence de la vertu. Ainsi débarrassé du seul titre que nous avons devant Dieu, il nous livre au néant et marche rapidement à l'athéisme. Cette accusation, qui peut surprendre, ne restera pas sans preuve 2. Les Doctrines de La Rochefoucauld sont beaucoup plus mauvaises que leur réputation. Elles s'appuient sur l'égoïsme, vice honteux qui isole l'homme, mais que l'auteur confond à dessein avec l'amour de soi, sentiment conservateur qui unit les sociétés. Il est donc indispensable de remarquer cette confusion, presque toujours inaperçue, parcequ'elle donne à son système une apparence de vérité : elle est le trait le plus subtil de son génie, et c'est ainsi que l'incertitude où il nous jette nous persuade trop souvent qu'il prend dans notre conscience le principe fondamental de son livre.

Ce n'est point ici le lieu d'examiner le fond de ce système 3; mais je ne puis m'empêcher de remarquer que l'idée de soumettre toutes nos actions à un mobile unique, est peut-être la plus grande injure que l'homme ait jamais faite à l'homme. Les animaux n'ont reçu qu'un rayon d'intelligence qui, sous le nom d'instinct, règle leur vie entière; ils sont commandés par la nécessité : mais notre ame est une sphère parfaite d'intelligence et d'amour; elle s'étudie, se connoît et se juge. Le signe de son excellence est la liberté de choisir entre le bien et le mal, et la preuve

Voyez la Maxime 304.

Voyez les Maximes 44 et 301.

3 Voyez la Maxime 262,

de cette liberté est le repentir qui nous presse lorsque ce choix est mauvais. Borner notre ame à une seule passion, c'est ravaler la nature de l'homme; c'est l'assimiler à l'instinct des animaux. Telle est la conclusion rigoureuse du livre des Maximes; il faut, ou rejeter le système, ou en subir les conséquences.

Frappé des vices de la cour, La Rochefoucauld s'est contenté de les peindre. Il a vu l'homme ouvrage de la société, il a oublié l'homme ouvrage de Dieu. Son livre est un tableau du siècle, digne d'ètre étudié; et l'histoire y répand une vive lumière qui nous en fait reconnoître les personnages. A le considérer sous ce rapport, il offre des lignes admirables. Jamais, dans un espace si court, on ne renferma tant de vérités de détails, d'aperçus neufs, et de ces observations déliées qui entrent dans la partie perverse des cœurs. C'est quelquefois le pinceau de Tacite, ce n'est jamais son ame! Tacite nous émeut pour la vertu, La Rochefoucauld nous laisse froid devant la dégradation humaine : on voit que le but de son livre n'est pas de faire haïr le vice, mais de faire croire à son triomphe. Plein de cette pensée, il nie jusqu'à la possibilité de le combattre ': sa confiance est dans le mal, sa vertu dans l'intérêt, sa volonté dans la disposition de ses organes 3. Il commence par nous flétrir et finit par nous corrompre; et c'est en nous inspirant le mépris de notre cœur qu'il nous accoutume aux actions méprisables. Sent-on en soi quelque penchant à la vanité, à l'envie, à l'égoïsme, à l'ingratitude, on s'applique ses maximes insidicuses qui se gravent si facilement dans la mémoire; puis on se dit : La nature est ainsi faite; et l'on cesse de rougir de soi-même.

Voyez la Maxime 177.

2 Voyez la Maxime 258.

3 Voyez la Maxime 44.

Pour écrire de la morale, il a manqué à La Rochefoucauld de bien connoitre ce qui étoit vice et vertu. Il s'est égaré faute de définition, et ses erreurs ont été d'autant plus graves que son esprit avoit plus d'étendue : lorsque l'ame reste sans principes, les ténèbres semblent croitre avec notre intelligence!

Vauvenargues, plus habile, posa le principe avant d'entrer dans la carrière : « Afin, dit-il, qu'une chose soit regar« dee comme un bien par toute la société, il faut qu'elle « tende à l'avantage de toute la société ; » c'est le propre de la vertu. « Et afin qu'on la regarde comme un mal, il « faut qu'elle tende à sa ruine; » c'est le propre du vice. Ce principe, que la mauvaise foi même ne sauroit contester, est une réfutation complète du système de La Rochefoucauld: rien dans ce système ne tend à l'avantage de la société ; tout, au contraire, y tend à sa ruine. Rapporter nos inclinations les plus naturelles, nos mouvements les plus imprévus, nos actions les plus innocentes à la vanité ou à l'intérêt, c'est méconnoître la vertu; et méconnoître la vertu, c'est anéantir l'homme.

La vertu est la loi sublime qui veille à notre conservation: sans elle il n'y auroit ni famille, ni société, ni genre humain. Voyez seulement ce que deviennent les familles qui ont un guide corrompu, et songez à ce que deviendroit un pays où les lois, qui sont la vertu des nations, ne réprimeroient rien. L'homme sans vertu est comme un peuple sans loi. Vous lui ôtez la force qui triomphe des passions, et vous vous étonnez de sa foiblesse! Vous lui donnez le vice pour guide, et vous vous étonnez de sa perversité! Vous saisissez habilement les bassesses, les ruses, les turpitudes de quelques ames dépravées, vous les surprenez dans leur hypocrisie, et vous attribuez à tous la honte de quelques uns! C'est comme si vous écriviez au bas de la statue de Tersite ou de Néron: Voilà l'homme!

Celui qui a pu tracer un pareil tableau n'est pas loin de l'athéisme; toutes les doctrines immorales nous y poussent, et l'auteur y arrive enfin environné du cortége de tous les vices. Alors seulement, forcé de reconnoître qu'il n'y a rien d'immortel dans une créature sans vertu, il s'effraie de trouver le néant et de ne pouvoir l'éviter. Voilà comment, après nous avoir réduits à l'intelligence, il s'est vu dans la nécessité de réduire l'intelligence à rien. Tant il est dangereux de calomnier l'humanité : l'injustice envers l'homme conduit presque toujours à l'impiété envers Dieu!

Ma tâche à moi étoit d'opposer la raison à tant de sophismes; les sentiments naturels du cœur, aux fausses lumières d'un esprit superbe ; et des vérités consolantes, au système le plus désolant : j'ai voulu prouver qu'une corruption générale est impossible, parce qu'elle entraîneroit la perte de la société; d'où j'ai tiré cette conclusion, que la vertu a été donnée à l'homme parcequ'elle lui est nécessaire, et qu'elle lui est nécessaire parcequ'il importe à Dieu de conserver son propre ouvrage.

Pour atteindre ce but, je ne me suis point appuyé de cette haute philosophie qui maintint la sagesse de MarcAurèle, malgré les flatteurs et le trône. Ni La Rochefoucauld, ni Marc-Aurèle n'ont tracé un tableau fidèle de l'humanité, qui n'est ni si dépravée, ni si sublime. C'est le cœur de l'homme naturel qu'il falloit opposer au cœur de l'homme avili. Ma philosophie, pour parler le langage

[merged small][merged small][ocr errors]

de Montaigne, devoit être toute familière et commune; et en me réduisant aux principes vulgaires, j'étois bien sûr de ne point affoiblir ma cause. C'est une vérité qui atteste à la fois la bonté de la Providence et la dignité de notre être, que la morale la plus simple conduit aux mêmes résultats que la plus haute philosophie; elle suffit à qui veut la suivre, non pas seulement pour être un bon citoyen, mais pour devenir un héros. Une mère, en recevant les adieux de son fils, lui recommande d'aimer Dieu, de fuir l'envie, d'ètre loyal en faits et dits, et charitable envers les malheureux : la vie entière du jeune guerrier est consacrée à l'accomplissement de ces trois préceptes, et ce guerrier, qui reçut de la France le titre de chevalier sans peur et sans reproche, fut Bayard'.

Tel est le plan que nous avons cru devoir suivre. Il nous a privé sans doute de quelques développements philosophiques; mais il nous a permis de nous appuyer des vérités de l'histoire; vérités que nous devions préférer à tout, parcequ'elles étoient des exemples. Rousseau a dit qu'une mauvaise maxime est pire qu'une mauvaise action : il auroit pu ajouter avec non moins de sens que les bons exemples valent mieux que les meilleurs préceptes.

La Rochefoucauld a peint les hommes comme les fait quelquefois le monde; Marc-Aurèle, comme les fait rarement la philosophie; et nous, comme les fait toujours la

[blocks in formation]

Dès la première ligne, l'auteur nous met en garde contre ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, la vertu. Il ne la nie point encore, mais il la réduit aux apparences, il en empoisonne la source; et, jetant notre ame dans le doute de ses propres sentiments, il nous laisse flotter indécis entre le bien et le mal, le vice et la vertu. On objectera, sans doute, que La Rochefoucauld ne présente pas sa pensée d'une manière absolue; mais, pour détruire cette objection, il suffit de tourner quelques feuillets. L'auteur ne reste pas long-temps dans le cercle étroit qu'il vient de se tracer, et bientôt, négligeant toute précaution oratoire,

Voyez les Mémoires du Secrétaire de Bayard, chap. 2.

il reproduit les mêmes maximes sans exceptions et sans restrictions: contradiction évidente, mais inévitable. La Rochefoucauld devoit, ou renoncer à son système, ou généraliser sa pensée : car, pour détruire un système, il suffit d'une exception.

Maintenant il faut choisir entre deux opinions : ou l'on restreint le sens de cette maxime à quelques cas particuliers, et alors elle ne renferme plus qu'une vérité commune dont il est inutile de nous occuper; ou l'on veut en faire une application générale, et alors c'est une calomnie qui tend à déshonorer le genre humain. Dans cette dernière hypothèse, il faudroit ainsi traduire la pensée : Tous les hommes sont des hypocrites ; rien n'est vrai que le vice. Poser ainsi la question, c'est la juger.

:

Mais comment une pareille maxime se trouve-t-elle à la tête d'un livre qui porte le titre de Réflexions ou sentences et maximes morales? Tous ces titres promettent, non une suite de sophismes propres à renverser tout principe, mais un développement des bonnes et saintes doctrines propres à faire aimer la vérité. Un titre plus convenable eût été celui-ci Observations critiques sur les mœurs. Plus on étudie le tour d'esprit de La Rochefoucauld et le secret de sa composition, plus on est convaincu que le livre des Maximes est une critique du siècle, et non un traité de morale. Condé, Turenne, Richelieu, Mazarin, le cardinal de Retz, la duchesse de Longueville, Ninon, La Fayette, Sévigné, Anne d'Autriche, viennent tour à tour se présenter à lui, mais il ne les montre qu'en partie. Ni la reconnoissance, ni l'amour, ni la justice, ne peuvent lui arracher un éloge. Il semble que ces divers personnages se soient réfusés à laisser voir leurs vertus au peintre du vice. Ce livre est donc une satire du monde, et non un portrait de l'homme. Rien n'y est d'une application générale: chaque maxime, au contraire, rappelle celui dont elle exprime les opinions ou les actions; et lorsque, toujours préoccupé de la corruption qui l'environne, l'auteur essaie de généraliser sa triste philosophie, nous lui échappons par les plus doux sentiments de la nature.

MAXIME I.

Ce que nous prenons pour des vertus, n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune o notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté, que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.

Le caractère de la vertu est d'être immuable. Les évènements les plus opposés la trouvent toujours la même, car son intérêt est de faire le bien, et cet in

1} oyez les Maximes 5, 18, 20, 29, 44, etc.

térêt ne change pas. Les vices, au contraire, se déguisent suivant les circonstances; leur hypocrisie ne peut tromper qu'un moment, car ils ne s'attachent qu'à des intérêts passagers, et à mesure que ces intérèts changent, l'ame se montre, et la vérité reste.

Ainsi disparoît, par la force des choses, l'espèce de confusion que La Rochefoucauld vouloit établir entre le vice et la vertu.

La fausse vertu est celle du publicain qui s'environne de faste et de mensonge; la véritable est celle du samaritain qui fait le bien par amour de l'humanité; et s'il existe une vertu supérieure, elle est le partage des humbles qui exercent la charité sur la terre en attachant leurs regards au ciel : de pauvres filles renoncent au monde pour se consacrer à des œuvres de piété; ce monde qu'elles abandonnent doit ignorer jusqu'à leur sacrifice; elles ne seront vues que des malheureux. La contagion ravage l'Espagne : elles y courent 1, et s'enferment avec les pestiférés. Tous les maux qu'elles viennent soulager les menacent; déja elles exhalent l'odeur des cadavres; on s'effraie, on fuit à leur approche; rien ne les occupe que les souffrances qu'elles soulagent; elles supportent avec calme d'horribles travaux...... des choses dont la seule pensée peut glacer les plus fermes courages et dénaturer même le cœur d'une mère ! Pensez-vous que leur récompense soit de ce monde? Seroit-ce la gloire ? leur nom même nous est inconnu! Les richesses? elles ont fait vœu de pauvreté ! L'intérêt? oh oui ! l'intérêt de l'humanité, celui du ciel, car elles ne tiennent plus à la terre que par nos maux, et c'est dans la mort qu'elles ont mis leur espérance.

Voilà la vertu telle que la fait la religion; mais La Rochefoucauld ne suit point notre ame dans ces hauteurs où elle se divinise. Il ne voit que la cour; ses maximes sont le fruit d'un temps de trouble et de discorde; elles s'appliquent aux hommes déshumanisés par les factions, et non aux sociétés bien ordonnées. Car si la plupart de nos vices naissent de la société, nous lui devons aussi la plupart de nos vertus; c'est le commerce des hommes qui nous inspire les beaux dévouements de la charité, et e'est la pensée de Dieu qui les rend sublimes.

Le seul trait des sœurs de Saint-Camille suffit pour nous convaincre que la Providence règle l'histoire des hommes comme celle de la nature, et qu'il peut résulter de l'étude même des désordres et des maux de nos sociétés, une théologie aussi-lumineuse que celle qui résulte de l'étude de l'harmonie des mondes!

Il faut encore conclure de ces observations, que l'auteur a peint les hommes d'une manière au moins

1. Les sœurs de Saint-Canille,

bien incomplète. Il est comme ces artistes qui sacrifient l'ensemble de leurs tableaux à un seul coup de lumière: on ne voit sortir de la toile qu'une figure éclatante; l'obscurité couvre le reste. Ainsi La Rochefoucauld nous éblouit en éclairant nos vices, et nous empêche de reconnoître la vertu qu'il a rejetée dans l'ombre. Sa plume, dont on a justement vanté l'élégance, est guidée souvent par les aperçus d'un esprit fin et délicat, mais elle ne l'est jamais par ce sentiment vif qui, en s'échappant du cœur, nous fait aimer la vertu, et qui suffiroit seul pour confondre les sophistes qui la nient.

III.

| c'est la puissance donnée au génie de régner sur le monde, c'est la puissance donnée au sage de régner sur lui-même. Nier cette puissance, c'est nier la vertu, c'est-à-dire la possibilité des sacrifices; c'est nier le repentir qui tourmente le coupable, et rejeter la sagesse, cette noble faculté qui nous montre dans l'homme un Dieu déchu, mais libre encore de reprendre son rang. Non seulement la conscience repousse ce système, mais il est en contradiction avec l'assentiment de tous les peuples de la terre. Tous attachent une gloire immense à triompher de l'amour, de l'ambition, de la haine, de la vengeance! tous élèvent le courage qui surmonte ces passions au-dessus de celui qui dédaigne la vie. Cette pensée

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour du genre humain ne seroit-elle qu'une erreur? et

propre, il y reste encore bien des terres inconnues.

C'est ici le premier mot du système que l'auteur va développer. Il a voulu chercher dans un vice le mobile de toutes nos actions; mais il est utile de remarquer que ce mobile unique ne lui suffisant pas, il s'est vu obligé d'appeler d'autres passions au secours de son système, et de confondre sans cesse l'orgueil, la vanité, l'intérêt et l'égoïsme, avec l'amour-propre. Non seulement cette confusion détruit l'unité de son principe, mais encore elle le conduit souvent à des résultats opposés à ce principe. Le mobile de nos actions cessant d'être vil, la vertu doit reprendre ses droits, et c'est ce qui arrive toutes les fois que l'auteur confond l'amour de soi avec l'intérêt ou l'égoïsme; car l'amour de soi n'est pas toujours un vice. Le législateur qui a le mieux connu la nature de l'homme, sa force et sa foiblesse, pose en principe qu'il faut aimer le prochain comme soimême, et Dieu par-dessus tout. Tant que nous ne dépassons pas cette proportion, nous sommes dans l'ordre; tant que nous ne nous faisons pas centre, nous sommes dans l'ordre; tant que nous ne voulons notre bien-être qu'avec celui des autres, nous sommes dans l'ordre. L'amour de soi peut donc entrer dans une action vertueuse : ce n'est pas l'abnégation entière de ce sentiment qui fait la vertu, c'est sa juste proportion. Aimer le prochain comme soimême, voilà la vertu ; s'aimer plus que tous les autres, voilà le vice; aimer les autres plus que nous, c'est s'élever au-dessus de l'humanité, c'est être un sage, un saint, un héros, Socrate, Fénelon, saint Louis! (Voyez la note de la Maxime 262.)

V.

les grands exemples de nos grands hommes, Fénelon condamnant ses propres ouvrages, Louis XIV rendant les sceaux au président Voisin, saint Louis maître de son ame, et ne lui permettant que des vertus, ne seroient-ils que des mensonges qu'il faudroit effacer de notre histoire?

VIII.

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l'homme le plus simple, qui a de la passion, persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.

Cette pensée est trop générale. L'art de persuader ne vient pas tant de la passion qu'on éprouve, que de celle qu'on sait exciter. C'est le véritable objet de l'éloquence! On se méfie d'un homme colère, à moins qu'il ne réveille un sentiment d'indignation; d'un orgueilleux, s'il n'a l'adresse de flatter l'orgueil. Or on peut être très passionné, et manquer ce but qui vient de la réflexion.

X.

Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre.

Et cependant, quelles que soient leur rapidité et notre inconstance, les passions, dit énergiquement Bossuet, ont une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie; ah! sans doute, cette infinité est comme l'instinct de l'ame, qui sent le besoin de s'attacher à quelque chose d'éternel. Ainsi la pensée de La Rochefoucauld nous révèle un bienfait de la nature: car, dans leur passage rapide, toutes les pas

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous, que la sions nous laissent mécontents d'elles et de nous, de

durée de notre vie.

Si cela étoit juste, de quoi nous serviroit la volonté? La volonté des hommes fait leur caractère:

leurs plaisirs comme de leurs peines ; et ce méconten

Sermon pour le troisième dimanche de l'Avent.

tement nous conduit peu à peu à la seule passion qui | ses amis furent oubliés. Croyant montrer sa force puisse avoir de la durée, la vertu.

XVI.

dans sa générosité, elle ne montra que sa foiblesse dans son ingratitude. Les criminels furent justifiés '; on donnoit tout à qui savoit se faire craindre. En un

Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique, tantôt mot, Richelieu avoit cessé de vivre, non de régner:

par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.

Voici une de ces maximes fondamentales qui

prouvent la fausseté de tout le système. Le vice est ce qui fait le malheur des hommes, la vertu ce qui les rend heureux. Une maxime qui tend à détruire une vertu, pour y substituer un vice, est donc une maxime fatale au bonheur des hommes; et une maxime fatale au bonheur des hommes ne peut être la vérité : le caractère de la vérité est d'élever l'ame, et non de l'avilir; de répandre la vie dans les sociétés humaines, et non d'y propager la destruction; de faire trembler les tyrans, et non de les encourager. Ces principes suffiroient sans doute pour condamner La Rochefoucauld, lors même que l'expérience ne seroit pas contre lui. En effet, que penser d'un système qui se trouve contredit par tout ce qu'il y a de beau et de sublime dans l'histoire des hommes? Y

avoit-il donc un sentiment de crainte, de vanité ou de paresse dans l'ame de Henri IV, lorsque, se retirant devant le duc de Parme, il laissoit échapper la victoire, plutôt que de livrer Paris aux horreurs du pillage? « J'aime mieux n'avoir point de Paris, di« soit-il, que de l'avoir tout ruiné et tout dissipé par « la mort de tant de personnes. » Non, La Rochefoucauld n'avoit pas lu dans le cœur de Henri IV; il ne connoissoit pas la véritable clémence, celle qu'on adore dans Charles v, dans Louis XII, et même dans César, qu'on haïroit sans elle. La clémence est la bonté appliquée aux grandes choses; c'est un sentiment de générosité et d'amour envers nos ennemis, qui met les rois au rang des dieux : elle est, dit Plutarque, la partie divine de la vertu. Ainsi s'accordent ensemble, et les actions des grands hommes, et les maximes des vrais sages. Cette vertu existe parceque l'humanité en a besoin : elle existe parceque son absence seroit la perte du foible, et la malédiction - des hautes fortunes.

Nous avons dit que La Rochefoucauld se contente trop souvent de peindre son siècle, et de réduire en maximes ce qui se passoit en lui et autour de lui. Cette remarque trouve ici son application, car la pensée sur la clémence n'est autre chose que l'expression de la politique d'Anne d'Autriche. La Rochefoucauld lui avoit tout sacrifié, jusqu'à la faveur du cardinal de Richelieu. Devenue régente, elle ne laissa tomber ses graces que sur ceux qu'elle haïssoit;

• Mémoires de La Rochefoucauld, première partie, page 32.

on eût dit que lui-même, long-temps après sa mort, écrasoit encore ses ennemis, et se ressaisissoit du pouAnne d'Autriche, en comblant de faveurs les anvoir dans la personne de Mazarin, sa créature. Ainsi,

ciens protégés de Richelieu, se montra clémente envers ses persécuteurs, mais de cette clémence dont parle La Rochefoucauld, qui se pratique par vanité, par paresse ou par crainte. La guerre de la Fronde fut la suite de tant d'injustices: Anne d'Autriche ne tarda pas à se convaincre que la fidélité des courtisans ne s'attache qu'aux récompenses, et c'est alors que La Rochefoucauld eut le triste honneur de temps parlent de ses intrigues avec la duchesse de Longueville, qui fut l'aventurière d'un parti dont le cardinal de Retz se fit l'enfant perdu 3. Après de tels évènements, doit-on s'étonner de trouver dans le

2

faire trembler sa souveraine. Tous les Mémoires du

Livre de La Rochefoucauld des traces de toutes les la France si Louis XIV ne fût venu remettre tout à passions qu'il avoit allumées, et qui auroient perdu sa place?

XVIII.

La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans

le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur ; c'est

une vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation, est un desir de paroître plus grands que leur fortune.

Nouvelle preuve que La Rochefoucauld avoit puisé ses maximes dans son siècle, et non dans la morale du est un trait du caractère de Mazarin, qui, selon magenre humain. Ce qu'il dit ici de la modération, dame de Motteville, « affectoit d'être gai quand ses <«< affaires alloient mal, pour montrer qu'il ne s'éton<< noit point dans le péril; et froid quand elles alloient << bien, pour faire voir qu'il ne s'emportoit pas dans «< la prospérité 4. » On n'admettra donc pas, comme une maxime générale, cette critique particulière. l'indifférence de Mazarin : on savoit trop que cette Sans doute personne n'étoit dupe de la gaieté ou de hypocrisie étoit le voile de son ingratitude et de son ambition; mais le monde entier crut à Phocion, lorsque avant de boire la ciguë il se tourna vers son fils et lui dit : « Je te commande et te prie de ne « porter point rancune pour ma mort aux Athé

Mémoires du cardinal de Retz, tome 1. page 93. Mémoires de madame de Motleville, tome I, page 440.

3 Mémoires du cardinal de Retz, tome 1, page 299.

4 Mémoires de madame de Motteville, tome II, page 45.

« PreviousContinue »