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avoit déjà digérées et disposées dans son esprit, cependant, lorsqu'il lui survenoit quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelque tour et quelques expressions qu'il prévoyoit lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n'étoit pas alors en état de s'y appliquer aussi fortement que lorsqu'il se portoit bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimoit mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne les pas oublier; et pour cela il prenoit le premier morceau de papier qu'il trouvoit sous sa main, sur lequel il mettoit sa pensée en peu de mots, et fort souvent même seulement à demi-mot : car il ne l'écrivoit que pour lui; et c'est pourquoi il se contentoit de le faire fort légèrement, pour ne pas se fatiguer l'esprit, et d'y mettre seulement les choses qui étoient nécessaires pour le faire ressouvenir des vues et des idées qu'il avoit.

:

C'est ainsi qu'il a fait la plupart des fragments qu'on trouvera dans ce recueil de sorte qu'il ne faut pas s'étonner s'il y en a quelques uns qui semblent assez imparfaits, trop courts et trop peu expli- | qués, dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivoit néanmoins quelquefois, qu'ayant la plume à la main, il ne pouvoit s'empêcher, en suivant son inclination, de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la même force et la même application d'esprit que s'il eût été en parfaite santé. Et c'est pourquoi l'on en trouvera aussi quelques unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

Voilà de quelle manière ont été écrites ces Pensées. Et je crois qu'il n'y aura personne qui ne juge facilement, par ces légers commencements et par ces foibles essais d'une personne malade, qu'il n'avoit écrits que pour lui seul, et pour se remettre dans l'esprit des pensées qu'il craignoit de perdre, qu'il n'a jamais revus ni retouchés, quel eût été l'ouvrage entier, s'il eût pu recouvrer sa parfaite santé et y mettre la dernière main, lui qui savoit disposer les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnoit un tour si particulier, si noble et si relevé, à tout ce qu'il vouloit dire, qui avoit dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu'il avoit jamais faits, qui y vouloit employer toute la force d'esprit et tous les talents que Dieu lui avoit donnés, et duquel il a dit souvent qu'il lui falloit dix ans de santé pour l'achever.

Comme l'on savoit le dessein qu'avoit Pascal de travailler sur la religion, l'on eut un très grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avoit faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble

enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre, sans aucune suite, parceque, comme je l'ai déja remarqué, ce n'étoit que les premières expressions de ses pensées qu'il écrivoit sur de petits morceaux de papier à mesure qu'elles lui venoient dans l'esprit. Et tout cela étoit si imparfait et si mal écrit, qu'on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La première chose que l'on fit fut de les faire copier tels qu'ils étoient, et dans la même confusion qu'on les avoit trouvés. Mais lorsqu'on les vit en cet état, et qu'on eut plus de facilité de les lire et de les examiner que dans les originaux, ils parurent d'abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu'on fut fort long-temps sans penser du tout à les faire imprimer, quoique plusieurs personnes de très grande considération le demandassent souvent avec des instances et des sollicitations fort pressantes, parceque l'on jugeoit bien qu'en donnant ces écrits en l'état où ils étoient, on ne pouvoit pas remplir l'attente et l'idée que tout le monde avoit de cet ouvrage, dont on avoit déjà beaucoup entendu parler.

Mais enfin on fut obligé de céder à l'impatience et au grand desir que tout le monde témoignoit de les voir imprimés. Et l'on s'y porta d'autant plus aisément, que l'on crut que ceux qui les liroient seroient assez équitables pour faire le discernement d'un dessin ébauché d'avec une pièce achevée, et pour juger de l'ouvrage par l'échantillon, quelque imparfait qu'il fût. Et ainsi l'on se résolut de le donner au public. Mais comme il y avoit plusieurs manières de l'exécuter, l'on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l'on devoit prendre.

La première qui vint dans l'esprit, et celle qui étoit sans doute la plus facile, étoit de les faire imprimer tout de suite dans le même état où on les avoit trouvés. Mais l'on jugea bientôt que, de le faire de cette sorte, c'eût été perdre presque tout le fruit qu'on en pouvoit espérer, parceque les pensées plus suivies, plus claires et plus étendues, étant mêlées et comme absorbées parmi tant d'autres à demi digérées, et quelques unes même presque inintelligibles à tout autre qu'à celui qui les avoit écrites, il y avoit tout sujet de croire que les unes feroient rebuter les autres, et que l'on ne considéreroit ce volume, grossi inutilement de tant de pensées imparfaites, que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvoit servir à rien.

Il y avoit une autre manière de donner ces écrits au public, qui étoit d'y travailler auparavant, d'éclaircir les pensées obscures, d'achever celles qui étoient imparfaites, et, en prenant dans tous ces fragments le dessein de l'auteur, de suppléer en quelque sorte l'ouvrage qu'il vouloit faire. Cette voie

eût été assurément la meilleure ; mais il étoit aussi | les plus relevées, comme sont, par exemple, le très difficile de la bien exécuter. L'on s'y est néan- royaume de Dieu, la gloire que possèderont les saints moins arrêté assez long-temps, et l'on avoit en effet dans le ciel, les peines de l'enfer, sans s'y étendre, commencé à y travailler. Mais enfin on s'est résolu comme ont fait les pères et tous ceux qui ont écrit sur de la rejeter aussi bien que la première, parceque ces matières. Et il disoit que la véritable cause de l'on a considéré qu'il étoit presque impossible de bien cela étoit que ces choses, qui à la vérité sont infinientrer dans la pensée et dans le dessein d'un auteur, ment grandes et relevées à notre égard, ne le sont et sur-tout d'un auteur tel que Pascal, et que ce n'eût pas de même à l'égard de Jésus-Christ, et qu'ainsi pas été donner son ouvrage, mais un ouvrage tout il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de différent. cette sorte sans étonnement et sans admiration; comme l'on voit, sans comparaison, qu'un général d'armée parle tout simplement et sans s'émouvoir du siége d'une place importante, et du gain d'une grande bataille ; et qu'un roi parle froidement d'une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleroient qu'avec de grandes exagérations.

Ainsi, pour éviter les inconvénients qui se trouvoient dans l'une et l'autre de ces manières de faire paroître ces écrits, on en a choisi une entre deux, qui est celle que l'on a suivie dans ce recueil. On a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées; et on les donne telles qu'on les a trouvées, sans y rien ajouter ni changer; si ce n'est qu'au lieu qu'elles étoient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étoient sur les mêmes sujets; et l'on a supprimé toutes les autres qui étoient ou trop obscures, ou trop imparfaites.

Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussi de très belles choses, et qu'elles ne fussent capables de donner de grandes vues à ceux qui les entendroient bien. Mais comme on ne vouloit pas travailler à les éclaircir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l'état où elles sont. Et afin que l'on en ait quelque idée, j'en rapporterai ici seulement une pour servir d'exemple, et par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l'on a retranchées. Voici donc quelle est cette pensée, et en quel état on l'a trouvée parmi ces fragments : « Un artisan qui parle des ri« chesses, un procureur qui parle de la guerre, de la a royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, « le roi parle froidement d'un grand don qu'il vient « de faire, et Dieu parle bien de Dieu. »

Il y a dans ce fragment une fort belle pensée; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parcequ'elle y est expliquée très imparfaitement et d'une manière fort obscure, fort courte et fort abrégée; en sorte que, si on ne lui avoit souvent ouï dire de bouche la même pensée, il seroit difficile de la reconnoître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à-peu-près en quoi elle consiste.

Il avoit fait plusieurs remarques très particulières sur le style de l'Ecriture, et principalement de l'Evangile; et il y trouvoit des beautés que peut-être personne n'avoit remarquées avant lui. Il admiroit entre autres choses la naïveté, la simplicité, et, pour le dire ainsi, la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment; et dans l'esprit des personnes raisonnables, et qui agissent de bonne foi, cette considération, jointe à quantité d'autres semblables, pouvoit servir assurément de quelque preuve de la divinité de JésusChrist.

Je crois que ce seul exemple peut suffire, non seulement pour faire juger quels sont à-peu-près les autres fragments qu'on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d'application et la négligence, pour ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été écrits; ce qui doit bien convaincre de ce que j'ai dit, que Pascal ne les avoit écrits en effet que pour lui seul, et sans présumer aucunement qu'ils dussent jamais paroître en cet état. Et c'est aussi ce qui fait espérer que l'on sera assez porté à excuser les défauts qui s'y pourront rencontrer.

Que s'il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que, pour peu qu'on s'y veuille appliquer, on les comprendra néanmoins très facilement, et qu'on demeurera d'accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu'on a mieux fait de les donner telles qu'elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n'auroient servi qu'à les rendre traînantes et languissantes, et qui en auroient ôté une des principales beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L'on en peut voir un exemple dans un des fragments du chapitre des Preuves de Jésus-Christ par les prophéties, qui est conçu en ces termes : « Les «< prophètes sont mêlés de prophéties particulières, « et de celles du Messie: afin que les prophéties du « Messie ne fussent pas sans preuves, et que les pro<< phéties particulières ne fussent pas sans fruit. »> Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle

les prophètes, qui n'avoient en vue que le Messie, et qui sembloient ne devoir prophétiser que de lui et de ce qui le regardoit, ont néanmoins souvent prédit des choses particulières qui paroissoient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c'étoit afin que ces évènements particuliers s'accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde, en la manière qu'ils les avoient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour prophètes, et qu'ainsi l'on ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu'ils prophétisoient du Messie. De sorte que, par ce moyen, les prophéties du Messie tiroient, en quelque façon, leurs preuves et leur autorité de ces prophéties particulières vérifiées et accomplies; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n'étoient pas inutiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n'y a sans doute personne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans les seules paroles de l'auteur, que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourroient peutêtre s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'ame, et de plusieurs autres articles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n'étoit pas là le dessein de Pascal. Il ne prétendoit point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'esprit : c'est-à-dire qu'il vouloit plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à convaincre et à persuader l'esprit; parcequ'il savoit que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté, sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous avons à la foi, et que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'étoit pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvoient le convaincre.

On sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Pascal s'en est encore expliqué luimême dans un de ses fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment : « Je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons « naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, << ou l'immortalité de l'ame, ni aucune des choses de «< cette nature; non seulement parceque je ne me <«< sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature

"

« de quoi convaincre des athées endurcis, mais en<«< core parceque cette connoissance, sans Jésus-Christ, « est inutile et stérile. Quand un homme seroit per«suadé que les proportions des nombres sont des « vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes « d'une première vérité en qui elles subsistent et <«< qu'on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beau« coup avancé pour son salut. »>

On s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Pascal avoit entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein étoit bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se bornoit pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avoit pour la religion faisoit que non seulement il ne pouvoit souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout-à-fait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu'il vouloit déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté ; c'est-à-dire non seulement aux athées, aux infidèles et aux hérétiques, qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnoitre les vérités qu'elle nous enseigne ; mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Eglise, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l'Evangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons nous régler, et conformer toutes nos actions.

Voilà quel étoit son dessein; et ce dessein étoit assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étoient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres; parceque l'on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets. Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l'auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très utile pour faire connoître comment Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avoit pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

Ce desir de la retraite, et de mener une vie plus chrétienne et plus réglée, lui vint lorsqu'il étoit encore fort jeune ; et il le porta dès-lors à quitter entiè

quer plus qu'à celles qui pouvoient contribuer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps de son dessein, et l'empêchèrent de le pouvoir exécuter plus tôt qu'avant l'âge de trente ans.

On voit, dans la préface des Traités de l'équilibre | vivre que pour lui, et à n'avoir point d'autre objet des liqueurs, de quelle manière il a passé sa jeunesse, que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile et le grand progrès qu'il y fit en peu de temps dans et si nécessaire, qu'elle le fit résoudre de se retirer, toutes les sciences humaines et profanes auxquelles et de se dégager peu-à-peu de tous les attachements il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géo- qu'il avoit au monde pour pouvoir s'y appliquer unimétrie et aux mathématiques; la manière étrange et quement. surprenante dont il les apprit à l'âge de onze ou douze ans; les petits ouvrages qu'il faisoit quelquefois, et qui surpassoient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge; l'effort étonnant et prodi-rement l'étude des sciences profanes pour ne s'appligieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmétique, qu'il inventa, âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen, où il demeura quelque temps, pendant que le président Pascal, son père, y étoit employé pour le service du roi dans la fonction d'intendant de justice. Ainsi je ne répéterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie, en quoi il n'a pas moins fait paroître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa piété, qu'il avoit montré auparavant la force, l'étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avoit été préservé, pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices où tombent la plupart des jeunes gens; et ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s'étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à son père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime, que tout ce qui est l'objet de la foi ne sauroit l'être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui il avoit une très grande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort et puissant, faisoient tant d'impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en étoit nullement ému; et, quoiqu'il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissoient pas la nature de la foi.

Mais enfin, après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertissements qui paroissoient assez innocents aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu'il lui fit comprendre parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne

Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout de bon; et, pour y parvenir plus facilement et rompre tout d'un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, et ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps; d'où, étant de retour, il témoignoit si bien qu'il vouloit quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta. Il établit le réglement de sa vie dans sa retraite, sur deux maximes principales, qui sont, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les avoit sans cesse devant les yeux, et il tâchoit de s'y avancer et de s'y perfectionner toujours de plus en plus.

C'est l'application continuelle qu'il avoit à ces deux grandes maximes qui lui faisoit témoigner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies, qui ne l'ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie ; qui lui faisoit pratiquer des mortifications très rudes et très sévères envers lui-même ; qui faisoit que non seulement il refusoit à ses sens tout ce qui pouvoit leur être agréable, mais encore qu'il prenoit sans peine, sans dégoût, et même avec joie, lorsqu'il le falloit, tout ce qui leur pouvoit déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes; qui le portoit à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu'il ne jugeoit pas lui être absolument nécessaire, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les meubles, et pour toutes les autres choses; qui lui donnoit un amour si grand et si ardent pour la pauvreté, qu'elle lui étoit toujours présente, et que, lorsqu'il vouloit entreprendre quelque chose, la première pensée qui lui venoit en l'esprit, étoit de voir si la pauvreté pouvoit être pratiquée, et qui lui faisoit avoir en même temps tant de tendresse et tant d'affection pour les pauvres, qu'il ne leur a jamais pu refuser l'aumône, et qu'il en a fait même fort souvent d'assez considérables, quoiqu'il n'en fìt que de son nécessaire; qui faisoit qu'il ne pouvoit souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, et qu'il blâmoit tant cette recherche curieuse et cette

fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d'avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu'on fait sans scrupule, parcequ'on ne croit pas qu'il y ait de mal, mais dont il ne jugeoit pas de même; et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très remarquables et très chrétiennes, que je ne rapporte pas ici, de peur d'être trop long, et parceque mon dessein n'est pas d'écrire sa vie, mais seulement de donner quelque idée de sa piété et de sa vertu.

PREMIÈRE PARTIE,

CONTENANT LES PENSÉES QUI SE RAPPORTENT
A LA PHILOSOPHIE, A LA MORALE,
ET AUX BELLES-LETTRES.

ARTICLE PREMIER.

De l'autorité en matière de philosophie.

Le respect que l'on porte à l'antiquité est aujourd'hui à tel point, dans les matières où il devroit avoir le moins de force, que l'on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités, que l'on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril, et que le texte d'un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons. Mon intention n'est point de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parceque l'on en fait trop ; et je ne prétends pas bannir leur autorité pour relever le raisonnement tout seul, quoique l'on veuille établir leur autorité seule au préjudice du raisonnement. Mais parmi les choses que nous cherchons à connoître, il faut considérer que les unes dépendent sculement de la mémoire, et sont purement historiques, n'ayant alors pour objet que de savoir ce que les auteurs ont écrit; les autres dépendent seulement du raisonnement, et sont entièrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher à découvrir les vérités cachées. Cette distinction doit servir à régler l'étendue du respect pour les anciens.

gues,

dans la théologie; enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l'institution, soit divine, soit humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l'on peut en savoir y est contenu : d'où il est évident que l'on peut en avoir la connoissance entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter. Ainsi, s'il est question de savoir qui fut le premier roi des François, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourroient nous y conduire? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent? C'est l'autorité seule qui peut nous en éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c'est dans la théologie, parcequ'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connoissons que par elle : de sorte que, pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés ; comme pour montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises; parceque les principes de la théologie sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l'esprit de l'homme étant trop foible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences, s'il n'y est porté par une force toutepuissante et surnaturelle.

Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement. L'autorité y est inutile, la raison seule a lieu d'en connoître; elles ont leurs droits séparés. L'une avoit tantôt tout l'avantage; ici l'autre règne à son tour. Et comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve une liberté tout entière de s'y étendre; sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption.

C'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l'architecture, et toutes les sciences qui sont soumises Dans les matières où l'on recherche seulement à l'expérience et au raisonnement, doivent être de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme augmentées pour devenir parfaites. Les anciens dans l'histoire, dans la géographie, dans les lan- | les ont trouvées seulement ébauchées par ceux

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