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sible à la pitié, et je voudrois ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout faire jusqu'à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal: car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une ame bien faite, qui ne sert qu'à affoiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses.

J'aime mes amis; et je les aime d'une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J'ai de la condescendance pour eux; je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs : seulement je ne leur fais beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence.

J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes; et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes: on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il semble, outre cela, qu'elles s'expliquent avec plus de netteté, et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois ; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes ; et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.

J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur de l'ame : et quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu, que je crois qu'on ne les sauroit condamner avec justice. Moi qui connois tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connoissance que j'ai, me passe jamais de l'esprit au

cœur.

PORTRAIT

DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,

PAR LE CARDINAL DE RETZ.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui

n'ont jamais été son foible, et où il ne connoissoit pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi; car il avoit des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avoit pas. Sa vue n'étoit pas assez étendue, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée; mais son bon sens, très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit récompenser plus qu'il n'a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connoissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s'étoit tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyoit toujours en avoir besoin; ce qui, joint à ses maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connoître et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli, et le plus honnête homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.

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RÉFLEXIONS

OU

SENTENCES ET MAXIMES MORALES.

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés '.

'I.

Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas tou

1 Cette pensée, qui peut être considérée comme la base du système de La Rochefoucauld, se trouve dans la première édition, sous la forme suivante : « Ce que le monde nomme vertu, n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu'on veut. » (1665-no 479.) Elle ne se retrouve ni dans la seconde. ni dans la troisième édition, et ce n'est que dans les deux dernières (1675, 1678) qu'elle reparut comme épigraphe, et sous une autre forme, à la tète des Réflexions morales.

jours par valeur et par chasteté, que les hommes. sont vaillants, et que les femmes sont chastes'. II.

* VIII.

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et

L'amour-propre est le plus grand de tous les l'homme le plus simple, qui a de la passion,

flatteurs.

* III.

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.

IV.

L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.

* V.

persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point'.

IX.

Les passions ont une injustice et un propre intérêt, qui fait qu'il est dangereux de les suivre, et qu'on s'en doit défier, lors même qu'elles paroissent les plus raisonnables.

* X.

Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions; en sorte que la ruine

La durée de nos passions ne dépend pas plus de l'une est presque toujours l'établissement de nous, que la durée de notre vie.

VI.

La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent les plus sots habiles 2.

VII.

d'une autre.

XI.

Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires : l'avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l'avarice ; on est souvent ferme par foiblesse, et audacieux

Ces grandes et éclatantes actions qui éblouis- | par timidité ». sent les yeux, sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maîtres du monde, n'étoit peut-être qu'un effet de jalousie 3.

VARIANTE. Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur, que ce que nous prenons souvent pour des vertus, n'est

en effet qu'un nombre de vices qui leur ressemblent, et que

l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés. (4663—no 481.) De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus. (4665–no 293.)

Dans la seconde et la troisième édition (1666, 1671), La Ro

XII.

Quelque soin que l'on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d'honneur, elles paroissent toujours au travers de ces voiles 3.

XIII.

Notre amour-propre souffre plus impatiemment la condamnation de nos goûts que de nos opinions.

XIV.

Les hommes ne sont pas seulement sujets à

chefoucauld refondit ces deux pensées en une seule, qu'il plaça perdre le souvenir des bienfaits et des injures; au commencement de son ouvrage; ce ne fut que dans les deux dernières éditions (4675, 1678) que cette maxime parut telle qu'on la voit aujourd'hui.

2 Var. On lit dans l'édition de 4663 : « La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi toujours les plus sots habiles. » Les mots fol et quasi disparurent dans la deuxième édition. (1666.)

3 Var. La Rochefoucauld avoit d'abord présenté d'une manière affirmative le motif de cette guerre; voici comment il s'exprimoit : « .....Ainsi, la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maitres du monde, étoit un effet de jalousie. » (4663—no 7.) Depuis, l'auteur employa la forme dubitative.

ils haïssent même ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des ou

Var. On lit dans la première édition : « ...... et l'homme le plus simple que la passion fait parler, persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. » (1665—no 8.)

2 Var. Le mot prodigalité a remplacé dans les quatre dernières éditions celui de libéralité, que La Rochefoucauld avoit mis dans la première.

3 Var. Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété et de l'honneur, il y en a toujours quelque endroit qui se montre. (1665-no 12.)

trages. L'application à récompenser le bien et | constance et ce mépris sont à leur esprit ce à se venger du mal, leur paroît une servitude que le bandeau est à leurs yeux 1. à laquelle ils ont peine de se soumettre.

XV.

La clémence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner l'affection des peuples.

* XVI.

Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique, tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble '.

XVII.

La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne fortune donne à leur humeur 2.

* XVIII.

La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur : c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin la modération des hommes dans leur

* XXII.

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle 2.

* XXIII.

Peu de gens connoissent la mort; on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais | par stupidité et par coutume; et la plupart des hommes meurent, parce qu'on ne peut s'empêcher de mourir 3.

XXIV.

Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu'ils ne les soutenoient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur ame; et qu'à une grande vanité près, les héros sont faits

comme les autres hommes 4.

XXV.

Il faut de plus grandes vertus pour soutenir 5.

plus haute élévation, est un desir de paroître la bonne fortune que la mauvaise 3. plus grands que leur fortune.

XIX.

* XXVI.

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder

Nous avons tous assez de force pour sup- fixement. porter les maux d'autrui.

* XX.

La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur cœur.

XXI.

XXVII.

On fait souvent vanité des passions, même

Var. Ceux qu'on fait mourir affectent quelquefois des constances, des froideurs et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle; de sorte qu'on peut dire que ces froideurs et ces mépris font à leur esprit ce que le bandeau fait à leurs yeux. (1663-no 24.)

a Vur. La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents

Ceux qu'on condamne au supplice affectent triomphent d'elle. (4663 — no 25.) quelquefois une constance et un mépris de la mort, qui n'est en effet que la crainte de l'envisager; de sorte qu'on peut dire que cette

1 Var. La clémence, dont nous faisons une vertu, se pratique tantôt pour la gloire, quelquefois par paresse, souvent par crainte, , et presque toujours par tous les trois ensemble. (1665 | -no 16.)

Var. La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur adoucie par la possession du bien. (1663— no 19.)

3 Var. Dans la première édition, cette réflexion se termine ainsi : « .....et la plupart des hommes meurent parce qu'on meurt. » (4665—no 26.)

4 Var. Les grands hommes s'abattent et se démontent à la fin par la longueur de leurs infortunes; cela fait bien voir qu'ils n'étoient pas forts quand ils les supportoient, mais seulement qu'ils se donnoient la gène pour le paroître, et qu'ils soutenoient leurs malheurs par la force de leur ambition, et non pas par celle de leur ame; enfin, à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes. (1663—no 27.)

5 Var. Il faut de plus grandes vertus et en plus grand nombre pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise. (1665—no 28. )

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Var. Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et honteuse qu'on n'ose jamais avouer. (1665—no 30. ) 2 Var. La jalousie est raisonnable et juste en quelque manière, puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres. (4665—no 31.)

3 Var. Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si aises d'en remarquer aux autres. (1665-no 34.)

4 Var. La jalousie ne subsiste que dans les doutes: l'incertitude est sa matière; c'est une passion qui cherche tous les jours de nouveaux sujets d'inquiétude et de nouveaux tourments. On cesse d'être jaloux dès que l'on est éclairci de ce qui causoit la jalousie. (1665—no 35. ) — La jalousie se nourrit dans les doutes. C'est une passion qui cherche toujours de nouveaux sujets d'inquiétude et de nouveaux tourments, et elle devient fureur sitôt qu'on passe du doute à la certitude. (1666—no 32. )

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Var. La nature, qui a si sagement pourvu à la vie de l'homme par la disposition admirable des organes du corps, lui a sans doute donné l'orgueil pour lui épargner la douleur de connoître ses imperfections et ses misères. (1663 — no 40.)

a Var. L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est tout ce qui fait la lumière des autres. (1665-no 44.)

3 Var. La complexion qui fait le talent pour les petites choses, est contraire à celle qu'il faut pour le talent des grandes. (1665 -no 51.)

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La haine pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas

Var. Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont au-dessus de leurs malheurs, et qu'ils sont dignes

On n'est jamais si heureux ni si malheureux d'être en butte à la fortune. (1665-no 57.) On trouve dans la qu'on s'imagine 3.

Var. L'homme est conduit, lorsqu'il croit se conduire, et pendant que par son esprit il vise à un endroit, son cœur l'achemine insensiblement à un autre. (1665-no 47.)

Var. L'attachement ou l'indifférence pour la vie, sont des goûts de l'amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que de ceux de la langue, ou du choix des couleurs. (4665-no 52.) Var. On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux qu'on avoit espéré. (1663-no 59.)-On n'est jamais si heureux ni si malheureux que l'on pense. (4666-no 30.)

même édition (no 60) la même pensée ainsi rédigée : « On sc console souvent d'être malheureux par un certain plaisir qu'on trouve à le paroître. »

Var. Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous avons été contents dans l'état et dans les sentiments que nous désapprouvons à cette heure. (1665.—no 58.)

3 Var. Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend égales. (1663-no 61.)

4 Var. Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle, mais la fortune qui fait les héros. (1665—no 62. )

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