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CHAPITRE III.

Les Théophilanthropes. Conclusion.

L'échec complet du culte de la Raison et du culte de l'Etre Suprême ne décourage pas les derniers disciples des philosophes et ne suffit pas à leur enlever toutes leurs illusions. Un Conventionnel modéré, Daubermesnil, caractère romanesque et enthousiaste, publia en 1796: « Le Culte des Adorateurs de Dieu, contenant des fragments de leurs différents livres sur le culte, les observances religieuses, l'instruction, les préceptes, et l'adoration. » Il se croyait le disciple des anciens Mages et réunit quelques adeptes dans un appartement de la rue du Bac où ils tinrent neuf à dix séances. Ils s'appelèrent d'abord théoandrophiles, puis adoptèrent le nom qui leur resta définitivement de théophilanthropes. Ils s'installèrent ensuite rue Saint-Denis, au coin de la rue des Lombards, à l'Institution des jeunes Aveugles: Haüy en effet était des leurs. Ils se décidèrent alors à ouvrir au public leurs séances et virent leur nombre s'accroître rapidement; leur local devenant insuffisant, ils obtinrent, grâce à la protection de l'un des Directeurs, la Révellière Lépeaux, que les Eglises fussent mises à leur disposition. La Réveillère croyait en effet que la morale sociale

ne peut se passer de l'appui de quelques dogmes et d'un certain culte : « Ce qui supplée à l'insuffisance de l'autorité humaine, c'est le sentiment religieux qui imprime dans les âmes l'idée d'une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l'homme... Attachons la morale à des bases éternelles et sacrées... Je ne sache pas qu'aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l'athéisme. ...Lorsqu'on a abattu un culte, quelque déraisonnable et quelque antisocial qu'il fût, il a toujours fallu le remplacer par d'autres, sans quoi il s'est pour ainsi dire remplacé lui-même en renaissant de ses propres ruines... Je crois qu'il est impossible qu'un peuple se passe de dogmes et de culte religieux, autrement il se jettera dans les superstitions les plus grossières... Il y a plus, sans quelques dogmes, sans aucune apparence de culte extérieur, vous ne pouvez inculquer dans l'esprit du peuple des principes de morale, ni la lui faire pratiquer... Il faut lui donner un point d'appui positif, un dogme ou deux, qui servent de base à sa morale, et un culte qui en dirige l'application ou du moins qui l'y rappelle. Sans cela, le peuple se perdra dans le vague de ses idées et jamais vous ne l'aménerez àla pratique fixe et constante de ses devoirs par les arguties d'une subtile métaphysique. >>

Afin de propager leurs idées, ils publièrent une série de brochures; le ministre de l'Intérieur fit répandre gratis dans les départements le Manuel des Théophilanthropes; il leur alloua aussi une subvention en argent pour payer la musique, élément essentiel de leurs

cérémonies. L'Année Religieuse des Théophilanthropes fondée en 1798, et dont il parut quatre volumes, forme une collection curieuse on y lit par exemple une Contemplation de la Nature dans les premiers jours de printemps, un cantique du matin; pas de prières : Rousseau les défend; l'hommage le plus flatteur que l'on puisse rendre à Dieu c'est l'observation de la loi naturelle. Ils tâchent de s'emparer de tous les âges de la vie par des simulacres de sacrements: il y a chez eux un baptême, un examen sur le catéchisme à l'âge de dix ans, une cérémonie pour le mariage, une autre pour les funérailles; ils prescrivent une élévation à Dieu au réveil, un examen de conscience individuel chaque soir, un autre examen collectif le décadi. Leur système a un caractère beaucoup moins religieux que moral; tout s'y réduit à cette sorte de culte de la nature et de l'humanité que Bernardin de Saint Pierre célèbre dans tous ses ouvrages; la religiosité en est essentiellement vague, c'est-à-dire insuffisante. Les temples sont très simples; les murs en sont couverts d'inscriptions rappelant les idées fondamentales de la secte: « Nous croyons à l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme... Adorez Dieu, chérissez vos semblables, rendez-vous utiles à votre patrie... Le bien est tout ce qui tend à conserver l'homme et à le perfectionner. Le mal est tout ce qui tend à le détruire ou à le détériorer... Enfants, honorez vos père et mère, obéissez leur avec affection, soulagez leur vieillesse... Pères et mères, instruisez vos enfants... Femmes, voyez dans vos maris les chefs de vos maisons et rendez-vous

réciproquement heureux. » Sur l'autel sont déposés des bouquets de fleurs et des corbeilles de fruits de la saison, du lait, des colombes; le prédicateur porte un costume simple (cette insistance à recommander la simplicité, le retour à la nature nous montre que la théophilanthropie est encore une école inspirée de J. J. Rousseau), mais différent du commun: son habit est bleu, sa robe blanche, sa ceinture rose; du haut de la chaire aux tentures aurore il fait entendre un prône moral ou bien une oraison funèbre; puis on chante des hymnes(1). Ces cérémonies paraissent présenter de grandes analogies avec celles que l'on célèbre dans les temples maçonniques; mais dépouillées de l'attrait et du prestige que leur conférent l'initiation et le mystère, elle manquent absolument de carac

(1) Dans les sentiers de l'orgueil et du vice
Si nous avons la faiblesse d'errer,

Tu nous donnas au bord du précipice

Un guide sûr, prompt à nous éclairer :

A la raison que le cœur obéisse,

Et son flambeau ne pourra l'égarer.

Blâmons l'erreur, mais plaignons le coupable.

Le ciel a seul le droit de le punir

De la douceur que l'éloquence aimable

En instruisant pardonne sans haïr.

L'art d'être heureux est d'aimer son semblable:
Ah! quel devoir est plus doux à remplir?

Prière à Dieu :

O toi qui, du néant, ainsi qu'une étincelle,
Fis jaillir dans les airs l'astre éclatant du jour,
Fais plus verse en nos cœurs ta sagesse immortelle :
Embrase-nous de ton amour!

tère : « C'est, disent MM. de Goncourt (1), une croyance sous le petit format (Dieu, l'âme, la fraternité humaine). Elle ne violentait pas le bon sens. Elle n'excommuniait personne. Elle annonçait ses temples par une inscription: Silence et respect! Ici on adore Dieu. » Tout cela est, il faut bien le dire, ridicule, factice, artificiel; ce sont évidemment les dernières palpitations du philosophisme vieillot. On y sent le travail de braves gens qui suent sang et eau pour inventer une religion raisonnable. Il faut au peuple un culte fondé sur quelques dogmes: on les réduit au minimum, on les appuie sur la morale universelle empruntée tour à tour aux Hindous, aux Chinois, aux Grecs; ils s'inspirent non plus des mystères et de la révélation, mais de toute une bibliothèque.

Il ne s'éleva jamais de plaintes contre les théophilanthropes. A leur tête étaient des hommes estimables, Daubermesnil, Haüy, Larévellière, Bernardin de Saint-Pierre; ils parvinrent à gagner quelques adeptes en province et même à l'étranger, mais ils n'eurent jamais d'action sur le public. Or une religion est essentiellement un fait d'ordre social; elle se juge par l'influence qu'elle prend, par l'action qu'elle exerce sur les croyances et sur la conduite d'une nation : la théophilanthropie ne compte pas dans l'histoire de l'humanité. Le nombre de ses partisans diminue vite en mai 1798, ils quittent Notre Dame; en octobre 1799, ils se réduisent à quatre églises, trop

(1) E. et J. DE GONCOURT. La société sous le Directoire.

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