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Toutefois nous n'aurions point remarqué en ce lieu cette nouvelle méthode, si nous n'eussions appréhendé de l'autoriser en quelque façon par notre silence. Mais, quoi qu'il en soit, qu'il ait failli ou non en l'établissant, nous ne pouvons faillir quand nous la suivons, puisque nous examinons son ouvrage; et, quelque chemin qu'il ait pris, nous ne saurions nous en écarter sans lui donner occasion de se plaindre que nous prenons une autre route afin de le mettre en défaut.

Il pose donc premièrement que le sujet du Cid ne vaut rien; mais, à notre avis, il tâche plus de le prouver, qu'il ne le prouve en effet, lorsqu'il dit que l'on n'y trouve aucun næud ni aucune intrigue, et qu'on en devine la fin aussitôt qu'on en a vu le commencement. Car le nœud 1) des pièces de théâtre étant un accident inopiné qui arrête le cours de l'action représentée, et le dénouement un autre accident imprévu qui en facilite l'accomplissement, nous trouvons que ces deux parties du poëme dramatique sont manifestes en celui du Cid, et que son sujet ne seroit pas mauvais nonobstant cette objection, s'il n'y en avoit point de plus forte à lui faire.

1) Ce noeud n'est pas toujours un accident inopinė, souvent il est formé par les combats des passions. Cette manière est la plus heureuse et la plus difficile.

Il ne faut que se souvenir que le mariage de Chimène avec Rodrigue ayant été résolu dans l'esprit du comte, la querelle qu'il a incontinent après avec don Diegue met l'affaire aux termes de se rompre, et qu'ensuite la mort que lui donne Rodrigue en éloigne encore plus la conclusion. Et dans ces continuelles traverses l'on reconnoîtra facilement le noeud ou l'intrigue. Le dénouement aussi ne sera pas moins évident, si Fon considère qu'après beaucoup de poursuites contre Rodrigue, Chimène s'étant offerte pour femme à quiconque lui en apporteroit la tête, don Sanche se présente; et que le roi non-seulement n'ordonne point de plus grande peine à Rodrigue pour la mort du comte, que de' se battre une fois, mais encore, contre l'attente de tous, oblige Chimène d'épouser celui des deux qui sortira vainqueur du combat. Maintenant si ce dénouement est selon l'art, ou non, c'est une autre question qui se videra en son lieu. Tant y a 1) qu'il se fait avee surprise, et qu'ainsi l'intrigue ni le démêlement ne manquent point à cette pièce. Aussi l'observateur même est contraint de le reconnoître peu de tems après, lorsqu'en blâmant les épisodes détachés il dit que l'auteur a eu d'autant moins de raison d'en

1) Tant y a est devenu une expression basse, et ne l'était point alors.

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mettre un si grand nombre dans le Cid, que le sujet en étant mixte, il n'en avoit aucun besoin, conformément à ce qu'il venoit de dire parlant du sujet mixte, qu'étant assez intrigué de soi, il ne recherche presque aucun embellissement. Si donc le sujet du Cid se peut dire mauvais, nous ne croyons pas que ce soit parce qu'il n'a pas de noeud, mais parce qu'il n'est pas vraisemblable. L'observateur, à la vérité, a bien touché cette raison, mais c'a été hors de sa place, quand il a voulu prouver qu'il choquoit les principales règles dramatiques.

A ce que nous pouvons juger des sentimens d'Aristote sur la matière du vraisemblable, il n'en reconnoît que de deux genres ; le commun, et l'extraordinaire. Le commun comprend les choses qui arrivent ordinairement aux hommes, selon leurs conditions, leurs âges, leurs mœurs, et leurs passions, comme il est vraisemblable qu'un marchand cherche le gain, qu'un enfant fasse des imprudences, qu'un prodigue tombe en misère, et qu'un homme en colère coure à la vengeance, et tous les effets qui ont accoutumé d'en procéder. L'extraordinaire embrasse les choses qui arrivent rarement, et outre le vraisemblable ordinaire, cómme qu'un habile méchant soit trompé, qu'un homme fort soit vaincu. Dans cet extraordinaire entrent tous les accidens qui surprennent, et qu'on attribue à la

fortune, pourvu qu'ils naissent de l'enchaînement des choses qui arrivent d'ordinaire. Telle est l'aventure d'Hécube, qui par une rencontre extraordinaire vit jeter par la mer le corps de son fils sur le rivage où elle étoit allée pour laver celui de sa fille. Or qu'une mère aille laver le corps de sa fille sur le rivage, et que la mer y en jette un autre, ce sont deux choses qui, considérées séparément, n'ont rien qui ne soit ordinaire; mais qu'au même lieu et au même tems qu'une mère lave le corps de sa fille, elle voie arriver celui de son fils qu'elle croyoit plein de vie et en sureté, c'est un accident tout-àfait étrange, et dans lequel deux choses communes en produisent une extraordinaire et merveilleuse. Hors de ces deux genres, il ne se fait rien qu'on puisse ranger sous le vraisemblable; et s'il arrive quelque événement qui ne soit pas compris sous eux, il s'appelle simplement possible; comme il est possible que celui qui a toujours vécu en homme de bien commette un crime volontairement. Et une telle action ne peut servir de sujet à la poésie narrative ni à la représentative, puisque si le possible est leur propre matière, il ne l'est pourtant que lorsqu'il est vraisemblable ou nécessaire. Mais le vraisem

blable tant le commun que l'extraordinaire, doit avoir cela de particulier, que, soit par la première notion de l'esprit, soit par réflexion sur

toutes les parties dont il résulte, lorsque le poëte l'expose aux auditeurs et aux spectateurs, ils se portent à croire, sans autre preuve, qu'il ne contient rien que de vrai, parce qu'ils ne voient rien qui y répugne. Quant à la raison qui fait que le vraisemblable, plutôt que le vrai, est assigné pour partage à la poésie épique et dramatique, c'est que cet art ayant pour fin le plaisir utile, il y conduit bien plus facilement les hommes par le vraisemblable, qui ne trouve point de résistance en eux, que par le vrai, qui pourroit être si étrange et si incroyable, qu'ils refuseroient de s'en laisser persuader et de suivre leur guide sur sa seule foi. Mais comme plusieurs choses sont requises pour rendre une action vraisemblable, et qu'il y faut garder la bienséance du tems, du lieu, des conditions, des âges, des mœurs, et des passions, la principale entre toutes est que dans le poëme chacun agisse conformément aux mœurs qui lui ont été attribuées, et que, par exemple, un méchant ne fasse point de bons desseins. Ce qui fait desirer une si exacte observation de ces lois, est qu'il n'y a point d'autre voie pour produire le merveilleux, qui ravit l'ame d'étonnement et de plaisir, et qui est le parfait moyen dont la poésie se sert pour être utile.

Sur ce fondement, nous disons que le sujet du Cid est défectueux en sa plus essentielle par

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