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DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE 1)

SUR LA TRAGI-COMÉDIE DU CID.

Ceux qui par quelque desir de gloire donnent CEUX leurs ouvrages au public, ne doivent pas trouver étrange que le public s'en fasse le juge. Comme le présent qu'ils lui font ne procède pas d'une volonté tout-à-fait désintéressée, et qu'il n'est pas tant un effet de leur libéralité que de leur ambition, il n'est pas aussi de ceux que la bienséance veut qu'on reçoive sans en considérer le prix. Puisqu'ils font une espèce de commerce de leur travail, il est bien raisonnable que celui auquel ils l'exposent ait la liberté de le rebuter, selon qu'il le reconnoît bon ou mauvais. Ils ne peuvent avec justice desirer de lui qu'il fasse même estime des fausses beautés que des vraies, ni qu'il paye de louange ce qui sera digne de blâme.

Ce n'est pas qu'il ne paroisse plus de bonté à louer ce qui est bon, qu'à reprendre ce qui est mauvais; mais il n'y a pas moins de justice en l'un qu'en l'autre. On peut même mériter de la louange en donnant du blâme, pourvu que les répréhensions partent du zèle de l'utilité commune, et

1) Ce jugement de l'académie fut rédigé par Chapelain; il est écrit tout entier de sa main, et l'original est à la bibliothèque du roi.

qu'on ne prétende pas élever sa réputation sur les ruines de celle d'autrui. Il faut que les remarques des défauts d'un auteur ne soient pas des reproches de sa foiblesse, mais des avertissemens qui lui donnent de nouvelles forces; et que si l'on coupe quelques branches de ses lauriers, ce ne soit que pour les faire pousser davantage en une autre

saison.

Si la censure demeuroit dans ces bornes, on pourroit dire qu'elle ne seroit pas moins utile dans la république des lettres, qu'elle le fut autrefois dans celle de Rome, et qu'elle ne feroit pas moins de bons écrivains dans l'une, qu'elle a fait de bons citoyens dans l'autre. Car c'est une vérité reconnue , que la louange a moins de force pour nous faire avancer dans le chemin de la vertu, que le blâme pour nous retirer de celui du vice; et il y a beaucoup de personnes qui ne se laissent point emporter à l'ambition, mais il y en a peu qui ne craignent de tomber dans la honte. D'ailleurs la louange nous fait souvent demeurer au-dessous de nousmêmes, en nous persuadant que nous sommes déjà au-dessus des autres, et nous retient dans une médiocrité vicieuse qui nous empêche d'arriver à la perfection. Au contraire, le blâme qui ne passe point les termes de l'équité décille les yeux de l'homme, que l'amour-propre lui avoit fermés, et, lui faisant voir combien il est éloigné

du bout de la carrière, l'excite à redoubler ses efforts pour y parvenir.

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Ces avis si utiles en toutes choses le sont principalement pour les productions de l'esprit, qui ne sauroit assembler sans secours tant de diverses beautés dont se forme cette beauté universelle qui doit plaire à tout le monde. Il faut qu'il compose ses ouvrages de tant d'excellentes parties, qu'il est impossible qu'il n'y en ait toujours quelqu'une qui manque, ou qui soit défectueuse et que par conséquent ils n'aient toujours besoin ou d'aides, ou de réformateurs. Il est même à souhaiter que sur des propositions indécises il naisse des contestations honnêtes " dont la chaleur découvre en peu de tems ce qu'une froide recherche n'auroit pu découvrir en plusieurs années, et que l'entendement humain, faisant un effort pour se délivrer de l'inquiétude des doutes, s'acquière promptement, par l'agitation de la dispute, cet agréable repos qu'il trouve dans la certitude des connoissances. Celles qui sont estimées les plus belles, sont presque toutes sorties de la contention des esprits; et il est souvent arrivé que par cette heureuse violence on a tiré la vérité du fond des abymes, et que l'on a forcé le tems d'en avancer la production. C'est une espèce de guerre qui est avantageuse pour tous, lorsqu'elle se fait civilement, et que les armes empoisonnées y

sont défendues. C'est une course, où celui qui emporte le prix semble ne l'avoir poursuivi que pour en faire un présent à son rival.

Il seroit superflu de faire en ce lieu une longue déduction des innocentes et profitables querelles qu'on a vu naître dans tout le cercle des sciences entre ces rares hommes de l'antiquité. Il suffira de dire que parmi les modernes il s'en est ému de très - favorables pour les lettres et que la poésie seroit aujourd'hui bien moins parfaite qu'elle n'est, sans les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus célèbres auteurs des derniers tems. En effet, nous en avons la principale obligation aux agréables différens qu'ont produits la Hiérusalem et le Pastor fido, c'est-à-dire, les chefs-d'oeuvres des deux plus grands poëtes de delà les monts; après lesquels peu de gens auroient bonne grace de murmurer contre la censure, et de s'offenser d'avoir une aventure pareille à la leur. Ces raisons et ces expériences eussent bien pu convier l'académie françoise à dire son sentiment du Cid, c'est-à-dire d'un poëme qui tient encore les esprits divisés, et qui n'a pas plus causé de plaisir que de trouble. Elle eût pu croire qu'on ne l'eût pas accusée de trop entreprendre, quand elle eût prétendu donner sa voix en un jugement où les ignorans donnoient la leur aussi hardiment que les doctes, et qu'on n'eût pas dû trouver

mauvais qu'une compagnie usât d'un droit dont les particuliers même sont en possession depuis tant de siècles. Mais elle se souvenoit qu'elle avoit renoncé à ce privilége par son institution, qu'elle ne s'étoit permis d'examiner que ses ouvrages, et qu'elle ne pouvoit reprendre les fautes d'autrui sans faillir elle-même contre les règles. Parmi le bruit confus de la louange et du blâme, elle n'écoutoit que ses lois, qui lui commandoient de se taire. Elle eût bien voulu approcher en quelque sorte de la perfection, avant que de faire voir combien les autres en sont éloignés ; et elle cherchoit les moyens d'instruire par ses exemples, plutôt que par ses censures.

Lors même que l'observateur du Cid l'a conjurée par une lettre publique, et par plusieurs particulières, de prononcer sur ses remarques, et que son auteur a témoigné de son côté qu'il en espéroit toute justice, bien loin de se vouloir rendre juge de leur différend, elle ne se pouvoit seulement résoudre d'en être l'arbitre. Mais enfin elle a considéré qu'une académie ne pouvoit honnêtement refuser son avis à deux personnes de mérite, sur une matière purement académique, et qui étoit devenue illustre par tant de circonstances. Elle a fait céder, bien qu'avec regret, son inclination et ses règles aux instantes prières qui lui ont été faites sur ce sujet, et s'est aucunement consolée , voyant que la vio

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