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PRÉFACE DU COMMENTATEUR.

qu'on exige aujourd'hui d'une tragédie, pour qu'elle puisse passer à la postérité avec l'approbation des connaisseurs, sans laquelle il n'y a jamais de réputation véritable.

On verra comment dans les pièces suivantes Pierre Corneille a rempli plusieurs de ces conditions.

On se contentera d'indiquer dans cette pièce de Médée quelques imitations de Sénèque, et quelques vers qui annoncent déjà le grand Corneille; et on entrera dans plus de détails quand il s'agira de pièces dont presque tous les vers exigent un examen réfléchi.

DE CORNEILLE,

A MONSIEUR P. T. N. G. 1)

Mo

ONSIEUR,

que

Je vous donne Médée toute méchante qu'elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ou violenter vos sentimens par un étalage des préceptes de l'art, qui doivent être fort mal entendus et fort mal pratiqués quand ils ne nous font pas arriver au but l'art se propose. Celui de la poésie dramatique est de plaire; et les règles qu'elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poëte, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu'une chose soit agréable, quand elle leur déplait. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnage sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela

1) Je n'ai pu découvrir qui est ce M. P. T. N. G. à qui Corneille dédie Médée; mais il est assez utile de voir que l'auteur condamne lui-même son ouvrage. Cette dédicace est faite plusieurs années après la représentation. Il était alors assez grand pour avouer qu'il ne l'avait pas toujours été.

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de commun entre beaucoup d'autres choses, que l'une fait souvent de beaux portraits d'une femme laide, et l'autre de belles imitations d'une action qu'il ne faut pas imiter. Dans la portraiture 1) il n'est pas question si un visage est beau, mais s'il ressemble; et dans la poésie il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit 2.)

1) Portraiture est un mot suranné, et c'est dommage, il est nécessaire. Portraiture signifie l'art de faire ressembler. On emploie aujourd'hui protrait, pour exprimer l'art et la chose. Portraire est encore un mot nécessaire que nous avons abandonné.

2) Il faut sur-tout qu'elles soient intéressantes : c'est là le premier devoir. Des jeunes gens dont le goût n'était point encore formé, et qui n'avaient qu'une connaissance confuse du théâtre et de l'art des vers se sont

souvent étonnés du peu de succès de la tragédie d'Atrée. Ils ont cru que la délicatesse de nos dames s'effrayait trop de voir présenter à Thieste une coupe remplie du sang de son fils. Ils se sont trompés. Ce sang qu'on ne voyait pas ne pouvait effaroucher les yeux : et l'action de Cléopatre dans Rodogune est plus criminelle et plus atroce que celle d'Atrée; cependant on la voit avec un plaisir mêlé d'horreur. Le grand défaut d'Atrée est qu'on ne peut s'intéresser à la vengeance rafinée d'une injure faite il y a vingt ans. On peut exercer une vengeance execrable dans les premiers mouvemens d'une juste colère: mais élever le fils d'un adultère sous le nom de son propre fils pour le faire manger en ragoût à son véritable père quand cet enfant sera majeur, ce n'est là qu'une horréur absurde; et quand cette horreur est mise en vers obscurs, chevillés et barbares, il est impossible aux gens de goût de la supporter. Nous ne pouvons trop souvent faire cette remarque.

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Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n'est point par leur punition, qu'elle n'affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu'elle s'efforce de nous représenter au naturel. Il n'est pas besoin d'avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter elles paroissent assez à découvert pour n'en faire envie à personne. Je n'examine point si elles sont vraisemblables ou non ; cette difficulté, qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être la moins entendue, demanderoit un discours trop long pour une épître : il me suffit qu'elles sont autorisées ou par la vérité de l'histoire, ou par l'opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le théâtre, j'espère qu'elles vous satisferont encore aucunement 1) sur le papier, et demeure,

MONSIEUR,

Votre très-humble et trèsobéissant serviteur,

P. CORNEILLE.

1) Aucunement, vieux mot qui signifie en quelque sorte, en partie, et qui valait mieux que ces périphrases.

CREON, roi de Corinthe.

AEGÉE, roi d'Athènes.

JASON, mari de Médée.

POLLUX, Argonaute, ami de Jason.

CREUSE, fille de Créon.

MÉDÉE, femme de Jason.

CLEONE, gouvernante de Créuse.

NERINE, suivante de Médée.

THEUDAS, domestique de Créon.

Troupe des gardes de Créon.

La scène est à Corinthe, en plusieurs endroits différens.

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