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me fait un procès. Il faut ensuite que je passe sous la râpe de l'imprimeur, car un procès que je perdrais pourrait lui faire perdre son brevet. Il faut ensuite que j'aille au parquet du procureur impérial, sonner la cloche qui avertit ce magistrat qu'un homme suspect se dispose à prendre la parole; c'est ce que l'on appelle le dépôt. Je dépose une épreuve complète, ne varietur. Je la dépose pour vingt-quatre heures. Le procureur impérial a tout le temps de lire à la loupe, de voir si mes phrases passent aux innombrables tourniquets du Code, des lois qui complètent le Code, des règlements qui complètent les lois, de la jurisprudence qui complète les règlements, des interprétations qui complètent la jurisprudence. Pendant ce temps-là, je peux impri

mer.

J'imprime, et j'ignore si j'adresse ma pensée au public, ou si tout simplement

je gâte du papier timbré. Car tout n'est pas fini, et bien au contraire!

Le temps du dépôt expiré, une heure, une minute après la mise en vente, le délit est constaté, si les tourniquets dont je viens de parler ont fait supposer qu'il y

a dans ma brochure un délit.

Le commissaire apparaît chez l'imprimeur, chez le brocheur, chez l'éditeur, saisit tout, porte tout au greffe, et me voilà en démêlé avec la justice; et nonseulement moi, mais ces deux innocents qui avaient intérêt à se montrer censeurs sévères et qui ne s'y sont pas épargnés. Enquêtes, comparutions, instructions. J'ai une chance: la chambre des mises en accusation, après quinze jours, après un mois, peut déclarer qu'il n'y a pas lieu de poursuivre, et aussitôt on me rend mon écrit.... un peu défloré, et par le temps qui s'est écoulé et par le brevet d'innocence qu'il vient d'obtenir.

Mais s'il y a lieu, alors, procès, réquisitoire, plaidoiries sans publicité, sentence très-publique, suppression du corps de délit, amende, prison pour l'auteur, pour l'imprimeur, pour l'éditeur.

Voilà, monsieur l'écrivain démocratique et plaisant, à quelles conditions il me reste la brochure, et comment je suis « si bien armé pour me défendre. »

Je ne me plains pas d'être mal armé, et je ne feindrai point d'avouer que je me confierais volontiers à mes armes, surtout par la connaissance que j'ai des vôtres... Seulement on m'a lié au moins un bras; et vous me faites tous l'honneur de n'en раraître pas assez fâchés.

Mais écartons ces funèbres images d'amende et de prison, cortége inséparable de toute idée de brochure politique un peu sérieuse et acérée. J'ai su être assez pru

dent, on a voulu être assez clément, ma brochure passe, circule et n'est point priée d'entrer au greffe. Je n'en suis pas plus avancé. Je reste livré aux morsures, aux intoxications de cent adversaires naturels ou officieux, d'autant plus implacables qu'on leur a donné des raisons meilleures, et qui savent tous admirablement s'y prendre pour tourner de travers ce que l'on a pu dire de plus clair et de plus sensé.

Il y en a qui vous jouent des tours impayables.

J'ai publié, il y a deux ans, une brochure intitulée Waterloo. On m'accusa de cent sottises. Les uns prétendirent que j'applaudissais au désastre de la France, les autres que je canonisais Napoléon, plusieurs que je voulais ranimer les bûchers de l'Inquisition et que je déployais toutes les fureurs de Tartufe démasqué. Un Giboyer anonyme fit mieux. Je ne sais comment, par un art qu'ils ont

dans leur cour des miracles, il s'était procuré une copie de mon travail, et il en fit paraître une réfutation sous le même titre, avant d'avoir eu légalement le temps de le lire. Il me pillait avec audace; ce qu'il m'avait pris faisait bien un tiers de son libelle, et le reste était employé à me lapider, sans seulement me laisser entrevoir le motif de sa fureur.

Enfin, jamais je ne fus mieux disloqué, contourné, retourné, qu'à l'occasion de cette brochure, et nul moyen de donner une explication. A quoi bon d'ailleurs? Il faut toujours finir par ne point répondre. Muni d'un journal, on a raison même de l'impudence; on finit par faire taire même Giboyer. Il ne faut que de la persévérance, et on le contraint de passer à un autre sujet.

Quoi qu'en ait dit M. Troplong, qui a beaucoup vanté la puissance de cet engin, la brochure n'est plus une arme. Le ci

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