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de mauvaise humeur. Le bonheur, disent ces malheureux, n'est que l'unité, tandis que les chances pour le malheur sont infinies. Rien de plus fanx que cette manière de poser l'état de la question, comme si toutes ces quantités étoient égales entr'elles. Le bonheur a pour lui, comme la santé, les lois de la nature, c'est-à-dire un nombre presqu'infini de chances convergentes, tandis que les exceptions sont des unités divergentes, à la vérité très-nombreuses, mais bien inférieures en nombre aux bonnes chances nées des lois mêmes de la

nature.

La morale ne fera de véritables progrès que lorsqu'on aura appliqué à cette science le principe de la division du travail. Il faudroit traiter la morale individuelle, séparée de la morale religieuse, et séparée de nos devoirs envers la société. Ce n'est pas qu'il n'y ait un accord nécessaire entre ces trois rapports. Mais c'est précisément parce qu'il y en a qu'il faut développer ces rapports.

Or le développement de ces trois morales est tellement étendu, qu'on ne peut espérer quelque précision dans les idées qui les composent, que lorsqu'on aura, par la division du travail, mis ces idées à portée de nos efforts.

Fontenelle dans son discours sur le bonheur a écrit en quelques pages la meilleure morale individuelle qui existe. Il a eu l'esprit de la séparer de la morale religieuse et sociale, et parcet isolement, ou plutôt par cette abstraction, il a donné à ses idées une clarté et un charme, qui n'appartiennent qu'à lui.

Plus les sciences se perfectionnent et plus leurs parties se séparent, et s'isolent pour développer des rapports nouveaux, dont la lumière se réfléchit ensuite sur les sciences environnantes.

On conçoit que le bonheur le plus vrai, et le plus solide, seroit dans l'accord de tout ce qu'il y a de plus grand dans la pensée avec ce qu'il y a de plus pur dans les sentimens. Cet accord sublime, où se trouveroit-il, si ce n'est dans une religion éclairée ?

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CHAPITRE III.

Rapport des passions avec le bonheur.

§ 1. On a trop loué et trop déprécié les passions. $ 2. Plus le sentiment est vif plus il est dif ficile de le mettre en harmonie avec les idées, c'est-à-dire avec les choses. § 3. Les plaisirs des sens passent très-víte en habitude. § 4. Les plaisirs sensuels dénaturent le goût. § 5. Les sentimens ont en deçà de la jouissance des rapports avec les idées très-différens de ceux qui suivent la jouissance. § 6. L'amour des scienees est la plus noble des passions. § 7. Quand il faut contenir les passions et quand il faut les cultiver. § 8. Pourquoi le bonheur ne sauroit étre un état stable. § 9. La plus vive jouissance est dans le développement des idées par la sensibilité.

$1.

QUELQUES

UELQUES philosophes ont trop exalté les avantages des passions, et quelques théologiens les ont trop méconnus. Les premiers n'ont vu dans les passions qu'un principe de developpement, sans penser que le plus souvent le mouvement des passions va en sens contraire de la perfectibilité de l'homme. Les

grands hommes, dit Helvetius, se sont formés par les passions; mais pour un grand homme qui réussit, mille petits hommes trouvent dans cette carrière leur avilissement et leur malheur.

D'ailleurs il n'est pas prouvé que tous les grands hommes soient devenus tels par leurs passions Titus et Marc-Aurèle l'étoient moins par leurs passions que par leurs vertus. Les passions ne donnent que le mouvement, mais ce sont les talens et d'autres qualités de l'âme qui donnent les succès, et les succès sans la vertu n'ont jamais produit de grand homme.

D'un autre côté les théologiens ont souvent dénaturé l'homme, faute de le connoître. En outrant les principes ils ont dénaturé les principes, et en ne mettant des bornes à rien, ils ont en sens inverse des philosophes, dévasté la science de l'homme.

Ce qui fait l'âme et le mouvement des passions est un désir vif et prolongé, qui jamais n'est plus fort que lorsqu'il a sa source dans l'organisation. Plus une passion est vive, plus les rapports entre le désir et les idées. sont vifs et précis: plus ces rapports sont prolongés, et plus ils acquièrent d'étendue et de profondeur: il en résulte la suprême harmonie et le bonheur suprême. Mais quand nous

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de l'imagination, sont parfaits, et plus la probabilité que ces rapports par leur précision même, soient en discordance avec le monde, avec les choses, avec tout ce qui nous entoure, va croissant. Le mouvement de la vie exige une espèce de vague, qui prévient la violence du choc de ce qui n'est pas nous avec nousmêmes. Ce vague, nous l'acquérons par les idées générales, et par des principes, presque toujours fondés sur un calcul de probabilités, auquel les passions ne peuvent jamais se

soumettre.

La passion est-elle l'amour ou l'amitié ? sont-ce vos enfans, vos parens, votre patrie que vous aimez ? Il faut que l'objet de vos affections, c'est-à-dire l'idée que vous en avez, réponde à tout votre sentiment ; et c'est La Bruyère qui a dit, qu'il est difficile d'être parfaitement content de quelqu'un.

§ 3. Plus la passion est violente, plus les rapports du sentiment avec les idées se rétréeissent pour se concentrer. Plus ces rapports deviennent bornés, plus ils prennent d'intensité,

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