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et souverain que les chefs de famille tiennent alors des lois, aussi hien que des mœurs. « Nous devons, dit le chancelier du Vair, dans sa Philosophie des stoïques, regarder nos pères comme des dieux en terre, qui ne nous sont pas seulement donnez pour nous moyenner la vie, mais pour nous la béatifier par une bonne nourriture et sage institution.»-« Les vrayes images de Dieu sur la terre, écrit Étienne Pasquier à un fils de famille, M. de Guerlière, sont les pères et mères envers leurs enfants...; souvenez vous, écrit-il à un autre, qu'êtes fils, et que le plus bel héritage que feu monsieur vostre père vous ait laissé en mourant est la mémoire de son nom, contre laquelle je vous prie de ne rien entreprendre. » Les rédacteurs des livres de raison provençaux ne tiennent pas un autre langage, ne nous tracent pas de la famille un tableau différent. Ainsi que le dit en termes excellents M. de Ribbe, « les familles vouées au travail, soit aux champs, soit ailleurs, constituent le personnel organisé d'aulant de ces petits ateliers, qui ont la loi morale comme base des croyances et principe producteur des dévouements, la coutume du bien comme règle, l'épargne comme moyen de former et de reformer sans cesse le capital, le testament comme charte d'autonomie1. >>

La conservation du domaine rural sans partage, la perpétuité du foyer, l'unité de la famille groupée autour du même chef et sous la même autorité: tels sont les principes universellement respectés sur lesquels reposait, avant 1789, l'organisation sociale en Provence. La puissance paternelle, absolue en principe, tempérée en fait par l'affection naturelle des parents pour leurs enfants, est le lien puissant et durable de ces petites sociétés domestiques, images et fondements de l'État. L'enfant y est soumis de sa naissance à sa mort; ni la majorité, ni le mariage ne l'en affranchit. La femme qu'il épouse vient prendre place au sein de la famille de son mari; la dot presque toujours faible qu'elle lui apporte et qui ne comprend jamais d'immeubles, se confond avec la masse de la fortune patrimoniale. Du fait du mariage, il ne se crée pas un nouveau foyer; le père de famille acquiert purement et simplement, par adoption, un nouvel enfant. Son fils marié devient à son tour, père et même aïeul, sans arriver à la dignité de chef d'une famille indépendante. Seule, la volonté paternelle peut le faire sortir de sa perpétuelle minorité, soit en l'instituant héritier associé du vivant même du père, soit en le relevant de son incapacité légale par une émancipation solennelle, analogue à la manumission romaine. Rien de plus imposant, de plus

1 M. de Ribbe, les Familles et la Société en France avant la Révolution, liv. III, chap. 1, page 409.

touchant que cette cérémonie dont M. de Ribbe a retrouvé, dans les papiers de famille provençaux, le tableau naïf et la vive peinture.

« La scène se passe devant un juge, un consul et un notaire. Le père dit ses intentions et le juge l'interpelle pour savoir s'il agit sans subornation ni contrainte. Puis on procède à l'acte symbolique en vertu duquel le fils pourra désormais contracter, acquérir, vendre, recevoir, donner, tester, en un mot, avoir le plein gouvernement de lui-même.

« Le dit père estant assis sur une chaise et son fils au-devant de lui à deux genoux, teste nue, a mis les mains de son dit fils entre les siennes, et lors s'inclinant à la prière et réquisition d'icelui, de son pur gré, franche et libre volonté, l'a émancipé et mis en liberté et hors de la puissance paternelle, sauf naturellement l'honneur, respect et amitié que lui doit son fils stipulant et humblement remerciant.

«En signe de quoi, son dit père, élargissant ses mains, a relaxé celles de son dit fils, l'a mis et le met en pleine liberté, le faisant père de famille, pour d'hors en avant trafiquer, contracter tous actes, s'obliger personnes et biens, acquérir à soi et son profit, soit par libéralité d'autrui, soit par bonne fortune, et son labeur et industrie'. >>

Redevable à son père de son existence juridique comme de sa vie physique, c'est encore au bon plaisir paternel que le fils devra plus tard sa fortune. La liberté, « cette jalouse liberté de tester, » pour parler comme le chancelier du Vair, existe avant 1789, en Provence comme dans tout le Midi. Le testament est la sanction suprême de l'autorité paternelle. Le droit d'ainesse n'existe pas; la quotité disponible ne dépasse pas les deux tiers des biens du testaleur; et même, quand le père laisse plus de cinq enfants, elle est réduite à la moitié ; néanmoins, la liberté de tester, ainsi restreinte, suffit pour assurer la conservation de l'unité des familles et, en quelque sorte, la perpétuité de l'autorité paternelle au delà du tombeau. A ce point de vue, on peut dire que la différence entre l'ancien et le nouveau régime est moins dans les lois que dans les mœurs, moins dans les institutions que dans les hommes chargés de les mettre en jeu. Ce n'est ni au chiffre de la quotité disponible, assez peu différent de celui qu'ont fixé nos lois actuelles, ni à la loi aristocratique du droit d'ainesse, inconnue en Provence, que les familles de ce pays doivent leur forte organisation, leur durée séculaire et leur inépuisable fécondité. Ces merveilleux résultats ont une autre cause si les scis

1 M. de Ribbe, les Familles et la Société en France avant la Révolution, liv. U, chap. 1, page 215.

sions, les partages, les procès ruineux sont si constamment prévenus par un habile usage du pouvoir paternel, c'est que le père de famille, habitué à être entouré et obéi de ses enfants, ne néglige jamais d'user de ses droits testamentaires. Nobles et plébéiens, présidents de compagnies souveraines et petits paysans font leur testament; mourir intestat est considéré par tous comme un véritable malheur. Si le père ne peut ni ne veut exhéréder complétement aucun de ses enfants, il a du moins le droit de prendre, dans leur intérêt, les mesures les plus propres à empêcher les effets souvent désastreux d'une fausse et artificielle égalité. Il peut convertir en une rente la part de ceux de ses fils dont il redoute les tendances dissipatrices; il a presque toujours recours à la même combinaison vis-à-vis de ses filles, afin d'éviter que des immeubles ne passent de sa famille dans une autre; enfin (et c'est là son œuvre capitale), il institue, par acte de dernière volonté, s'il ne l'a déjà fait par acte entre-vifs, son héritier, c'est-à-dire le nouveau chef de sa famille, le conservateur de ses traditions et de son œuvre. C'est à cet héritier, ainé ou non, que sont laissés dans son intégrité le foyer paternel et le fonds patrimonial, avec mission de les conserver intacts et de les transmettre aux générations à venir; c'est lui qui doit recueillir sa mère, élever ses plus jeunes frères, protéger, marier et doter ses sœurs, continuer à la famille entière les conseils, l'assistance, les consolations et l'appui que lui et les siens avaient jusqu'alors trouvé auprès de leur père.

Voilà ce qu'était un testament provençal avant 1789. Il formait, en quelque sorte, la pierre angulaire de la société, la charle de cette unité sociale qui constituait alors la famille, et que Bodin, au seizième siècle, définissait si bien : « Mesnage est le droit de gouvernement de plusieurs subjects, sous l'obéissance d'un chef de famille. » Lorsqu'on voit en action cette énorme puissance du père de famille, on sent plus que jamais la profondeur de l'abîme qui sépare l'ancienne France de la société contemporaine. On ne sait lequel plus admirer, de l'empire presque absolu dont le père de famille est investi, ou du respect profond dont ses volontés sont entourées. A la suite de tant de décisions si graves sur des intérêts vitaux, on ne constate ni procès de successions, ni brouilles de famille. La soumission des enfants est complète, comme l'autorité du père. Elle tient, en effet, à un sentiment plus fort que la contrainte légale et même que l'amour filial. Comme la puissance paternelle si étendue dans ses prérogalives et si sage dans ses applications, comme toutes les institutions de la même époque, elle dérive de la foi religieuse. On accepte sans murmurer l'arrêt du père de famille, parce qu'on sait qu'il n'est pa

mort tout entier, parce qu'on croit à une autre vie, à une réunion future, à une justice éternelle et l'on justifie ainsi le mot si profond de Leibniz : << Les testaments en droit pur n'auraient aucune existence de raison, si l'âme n'était immortelle. » Si le père lui-même parle avec tant d'autorité, c'est qu'il se sent en présence de Dieu, qu'il a la conscience d'agir sous son œil et comme son représentant. Le sentiment religieux le plus profond et le plus élevé est le lien de tous les enfants dans une même famille, de toutes les familles dans une même ville. Seul, il sert de sauvegarde contre le despotisme local et contre les abus d'autorité paternelle; seul, il est le frein de tous les pouvoirs, la garantie de toutes les faiblesses. Il est comme la substance commune des livres de raison consultés par M. de Ribbe. Ces Mémoires d'humbles bourgeois provençaux, ces papiers de famille en sont remplis et en quelque sorte pénétrés. La foi chrétienne y circule, pour ainsi dire, dans toute sa puissance, dans toute sa pureté; elle y trouve des expressions touchantes, dont la simplicité même relève encore la mâle et forte beauté. C'est au nom de Dieu, sous l'invocation de la sainte Vierge et des saints que le jeune homme ouvre, le jour même de son mariage, le livre où seront retracées les destinées du nouveau couple. C'est par une prière qu'au lendemain de la mort de son père, l'héritier clôt l'ancien registre et se prépare à en commencer un autre. Chaque événement de famille, chaque incident de la vie est marqué par un nouvel appel à la miséricorde divine, par de touchantes et solennelles actions de grâces. Un enfant vient-il à naître, le père nole avec un soin scrupuleux non-seulement la date de sa naissance, mais encore le jour et l'heure de son baptême, les noms du parrain et de la marraine, souvent choisis parmi les pauvres, par un admirable raffinement d'humilité et de charité chrétiennes. Le père ne se borne pas à cette mention; il renouvelle les engagements religieux pris au nom de l'enfant, sur les fonts baptismaux, il appelle sur lui la bénédiction céleste et le voue au service de Dieu. Plus d'un livre de raison renferme, à cet égard, des paroles d'une énergie presque effrayante :

<< Si elle doit offenser Dieu, dit en parlant de sa fille nouveau-née un bourgeois provençal du dix-huitième siècle, que Dieu lui fasse la grâce de la retirer de ce monde avant qu'elle ait l'usage de la raison! Aut sancta, aut nulla1... » — « Dieu, écrit un autre, la conserve toujours dans son innocence baptismale, et qu'il me l'enlève de ce monde, si elle y manque ! Qu'elle meure plutôt que de don

Livre de raison de Trophime Tronc de Codolet (1756-1823), cité par M. Ch. de Ribbe, liv. I, ch. 1, page 46

ner à gauche ! - Dieu lui fasse la grâce d'observer religieusement
tout ce que j'ai promis pour elle sur les fonts baptismaux, et que
Dieu l'enlève plutôt que de faire brèche à sa vertu1 ! »

La même pensée religieuse, qui consacre le berceau des enfants
et sanctifie les joies de la famille, tempère, au jour de l'épreuve, les
amertumes de la séparation:

« Le 26 octobre 1756, écrit un bourgeois de Toulon, Jean Lau-
gier, ma chère femme est décédée, munie des sacrements de l'Église.
Dieu veuille la recevoir dans son saint paradis! Qu'il récompense
par une éternité de gloire ses bonnes qualités et la tendresse qu'elle
a eue toujours pour moi et pour mes enfants 2! >>

Frappé, à son tour, du même coup, le fils de Jean Laugier écrit
en 1753 : « Le 13 du mois de juillet, j'ai perdu ma femme, qu'une
fièvre maligne, survenue après ses couches, emporta en quatre
jours. L'union tendre, sincère et inaltérable qui avait toujours régné
entre nous, sa piété, ses vertus et l'attachement inexprimable qu'elle
avait pour moi me la rendaient infiniment chère. Elle faisait tout
mon plaisir et toute ma consolation. Le Seigneur ne pouvait me
frapper par un endroit plus sensible. Que sa sainte volonté soit faite!
Je le prie de lui faire miséricorde et de me donner la consolation
dont j'ai besoin. Qu'il me fasse la grâce de nous rejoindre l'un et
l'autre dans son paradis, pour le bénir et le louer éternellement.
Ainsi soit-il!»

L'invocation à la miséricorde divine n'est pas seulement le sou-
tien de ces vaillants chrétiens dans les heures d'angoisse: elle est
encore le point de départ de chacune de leurs entreprises; elle pré-
side à tous leurs actes, à leur vie entière. Un bourgeois d'Ollioules,
déjà avancé en âge, plante-t-il une vigne, il en fait mention sur son
livre de raison et ajoute : « Dieu nous laysse veser que buva del
vin: Dieu nous donne assez de vie pour en boire le vin ! » Un autre
recommande à Dieu ses nouvelles plantations d'oliviers; un troi-
sième a, dans son livre de raison, un chapitre ainsi intitulé :
« Compte des brebis que Dieu nous a données. » Ce sentiment de
confiance en Dieu, mêlé aux moindres détails de la vie et aux préoc-
cupations du métier, trouve parfois des expressions d'une naïveté
qui fait sourire. Voici, par exemple, comment un nolaire lettré du
1 Livre de raison de Pierre de Saboulin (1734), cité par M Ch. de Ribbe, liv. I,
chap. 11, page 47.

M. de Ribbe, Livre de raison de Pierre de Saboulin (1734), liv. II, chap. vi,
page 394.

M. de Ribbe, les Familles et la Société en France avant la Révolution, liv. II,
chap. VIII, pag. 395.

M. de Ribbe, les Familles et la Société en France avant la Révolution, liv. I,
chap. I, pages 52 et 53.

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