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Mérimée avait toujours observé les convenances, s'il cût gardé, sur les questions religieuses et sur d'autres, une neutralité polie, s'il s'était résigné, lui, fort jaloux de ses prérogatives d'homme sérieux et d'homme du monde, à rester simplement homme de bonne compagnie, ce serait touchant et charmant.

C'est ici que nous reprenons notre droit de critique; droit d'autant plus évident qu'il s'agit d'un malin que révoltait l'idée d'être dupe, et dont M. Taine a pu tracer ainsi le programme : « Souvienstoi d'être en défiance, telle fut sa devise... Être en garde contre l'expansion, l'entraînement et l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n'être dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d'un spectateur indifférent et railleur, être soi-même ce spectateur... » Et plus loin : « A force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l'envers. >>

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Pendant que s'imprimaient les Lettres à une inconnue, on les comparait d'avance aux Lettres à la princesse, de Sainte-Beuve, et des hommes d'esprit, qui n'avaient aucune raison de préférer le conteur au critique, nous disaient : « Vous verrez quelle différence! SainteBeuve a plutôt perdu que gagné à la publication posthume de ses Lettres. Sauf quelques passages où on le retrouve, il nous y apparaît un peu cuistre, un peu cancanier, trop préoccupé surtout de cadeaux, d'invitations et de drogues. Mérimée, au contraire, montre dans sa correspondance avec l'inconnue une élévation, une sensibilité, une faculté d'attendrissement, des instincts de grandeur, de dévouement et de bonté, qu'on ne lui soupçonnait pas. » Le mot de Gustave Planche « Tenez pour certain que Mérimée a beaucoup pleuré!» sera justifié par ces deux volumes. Ils nous révéleront un Mérimée tout nouveau, tendre, aimant, passionné, susceptible d'abnégation, épris d'idéal et de sacrifice, tel, en un mot, qu'on le chercherait vainement dans ses meilleurs récits, et jusque dans les personnages qui lui ont servi à se peindre; le capitaine Georges, de la Chronique de Charles IX, Saint-Clair, du Vase étrusque, Darcy, de la Double méprise et le colonel Sacqueville, des Deux Héritages. »

Est-ce bien exact? la différence est-elle donc si grande? la révélation si complète? le nouveau Mérimée si préférable à l'ancien? En conscience, je ne le crois pas.

D'abord la partie n'est pas égale. Sainte-Beuve, déjà vieux, atteint d'une maladie incurable, peu habitué au monde beaucoup plus homme de lettres que Mérimée, entre en correspondance avec une princesse arrivée à un âge que Balzac et Charles de Bernard, malgré

10 JANVIER 1874.

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tout leur talent, n'ont pas réussi à rajeunir. Il ne s'est jamais trouvé à pareille fête, et, tout en conservant la justesse de son coup d'oeil et la sagacité de son esprit, il a l'air parfois de ne pas trop savoir comment on écrit à une altesse, assez belle encore pour qu'il regrette d'être infirme et sexagénaire. Il n'est pas arrivé à cette amitié désintéressée par gradations successives, en passant de la jeunesse à l'âge mûr et de la résignation forcée à la résignation facile. Il n'a pas traversé les années de stage romanesque qui communiquent aux amitiés d'arrière-saison quelque chose de leur parfum et de leur charme. Il commence par les derniers chapitres, ceux où les pantoufles brodées remplacent les échelles de soie. On lui donne beaucoup de bibelots, et il en remercie; il subit des crises fréquentes, et il les raconte; il prend des remèdes, et il en parle; il est forcé d'ajourner, de déplacer des invitations et des rendez-vous, et il est bien facile de ne pas être très-brillant avec des mercredis substitués à des dimanches. On voit d'ici tous les désavantages. Dans ce cadre étroit, dans ces conditions fâcheuses, Sainte-Beuve ne pouvait être, à talent égal, que très-inférieur à un homme dont le roman épistolaire, purifié d'abord par la volonté de l'héroïne, puis par la fuite des années, a sa phase de jeunesse, sa maturité, son soleil couchant et son adieu. Ici d'ailleurs la femme recueille les bénéfices de la distance et de l'inconnu. Elle intéresse d'autant plus qu'on l'entrevoit dans le lointain et le vague. Elle est continuellement séparée de son interlocuteur, et il en résulte, dans la correspondance, une variété de tons, d'idées, de renseignements, de paysages et de portraits, une facilité à changer de décors, une largeur d'horizon et d'atmosphère, que l'on ne pouvait rencontrer entre le boulevard Montparnasse, la rue de Courcelles et Saint-Gratien.

A présent, si nous arrivons de ces détails personnels aux inspirations générales, aux jugements sur les hommes et les choses, aux sentiments et aux opinions qui s'accusent dans les deux correspondances, nous découvrons de frappantes analogies. On dirait souvent que Sainte-Beuve et Mérimée se sont donné le mot. Le proverbe a raison, les beaux esprits se rencontrent, et les esprits forts encore plus. Nous avons vu dans les Lettres à la princesse bien des éclairs de haine, bien des gouttes de fiel, chaque fois qu'il est question du pape, du pouvoir temporel, de Rome, du père Gratry, de monseigneur l'évêque d'Orléans, des luttes et des souffrances de l'Église. Mérimée ne veut pas être en reste. Il y met moins de vivacité et de colère, plus d'aversion et de dédain. Ainsi, après avoir parlé de tous ses sujets d'ennui, le Sénat d'abord, puis le diner en ville, et ici il copie une jolie tirade de M. Dumanoir, où TURBOT rime à POTEL et CHABOT, puis le Tannhauser, qu'il appelle la revanche de Solfé

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rino, il ajoute : « Mais le plus ennuyeux de tout, c'est le catholicisme. » Et plus loin : « Avez-vous lu la lettre de l'ABBÉ Dupanloup? L'âme de Torquemada est entrée dans son corps. Il nous brûlera tous, si nous n'y prenons garde.... Vous ne sauriez croire combien ces vieux généraux qui ont traversé tant d'aventures ont peur du diable à présent. » Ailleurs : « Nous voilà en proie aux cléricaux et bientôt, pour être admis comme candidat, il faudra produire un billet de confession... » - « Avez-vous lu la Vie de Jésus, de Renan? C'est peu de chose et beaucoup. Cela est comme un grand coup de hache dans l'édifice du catholicisme. L'auteur est si épouvanté de son audace à nier la divinité, qu'il se perd dans des hymnes d'admiration et d'adoration... Avez-vous lu le mandement de l'évêque de Tulle, qui ordonne à toutes les religieuses de son diocèse de réciter des Ave en l'honneur de M. Renan, ou plutôt pour empêcher que le diable n'emporte tout, à cause du livre de ce même M. Renan ?... » Ainsi de suite. Mérimée se demande, à plusieurs reprises, où il ira passer cet ennuyeux temps de Pâques, cette assommante semaine sainte... En revanche, ce qui l'amuse infiniment, c'est de songer que les livres de M. Charles Lambert, qui démolit le saint roi David et la Bible, de M. Edmond About, de M. Peyrat, se vendent comme du pain, grâce aux anathèmes des évêques. » Nous ignorons quelle est la religion de l'inconnue, que Mérimée traite parfois de dévote; mais, catholique ou protestante, il l'a mise à une rude épreuve, et on doit supposer que, si elle ne lui a pas imposé silence, c'est qu'elle tenait moins à sa religion qu'à sa vertu. Mais que dis-je ? comment cette vertu, tempérée d'une spirituelle coquetterie et d'une éducation raffinée, a-t-elle pu supporter des brutalités révoltantes, qui feraient rougir un lieutenant de cuirassiers et qui ressemblent à des gageures de libertin mis au régime et se rattrapant en paroles? (notamment pages 198 et 333 du second volume.) Ici je ne puis pas même citer, et je me trouve désarmé sans avoir ri. L'auteur ajoute, il est vrai, après avoir raconté ces ignobles histoires ou risqué ces phrases à quadruple entente : « Vous ne comprenez pas. >> Ou bien : « Je vois d'ici votre mine. » Ou encore : « Vous allez être, en lisant ceci, d'une belle colère!» Mais enfin, comprises ou non, accueillies avec un chaste courroux ou une séraphique indulgence, ces choses immondes sont écrites, et, qui pis est, imprimées'.

En dehors de ces quelques détails orduriers, Mérimée s'occupa

1 Que dire des anecdotes scandaleuses, qui, très-probablement, s'étalaient en détail dans le texte primitif, et où les éditeurs, par un sentiment de convenance, ont multiplié les classiques plusieurs points et les initiales transparentes? Agrandir sans cesse le domaine du vice, c'était sans doute, aux yeux de Mérimée, un moyen de flatter la vertu.

beaucoup trop des pieds, des jambes, des jarretières, des femmes décolletées, des toilettes fantaisistes ou indécentes; il y revient avec trop de complaisance et en connaisseur trop sûr de son fait pour qu'il nous soit possible d'extraire de ces curieuses Lettres le Mérimée nouveau, idéaliste et romanesque, que l'on nous avait annoncé. Il est difficile de croire qu'un homme tellement préoccupé de plastique ait jamais pensé à s'élancer vers le pays du bleu pour s'y rencontrer avec sa noble amie. Non; un des traits caractéristiques des Lettres à une inconnue, c'est un terre-à-terre relevé par beaucoup d'esprit, l'application constante d'une intelligence épicurienne à tirer parti de la réalité. Faule de sentiments chevaleresques, je me contenterais d'une parfaite honnêteté. Or, n'allez pas vous figurer que l'impitoyable sceptique ne se moque que des cléricaux ou des évêques; il y a des railleries, des ironies pour tout le monde, et ces ironies sont d'autant plus cruelles qu'elles semblent ne pas pénétrer au delà de l'épiderme. Nous avons déjà vu les DEUX CENTS IMBÉCILES, Composant ce Sénat où Mérimée n'était probablement pas entré par force et dont presque tous les membres avaient dû recevoir de lui, dans le monde officiel, des témoignages de déférence ou de sympathie. Ce n'est pas non plus, j'imagine, sans l'avoir sollicité, qu'il est arrivé, presque coup sur coup, à l'Académie française et à l'Académie des inscriptions. Aurait-il eu aussi bonne chance, si un de ces respectables savants, regardant par-dessus son épaule, avait lu l'agréable comparaison que voici : « Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau ? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés; car c'est une vilaine bête que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant la sonnette d'un académicien... >>

Hé! bien, dussé-je vous paraître hébété par le cléricalisme, je vous demande si vous trouvez absolument honnête cette façon de vivre, de parler, d'agir et d'écrire en parties doubles; de ne rien négliger de ce qui peut aider à faire figure dans le monde, de passer, pour parvenir aux dignités et aux honneurs, par toutes les formalités traditionnelles, par les démarches voulues, par le cérémonial obligé, et d'avoir une confidente avec laquelle on s'égaye sous seing privé aux dépens de ceux que l'on semble prendre le plus au sérieux en qualité de collègues, de confrères, de convives et peut-être de patrons. Si ce sont là les libertés de l'Église voltairienne, il faut avouer qu'elles sont encore plus accommodantes que celles de l'Église gallicane.

L'armée, la littérature, l'Institut, la poésie, le faubourg SaintGermain, ne sont pas beaucoup plus ménagés que la crosse et

la mitre. Mérimée ne frappe pas toujours juste, et même quand il frappe juste, il appuie souvent trop fort. Nous avons vu ce qu'il dit des généraux qui, au déclin de leur carrière, ont la bêtise desonger à Dieu. Le maréchal duc de Malakoff est un affreux monstre, grossier d'habitude et peut-être de calcul. Page 125 du second volume, après avoir persiflé les martyrs de Castelfidardo : « Ils ne parlent pas trop bien de Lamoricière (ô honte! ô mensonge!) qui n'aurait pas été aussi héroïque qu'ils l'avaient annoncé. »Walewski est ridicule; la brochure de Villemain est d'une platitude extraordinaire. Lamartine ferait mieux de vendre des plumes métalliques à la porte des Tuileries. Et Victor Hugo! Certes, on ne nous accusera pas de l'avoir flatté depuis quinze ans ; mais est-ce le juger que de dire « Avez-vous lu les Misérables? C'est encore un des sujets sur lesquels je trouve l'espèce humaine au-dessous de l'espèce gorille (toujours le goût du singe!) » - Un peu plus loin : « Quel dommage que ce GARÇON (Victor Hugo à soixante ans !), qui a de si belles images à sa disposition, n'ait pas l'ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des platitudes indignes d'un honnête homme! Il n'y a ni fond, ni solidité, ni sens commun; c'est un homme qui se grise de ses paroles et qui ne prend plus la peine de penser. »> Bravo! rien de plus vrai; mais quand Mérimée ajoute, à propos de ce même discours : « Ce sont des mots sans idées, quelque chose comme les Orientales en prose », il est aussi injuste pour ce merveilleux recueil que pourrait l'être un survivant de l'école de Delille ou d'Esménard. Lorsque, parlant des absurdes Chansons des rues et des bois, œuvre de vieux libertin tombé en enfance, il écrit: « Pourriez-vous me dire si vous trouvez qu'il y a une très-grande différence entre ses vers d'autrefois et ceux d'aujourd'hui ? Est-il devenu subitement fou ou l'a-t-il toujours été ? Quant à moi, je penche pour le dernier. » - On croit rêver, on se souvient de ce beau groupe de 1830 qui reconnaissait Victor Hugo pour son chef, où figurait l'auteur de Clara Gazül, et où l'ode, la nouvelle, le drame, le roman, la saynette, la critique, l'art, se soutenaient les uns les autres; et l'on se dit que Mérimée, lié à la famille impériale par toutes sortes d'attaches, a probablement voulu châtier les Châtiments.

Passe encore pour nos amis Laprade, Joseph Autran el Jules Sandeau; ils en sont quittes à bon marché... Telum sine ictu! — a Hors de Paris, on arrive rapidement à être souche, et quand on n'a pas les goûts de mon confrère M. de Laprade, qui voudrait être chêne, cette transformation n'a rien de bien agréable.» « Jules Janin est resté à la porte, ainsi que mon ami Autran, qui, étant Marseillais pour tout potage, a voulu se faire clérical et a été abandonné par ses amis religieux. » — « J'ai vu venir ce matin Sandeau dans tous

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