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nombre de sens naturels ; mais, dans le partage que nous avons fait avec les habitants des autres planètes, il ne nous en est échu que cinq, dont nous nous contentons, faute d'en connaître d'autres. Nos sciences ont de certaines bornes que l'esprit humain n'a jamais pu passer. Il y a un point où elles nous manquent tout à coup; le reste est pour d'autres mondes, où quelque chose de ce que nous savons est inconnu. Cette planète-ci jouit des douceurs de l'amour, mais elle est toujours désolée, en plusieurs de ses parties, par les fureurs de la guerre. Dans une autre planète, on jouit d'une paix éternelle; mais, au milieu de cette paix, on ne connaît point l'amour et on s'ennuie. Enfin, ce que la nature pratique en petit entre les hommes pour la distribution du bonheur ou des talents, elle l'aura sans doute pratiqué en grand entre les mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre en usage ce secret merveilleux qu'elle a de diversifier toutes choses, et de les égaler en même temps par les compensations.

Êtes-vous contente, madame? ajoutai-je. Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exercer votre imagination? Voyez-vous déjà quelques habitants de planètes? Hélas! non, répondit-elle : tout ce que vous me dites là est merveilleusement vain et vague; je ne vois qu'un grand je ne sais quoi où je ne vois rien. Il me faudrait quelque chose de plus déterminé, de plus marqué. Eh bien donc, repris-je, je vais me résoudre à ne vous rien cacher de ce que je sais de plus particulier. C'est une chose que je tiens de très-bon lieu, et vous en conviendrez quand je vous aurai cité mes garants. Écoutez, s'il vous plaît, avec un peu de patience cela sera assez long.

Il y a, dans une planète que je ne vous nommerai pas

encore, des habitants très-vifs, très-laborieux, très-adroits; ils ne vivent que de pillage, comme quelques-uns de uos Arabes, et c'est là leur unique vice. Du reste, ils sont entre eux d'une intelligence parfaite, travaillant sans cesse de concert et avec zèle au bien de l'État, et surtout leur chasteté est incomparable. Il est vrai qu'ils n'y ont pas beaucoup de mérite; ils sont tous stériles point de sexe chez eux. Mais, interrompit la marquise, n'avezvous point soupçonné qu'on se moquait, en vous faisant cette belle relation? Comment la nation se perpétueraitelle? On ne s'est point moqué, repris-je d'un grand sangfroid; tout ce que je vous dis est certain, et la nation se perpétue. Ils ont une reine qui ne les mène point à la guerre, qui ne paraît guère se mêler des affaires de l'État, et dont toute la royauté consiste en ce qu'elle est féconde, mais d'une fécondité étonnante. Elle fait des milliers d'enfants; aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un grand palais, partagé en une infinité de chambres, qui ont toutes un berceau préparé pour un petit prince, et elle va accoucher dans chacune de ces chambres l'une après l'autre, toujours accompagnée d'une grosse cour, qui lui applaudit sur ce noble privilége, dont elle jouit à l'exclusion de tout son peuple.

Je vous entends, madame, sans que vous parliez; vous demandez où elle a pris des amants, ou, pour parler plus honnêtement, des maris. Il y a des reines, en Orient et en Afrique, qui ont publiquement des sérails d'hommes: celle-ci apparemment en a un, mais elle en fait grand mystère; et, si c'est agir avec plus de pudeur, c'est aussi agir avec moins de dignité. Parmi ces Arabes, qui sont toujours en action, soit chez eux, soit au dehors, on reconnaît quelques étrangers, en fort petit nombre, qui ressemblent beaucoup, pour la figure, aux naturels du

pays, mais qui d'ailleurs sont fort paresseux, qui ne sore tent point, qui ne font rien, et qui, selon toutes les apparences, ne seraient pas soufferts chez un peuple extrêmement actif, s'ils n'étaient destinés aux plaisirs de la reine et à l'important ministère de la propagation. En effet, si, malgré leur petit nombre, ils sont les pères des dix mille enfants, plus ou moins, que la reine met au monde, ils méritent bien d'être quittes de tout autre emploi; et ce qui persuade bien que ça été leur unique fonction, c'est qu'aussitôt qu'elle est entièrement remplie, aussitôt que la reine a fait ses dix mille couches, les Arabes vous tuent, sans miséricorde, ces malheureux étrangers, devenus inutiles à l'État.

Est-ce tout? dit la marquise. Dieu soit loué! Rentrons un peu dans le sens commun, si nous pouvons. De bonne foi, où avez-vous pris tout ce roman-là ? Quel est le poëte qui vous l'a fourni? Je vous répète encore, lui répondis-je, que ce n'est point un roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos yeux. Vous voilà bien étonnée! Oui, sous nos yeux; mes Arabes ne sont que des abeilles, puisqu'il faut vous le dire.

Alors je lui appris l'histoire naturelle des abeilles, dont elle ne connaissait guère que le nom. Après quoi vous voyez bien, poursuivis-je, qu'en transportant seulement sur d'autres planètes des choses qui se passent sur la nôtre, nous imaginerions des bizarreries qui paraîtraient extravagantes, et seraient cependant fort réelles, et nous en imaginerions sans fin; car, afin que vous le sachiez, madame, l'histoire des insectes en est toute pleine. Je le crois aisément, répondit-elle : n'y eût-il que les vers à soie, qui me sont plus connus que n'étaient les abeilles, ils nous fourniraient des peuples assez surprenants, qui se métamorphoseraient de manière à n'être plus du tout

les mêmes, qui ramperaient pendant une partie de leur
vie, et voleraient pendant l'autre; et que sais-je, moi?
cent mille autres merveilles qui feront les différents ca-
ractères, les différentes coutumes de tous ces habitants
inconnus. Mon imagination travaille sur le plan que vous
m'avez donné, et je vais même jusqu'à leur composer
des figures. Je ne vous les pourrais décrire, mais je vois
pourtant quelque chose. Pour ces figures-là, répliquai-je,
je vous conseille d'en laisser le soin aux songes que vous
aurez cette nuit; nous verrons demain s'ils vous auront
bien servie, et s'ils vous auront appris comment sont faits
les habitants de quelque planète.

QUATRIÈME SOIR.

Particularités des mondes de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Saturne.

Les songes ne furent point heureux; ils représentèrent toujours quelque chose qui ressemblait à ce que l'on voit ici. J'eus lieu de reprocher à la marquise ce que nous reprochent, à la vue de nos tableaux, de certains peuples qui ne font jamais que des peintures bizarres et grotesques. Bon! nous disent-ils, cela est tout fait comme des hommes; il n'y a pas là d'imagination. Il fallut donc se résoudre à ignorer les figures des habitants de toutes ces planètes, et se contenter d'en deviner ce que nous pourrions, en continuant le voyage des mondes que nous avions commencé. Nous en étions à Vénus. On est bien sûr, dis-je à la marquise, que Vénus tourne sur ellemême; mais on ne sait pas bien en quel temps, ni par conséquent combien ses jours durent. Pour ses années,

elles ne sont que de près de huit mois, puisqu'elle tourne en ce temps-là autour du soleil. Elle est grosse comme la terre, et, par conséquent, la terre paraît à Vénus de la même graudeur dont Vénus nous paraît. J'en suis bien aise, dit la marquise; la terre pourra être pour Vénus l'étoile du berger et la mère des amours, comme Vénus l'est pour nous. Ces noms-là ne peuvent convenir qu'à une petite planète qui soit jolie, claire, brillante, et qui ait un air galant. J'en conviens, répondis-je; mais savezvous ce qui rend Vénus si jolie de loin? c'est qu'elle est fort affreuse de près. On a vu, avec les lunettes d'approche, que ce n'était qu'un amas de montagnes beaucoup plus hautes que les nôtres, fort pointues, et apparemment fort sèches; et, par cette disposition, la surface d'une planète est la plus propre qu'il se puisse à renvoyer la lumière avec beaucoup d'éclat et de vivacité. Notre terre, dont la surface est fort unie auprès de celle de Vénus, et en partie couverte de mers, pourrait bien n'être pas si agréable à voir de loin. Tant pis, dit la marquise, car ce serait assurément un avantage et un agrément pour elle que de présider aux amours des habitants de Vénus; ces gens-là doivent bien entendre la galanterie. Oh! sans doute, répondis-je; le menu peuple de Vénus n'est composé que de Céladons et de Sylvandres, et leurs conversations les plus communes valent les plus belles de Clélie. Le climat est très-favorable aux amours. Vénus est plus proche que nous du soleil, et en reçoit une lumière plus vive et plus de chaleur. Elle est à peu près aux deux tiers de la distance du soleil à la terre.

Je vois présentement, interrompit la marquise, comment sont faits les habitants de Vénus; ils ressemblent aux Maures grenadins, un petit peuple noir, brûlé du soleil, plein d'esprit et de feu, toujours amoureux, faisant

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