Page images
PDF
EPUB

tation. M. Diderot l'ayant vu, il y a deux ou trois ans, pour la première fois de sa vie, ne put s'empêcher de verser quelques larmes sur la vanité de la gloire littéraire et des choses humaines. M. de Fontenelle s'en aperçul, et lui demanda compte de ces pleurs. « J'éprouve, lui répondit M. Diderot, un sentiment singulier. » Au mot de sentiment, M. de Fontenelle l'arrêta, et lui dit en souriant: « Monsieur, il y a quatre-vingts ans que j'ai relégué le sentiment dans l'églogue. » Réponse très-propre à sécher les larmes que l'amour de l'humanité et la tendresse d'un cœur sensible faisaient couler. M. de Fontenelle se vantait volontiers de n'avoir jamais demandé service à personne. Il pouvait ajouter : « Ni rendu. » Une femme de beaucoup d'esprit et de mérite (madame Geoffrin), en laquelle il avait beaucoup de confiance, et qu'il a nommée pour l'exécution de son testament, dit que, pour le porter à obliger ou à rendre service, il n'y avait qu'un moyen : c'était de lui ordonner ce qu'il devait faire. Il n'avait point de réplique aux il faut. Il n'aurait jamais senti ce qui n'eût été que convenable ou à propos. Il aurait eu vraisemblablement peu d'amis, si la vanité d'être lié avec un homme célèbre ne lui en eût conservé quelques-uns. C'est cette grande indifférence qui faisait le fond de son caractère; il la portait sur tout, et elle nuisait souvent à la justesse de son esprit, principalement dans toutes les choses qui étaient du ressort du sentiment. Il disait que, s'il eût tenu la vérité dans ses mains comme un oiseau, il l'aurait étouffée, tant il regardait le plus beau présent du ciel inutile et dangereux pour le genre humain! Il n'avait nulle opinion en fait de religion, et cette indifférence qu'il a conservée toute sa vie est bien plus simple dans un esprit vraiment philosophique que sa tiédeur à l'égard de la vérité. Il disait encore que, s'il avait dans son coffre un papier horrible et capable de le déshonorer aux yeux de la postérité, il ne se donnerait pas la peine de l'en tirer et de le brûler, pourvu qu'il fût sûr de le dérober à la connaissance du public durant sa vie. Ce sentiment n'est pas naturel. « La honte est un des premiers sentiments de l'homme en société, et la honte nous fait redouter le mépris même au

delà du trépas, » nous dit M. Diderot dans un de ses ouvrages qui va paraitre. C'était un mot d'autant plus extraordinaire dans la bouche de M. de Fontenelle, qu'il avait un goût excessif pour la louange. Il n'était rien moins que difficile sur ce chapitre, et l'esprit le plus ingénieux, le plus épigrammatique, le plus délicat en galanterie, ne s'offensait point des éloges les plus plats et les plus lourds que de certaines gens lui prodiguaient. Un homme lui ayant dit un jour : « Je voudrais vous louer, mais il me faudrait la finesse de votre esprit.-N'importe, lui répondit M. de Fontenelle, louez toujours. » Je l'ai entendu se plaindre de ce que les étrangers, et surtout les Anglais, faisaient plus de cas de lui que de ses compatriotes. Madame Geoffrin lui répondit à cela fort plaisamment : « C'est que nous vous voyons de trop prės. Vous savez, ajouta-t-elle, que nul héros n'est un grand homme pour son valet de chambre. » Ces traits peuvent suffire pour vous donner une idée du caractère de cet homme célèbre, à qui il ne manquait, pour être grand, qu'une imagination plus vive échauffée par un cœur sensible. Il est vrai que ce n'est pas peu de chose. Avec tant de lumière dans l'esprit, il pu entrer dans la carrière du génie, et le défaut de sensibilité l'a laissé sans goût; il l'a exposé, comme nous avons remafqué, à servir de modèle à toute une classe de mauvais écrivains; il a rendu ses jugements en fait de goût téméraires, faux et de nulle conséquence. On sait avec combien d'efforts M. de Fontenelle et M. de La Motte ont combattu le mérite des anciens. Deux athlètes de cette force n'ont cependant fait que pitié, malgré la pénétration et la logique dont ils se piquaient, et dont ils se sont parés inutilement dans cette ridicule et vaine dispute. Il serait difficile d'amasser sur un sujet plus de platitudes que celles qu'on a fait imprimer pour prouver la supériorité des modernes sur les anciens. On eût dit que M. de Fontenelle, M. de La Motte et l'abbé Terrasson n'avaient fait tous ces efforts que pour prouver la misère et la pauvreté de l'esprit, lorsqu'il n'est pas guidé par le sentiment. C'est un aveugle qui marche avec confiance dans les ténèbres, qui s'égare méthodiquement, et dont chaque pas conduit à une nouvelle erreur

n'a

Malheur à un peuple si jamais ses Fontenelle et ses La Motte réussissent à abattre la statue d'Homère et de Sophocle, de Cicéron et de Virgile! Sous quels noms le génie sera-t-il révéré sur la terre, si ce n'est sous les noms immortels de ces grands hommes?

GRIMM.

C'est surtout dans les éloges des savants qu'on trouve et tous les défauts et tous les charmes de cette manière tant critiquée et tant louée, qui n'aurait pas dû avoir plus d'imitateurs qu'elle u'a eu de modèles. Fontenelle veut plaire, mais c'est surtout pour faire penser, et il se crée un style où la pensée tire tous ses agréments d'elle-même, où le talent n'est que la richesse de l'esprit, où des idées toujours inattendues et toujours piquantes forment un jeu continuel de contrastes imprévus, de rapports singuliers et nouveaux, qui réveillent toujours l'attention par la surprise. Fontenelle songe toujours à ses lecteurs, qui le suiyent toujours avec facilité. Sa marche tient à une connaissance profonde de l'esprit humain. Il jette un voile sur les idées trèsclaires, rend avec une extrême clarté les idées très-profondes, exerce toujours l'attention, ne la fatigue jamais, et surprend également l'esprit et par ce qu'il lui cache et par ce qu'il lui dévoile. Il distribue à son gré l'ombre et la lumière sur des idées très-philosophiques, et se sert de ce mélange adroit, l'un des secrets des beaux-arts, soit pour flatter le goût, soit pour ne pas trop alarmer les préjugés.

Qui aurait cru que, privé de tous les talents et presque de tous les sentiments que l'églogue exige, Fontenelle cependant devait faire des églogues qui sont des ouvrages charmants ? Oui, ces églogues doivent plaire infiniment à tous ceux qui, dans les arts de l'esprit, consultent plus encore leurs plaisirs que leurs principes... Comment se défend-on d'estimer, d'admirer même, dans ces églogues, l'invention toujours heureuse des sujets, le dessin toujours ingénieux et simple de l'action?

Quelle charmante idée que celle de l'églogue où une jeune bergère, qui brave l'amour dans l'âge qu'on doit lui consacrer, s'approche, sans être vue, du lieu où deux amants se croient séparés de l'univers, veut être témoin de leurs jeux pour en rire, recueillir leurs entretiens pour s'en moquer, et, bientôt émue de leurs plus innocents badinages, attendrie de leurs discours, sort de ces lieux le cœur rempli du besoin de ce bonheur dont elle a vu l'image! Combien de fois on a rappelé l'églogue où une autre bergère, en donnant, sans s'en douter, des assurances du plus tendre amour, revient sans cesse avec tant de grâce à ce refrain : Mais n'ayons point d'amour, il est trop dangereux! Veut-il peindre l'amour tel qu'il est dans une âme timide et modeste qui n'ose croire au bonheur d'être aimée : il conduit un berger aux pieds d'une statue de l'Amour élevée non dans un temple, mais dans un bocage. Le berger, dans une prière, raconte au dieu les rigueurs dont il gémit, et, dans ce récit, chaque rigueur est un témoignage d'amour. Le dieu sourit de tant d'erreur et d'innocence, et le berger, que ce sourire devrait rassurer, craint encore que ce ne soit un ris moqueur. Quel tableau charmant! A-t-on jamais mieux peint l'amour avec la timidité que si souvent il inspire? Et, ce qui est surprenant, les détails mêmes tirent de ces vues si fines, de ces aperçus ingénieux qui leur ôtent le naturel et la naïveté de l'églogue, je ne sais quel agrément qui plaît, qu'on aime encore... il est des moments où les âmes les plus sensibles, fatiguées de leurs passions, en aiment mieux l'histoire qui les fait réfléchir avec intérêt que le tableau énergique qui les remue et les agite encore, et alors Fontenelle, dont les sentiments mêmes sont des aperçus profonds, qui peint les passions, mais à l'esprit, leur donne un plaisir mêlé, pour ainsi dire, de sensibilité et de réflexion; et alors l'homme de goût, le poëte même, malgré sa répugnance à parcourir des vers dépouillés de poésie, lit ces églogues avec un intérêt qui étonne son goût, et oublie que celui qui donne tant de plaisir à son esprit blesse quelquefois ses organes.

GARAT.

Il y a deux Fontenelle très-distincts, bien que, dans une étude attentive, on n'ait pas de peine à retrouver toujours l'un jusqu'au milieu de l'autre. Il y a le Fontenelle bel esprit, coquet, pincé, damoiseau, fade auteur d'églogues et d'opéras, rédacteur du Mercure galant; en guerre ou en chicane avec les Racine, les Despréaux, les La Fontaine; le Fontenelle loué par de Vizé et flagellé par La Bruyère; et, à travers ce Fontenelle primitif, à l'esprit mince, au goût détestable, il y en a un autre qui s'annonce de bonne heure et se dégage lentement, patiemment, mais avec suite, fermeté et certitude; le Fontenelle disciple de Descartes en liberté d'esprit et en étendue d'horizon, l'homme le plus dénué de toute idée préconçue, de toute prévention dans l'ordre de la pensée et dans les matières de l'entendement; comprenant le monde moderne et l'instrument, en partie nouveau, de raisonnement exact et perfectionné qu'on y exige, s'en servant avec finesse, avec justesse et précision, et qui y réconcilie les moins sévères; en un mot, il y a le Fontenelle non plus des ruelles ni de l'Opéra, mais de l'Académie des sciences, le premier et le plus digne organe de ces corps savants, que luimême a conçus dans toute leur grandeur et leur universalité, quand il les a nommés les états généraux de la littérature et de l'intelligence.

Pascal sentait avec tressaillement, avec effroi, la majesté et l'immensité de la nature, quand Fontenelle semble n'en épier que l'adresse. Cet homme-ci n'a point en lui cette géométrie idéale et céleste que conçoivent primordialement un Pascal, un Dante, un Milton, ou même un Buffon; il ne l'a pas, et il ne s'en doute pas il amincit le ciel en l'expliquant. Tout cela est vrai, et pourtant il est un point par lequel Fontenelle va reprendre aussitôt sa revanche sur Pascal lui-même; car, dans cette vue admirablement sentie et embrassée, tant au physique qu'au moral, Pascal, à un endroit, a corrigé lui-même sa

« PreviousContinue »